“Forces et limites des mouvements de consommation engagée”

Entretien avec Sophie Dubuisson-Quellier

Sophie Dubuisson-Quellier est directrice de recherche au CNRS, membre du Centre de sociologie des organisations. Ses travaux portent entre autres sur l’influence des mouvements militants sur les pratiques de consommation.

Elle est l’auteure de l’ouvrage La consommation engagée, paru aux Presses universitaires de sciences politiques, en 2009.

 

L’IRESMO: - Comment peut-on définir la notion de “consommation engagée” ?

 

SDQ:- La consommation engagée recouvre une grande diversité de pratiques. Elle correspond à la volonté des individus d’associer des pratiques de consommation à des significations ou des engagements politiques. C’est par exemple le fait de boycotter un produit, ou au contraire de soutenir une cause par l’achat de produits spécifiques (ce qu’on appelle désormais le buycott). Il me semble toutefois intéressant de ne pas saisir ces pratiques uniquement à travers des actes d’achat, mais de considérer que certaines démarche qui visent à critiquer la société de consommation, y résister, dénoncer ses modalités de fonctionnement ou encore organiser des systèmes d’échange alternatifs peuvent aussi relever de formes de consommation engagée. Par ailleurs, il me paraît important de réinscrire ces actes, parfois très individuels, dans les cadres collectifs dans lesquels ils s’expriment. Même si certaines pratiques semblent relever d’une démarche individuelle, comme la consommation bio ou le fait de limiter l’usage de sa voiture, elles sont très souvent encadrées par des structures collectives qui les promeuvent et les organisent.

 

L’IRESMO: - S’agit-il d’un phénomène récent ou peut-on voir déjà, par exemple dans les pratiques de “label syndical” prônées par les syndicalistes révolutionnaires ou dans le mouvement consumériste américain des années 1970 avec Ralph Nader, des exemples de consommation engagée ? S’il s’agit d’un phénomène relativement ancien, y a- t-il néanmoins des spécificités dans les formes de consommation engagée actuelles ?

 

SDQ:- Il ne s’agit pas là d’un phénomène récent. On peut effectivement remonter aux années 1970, mais je suggèrerais, comme le font les historiens, de remonter bien plus tôt, dès le XVIIIèmesiècle. Dans son ouvrage Buying Power1, l’historien Lawrence Glickman, souligne à quel point les dimensions politiques des pratiques de consommation ont toujours été présentes et ce dès l’avènement de la société de marché. Ce retour sur l’histoire permet notamment de comprendre que certaines formes contemporaines de la consommation engagée, comme l’achat de produits labellisés par une organisation militante, ont une inscription historique assez ancienne, que l’on peut trouver dans les mouvements anti-esclavagistes ou dans les mouvements des ligues d’acheteuses. De même, les réflexions autour de formes de sobriété ou encore de citoyenneté économique traversent toute cette histoire de la société de marché, notamment à travers les rapports complexes qui se sont établis entre l’Etat, les firmes et les mouvements sociaux. Le livre A Consumer’s Republicde Lizabeth Cohen2décrit remarquablement cette continuité.

 

L’IRESMO: - Peut-on distinguer des grandes familles de mouvements de consommation engagée aujourd’hui et quelles sont-elles ?

 

SDQ: - Cette longue tradition de plus de deux siècles a favorisé les formes de métissage entre les différents mouvements de consommateurs et a fait circuler les principaux répertoires d’action que sont le boycott, le buycott, les magasins indépendants ou les alternatives d’échange par exemple. Cependant, il me semble que l’on peut identifier deux grandes orientations, qui sont souvent mêlées dans les démarches des mouvements passés comme présents. L’une vise à exhorter les consommateurs à utiliser leur pouvoir d’achat pour défendre des causes qui ne sont pas directement marchandes mais ont plutôt à voir avec la construction des identités citoyennes : les mouvements Noirs aux Etats-Unis ont ainsi souvent fait appel au boycott et au buycott. Aujourd’hui, on pourrait ranger dans cette catégorie les démarches de certaines organisations environnementalistes qui cherchent à responsabiliser les consommateurs face à leurs pratiques d’achat en soulignant leurs externalités négatives sur l’environnement. L’autre orientation cherche plutôt à engager les consommateurs dans la gouvernance de l’ordre marchand, à l’instituer en partie prenante de la régulation des marchés. Dans le passé, les ligues d’acheteuses visaient de tels objectifs, aujourd’hui certains mouvements du commerce équitable sont porteurs de cette volonté. Bien sûr cette partition est essentiellement analytique, mais elle permet de comprendre aussi pourquoi et comment les consommateurs se mobilisent à la fois au-delà des causes qui les concernent mais aussi très directement sur des problématiques de consommation.

 

L’IRESMO: - Ulrich Beck, dans Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation3, voit dans les mouvements de consommateur et en particulier leur potentiel de boycott, et non plus dans la lutte des classes et le mouvement syndical, le véritable contre-pouvoir actuel. Partagez-vous cette analyse ?

 

SDQ:- Les travaux de Beck ont effectivement inspiré une série de réflexions sur la manière de lire les pratiques de consumérisme politique, notamment en insistant sur le fait qu’elles seraient plus en phase avec les aspirations des citoyens face à leurs engagements politiques et les modalités qu’ils souhaitent privilégier pour « faire de la politique ». La notion de subpoliticsrésume en partie cela. Il me semble qu’il faut éviter peut-être de séparer trop fortement les modalités de participation politique. Les quelques travaux qui tentent de mesurer de manière plus systématique les pratiques de consumérisme politique montrent qu’elles sont le fait de citoyens déjà fortement engagés politiquement et non d’individus ayant choisi une forme d’expression politique alternative aux formes plus traditionnelles. On sait par exemple que ces individus sont souvent engagés sur le plan associatif mais aussi sur le plan politique et qu’ils cherchent par ce moyen de la consommation engagée à mettre leurs pratiques quotidiennes en accord avec leurs engagements politiques, plutôt qu’ils ne cherchent par ce moyen à exprimer quelque chose qu’ils ne sauraient exprimer autrement. Il est certain que si l’on résume la consommation engagée à des actes d’achats, on a tendance à y voir le risque d’une hyper individualisation de l’action collective (pour faire référence à la notion d’action collective individualisée proposée par Micheletti4qui s’inspire beaucoup de Beck). C’est pour cette raison qu’il me semble important de réaliser que les actes d’achats, dont beaucoup sont très faiblement interprétables, n’épuisent pas les formes de manifestation critiques à l’égard de la consommation. On voit alors qu’un certain nombre d’entre elles passe aussi par des formes plus traditionnelles d’expression politique.

 

L’IRESMO: -A contrario, peut-on considérer que le boycott de Danone en 2001 ou la mise en place des AMAP constitue les exemples d’une possible alliance entre le mouvement de consommation engagée et le mouvement syndical, augurant ainsi la voie d’un possible dépassement des logiques antagonistes entre consommateurs (les prix les moins chers) et travailleurs (les salaires les plus élevés possibles) ?

 

SDQ:- Il me semble que ces deux exemples sont assez contrastés. Le boycott de Danone et les nombreux débats auxquels il a donné lieu en France illustrent bien la difficile alliance entre la cause consumériste et la cause syndicale, même si ces deux mouvements ont des liens organisationnels forts. De ce point de vue la situation est différente de celle qui existe aux Etats-Unis ou même dans un pays comme la Suède où des appels au boycott d’origine syndicale ont permis des alliances entre travailleurs et consommateurs (que l’on songe au boycott du raisin de table en Californie ou de la guerre de la margarine en Suède). Dans le cas des Amaps, il y a bien un lien entre une démarche de consommateurs et une démarche syndicale. Mais il convient de considérer qu’il s’agit d’un syndicat paysan, qui défend plutôt des intérêts de producteurs que de travailleurs. L’alliance repose alors sur la volonté d’organiser une solidarité fondée sur la gouvernance partagée. On retrouve ici des aspirations du mouvement coopératif.

 

L’IRESMO: - Peut-on dire qu’en France ce pouvoir des consommateurs soit relativement plus limité ou moins développé que dans d’autres pays où domine la société de consommation ? Comment serait-il possible selon vous de renforcer ce pouvoir du consommateur citoyen ?

 

SDQ:- Cela dépend de ce que l’on entend par le pouvoir des consommateurs. La France est considérée comme un modèle du point de vue de la défense des droits des consommateurs. Leurs intérêts y sont bien défendus par la voie de la délégation, c’est-à-dire par le travail que réalisent les associations de consommateurs dans les instances institutionnelles. La question est de savoir s’il conviendrait de substituer à ce modèle un pouvoir exercé directement par les consommateurs  à travers leurs achats : le fameux pouvoir du porte-monnaie. Il est intéressant de considérer qu’historiquement ces deux modes d’exercice du pouvoir par les consommateurs sont des produits directs de la société de marché et qu’elles contribuent l’une comme l’autre à renforcer l’institution marchande elle-même. On peut alors imaginer que les solutions prônées par les formules coopératives ou participatives constituent une sorte d’alternative, une sorte de troisième voie entre délégation et exercice direct du pouvoir, en imaginant que ce pouvoir des consommateurs puisse s’exercer par l’organisation d’instances participatives et collectives visant à renégocier les conditions de fonctionnement des rapports marchands ou des systèmes alimentaires par exemple.

 

 

 

1Lawrence Glickman. Buying Power. A History of Consumer Activism in America. Chicago. The University of Chicago Press. 2009, 403 pages. (NDLR)

2Lizabeth Cohen, A Consumers' Republic: The Politics of Mass Consumption in Postwar America. New York: Vintage Books, 2003. (NDLR)

3Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, Alio/Aubier, 2003.

4Michele Micheletti . Political Virtue And Shopping : Individuals, Consumerism, And Collective Action, Basingstoke . Palgrave MacMillan, 2003. (NDLR)

 

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