Appeler à désobéir

L’actualité au prisme de la philosophie

 

Indignez-vous ! (Indigène Editions, octobre 2010, 32 p., 3 euros) de Stéphane Hessel est à l’heure actuelle l’ouvrage en tête des ventes (300 000 exemplaires vendus en deux mois). De manière générale, il est possible de constater que les ouvrages consacrés à la désobéissance, se sont multipliés ces derniers mois (voir la bibliographie en fin d’article). Comment est-il possible d’analyser ce phénomène ? 

 

Un phénomène qui s’amplifie depuis au moins une dizaine d’années...

 

Les sociologues ont souligné ces dernières années la mise en avant de la désobéissance civile non-violente par opposition à la revendication de la violence politique révolutionnaire durant les années 1970 ( Sommier I et Crettiez X. Dir., La Francerebelle, Michalon, 2006). Il est ainsi possible de rappeler, entre autres, l’appel à la désobéissance en hébergeant des sans-papiers lancé par Etienne Balibar en 1997 dans un article du Monde intitulé “Etat d’urgence démocratique” (19 février 1997). Il est également possible de mentionner le démontage du Mac Do de Millau par José Bové et ses amis le 12 aôut 1999: ils se revendiquaient également de la tradition de la désobéissance civile ( Bové J et Luneau G., Pour la désobéissance civique, La Découverte, 2004).

 

Depuis, les appels et les actes de désobéissance civile n’ont pas cessé de se multiplier: assistance aux sans-papiers, fauchage de plans d’OGM, enseignants refusant de renseigner le fichier Base Elèves, création du collectif “Les désobéissants”....

 

Désobéissance civile ou civique ?

 

Il est possible de remarquer l’usage parfois de désobéissance civile, parfois de désobéissance civique.

 

La première notion est celle utilisée dans la tradition américaine telle qu’elle a été théorisée par le philosophe américain David Henri Thoreau dans son petit manifeste La désobéissance civile ( il existe au moins quatre éditeurs différents actuellement qui re-publient ce texte). La notion de “civil” renvoie à la tradition libérale des droits et libertés subjectifs individuels. La désobéissance civile est donc un acte par lequel un individu s’oppose à une loi qui contrevient aux droits naturels fondamentaux que devrait respecter tout gouvernement.

 

La notion de désobéissance civique ne met pas en jeu un individu solitaire, mais des citoyens qui, collectivement, exercent une puissance politique qui se trouve au fondement de la démocratie. C’est parce qu’en démocratie tout pouvoir vient du peuple que les citoyens pourraient s’opposer directement à des lois qui, bien que prises par leurs représentants, sont contraires aux valeurs de la démocratie.

 

La notion de désobéissance civile s’inscrit dans la tradition des droits naturels du libéralisme politique quandla notion de désobéissance civique entend inscrire ces actes dans le civisme de la tradition du républicanisme.

 

Mais dans les deux cas, il s’agit d’une forme d’action directe non-violente. Pratiquer la désobéissance civile ou civique c’est 1) d’une part agir de manière directe, sans l’intermédiaire de représentants politiques. C’est donc choisir une voie alternative au réformisme politique classique par l’action dans le cadre des institutions représentatives. 2) D’autre part, c’est choisir une voie différente de celle de la violence politique qui avait caractérisé les mouvements révolutionnaires.

 

De la violence révolutionnaire à la désobéissance civique...

 

En 1938, Léon Trotsky et le philosophe pragmatiste John Dewey s’opposent au sujet de la question du rapport entre les moyens et la fin.

 

Trotsky défend une hétérogénéité des moyens et de la fin dans Leur morale et la nôtre: la fin justifie les moyens. Le bolchevisme est amoral c’est à dire qu’il ne fait pas entrer des critères moraux dans le choix des moyens pour atteindre la fin qu’il s’est fixé. La fin elle-même est déterminée scientifiquement, elle découle d’une loi absolue, à savoir “la lutte des classes”. De là, il s’en suit que la révolution et l’émancipation de l’humanité en sont les conséquences nécessaires. Donc, les moyens sont justifiés - quels qu’ils soient - s’ils sont adéquats à la fin poursuivie. Il s’agit donc uniquement d’une question technique c’est à dire d’un impératif hypothétique.

 

Dewey est en désaccord avec Trotsky sur cette question comme il l’exprime dans un article intitulé “A propos de leur morale et la nôtre”. Il reproche à Trotsky de faire intervenir une loi absolue déduite de manière a priori et non de manière empirique: la lutte des classes. Dewey n’est pas opposé à l’existence de la lutte des classes, mais au fait de la poser comme une loi absolue valable pour toutes les situations avant même l’examen des situations réelles. En définitive, ce que Dewey récuse, c’est la possibilité de déterminer des lois de l’histoire et de prédire scientifiquement la fin de l’histoire, même si pour lui la fin de l’histoire souhaitable est l’émancipation de l’humanité.

 

Dans “Théorie de la valuation” en 1939, il émet l’hypothèse d’une continuité entre les moyens et les fins. Il ne s’agit pas d’une loi absolue, mais d’une hypothèse à expérimenter concrètement et relativement à chaque situation. Une telle hypothèse suppose que les moyens que nous mettons en place pour agir doivent être en adéquation avec les fins que nous nous fixons. Mais cette hypothèse d’un flux continu fait que chaque fin est un moyen pour une autre fin: il n’y a pas de fins finales absolues. Par conséquent, non seulement les moyens doivent être jugés en fonction de leur adéquation avec la fin qu’ils doivent permettre d’atteindre, mais les fins elles-mêmes doivent être évaluées en fonction des moyens nécessaires pour les atteindre. Si une fin est trop coûteuse du point de vue de ses moyens, il vaut mieux dans la situation en question y renoncer. L’hypothèse de continuité entre les moyens et les fins n’est pas un impératif absolu (catégorique), mais un impératif de prudence (pragmatique): il s’agit de partir de l’hypothèse que toute transformation politique n’est pas nécessairement violente.

 

Or quelles conséquences ces analyses de Dewey peuvent nous permettre de penser par rapport à la multiplication des actes de désobéissance non-violents ?

 

Depuis la fin des années 1970, un certain nombre d’analyses ont insisté sur l’avènement d’une société postmoderne dans laquelle la foi en une capacité de prédire le sens et la fin de l’histoire se serait écroulée avec l’échec des expériences de “socialisme réel” ( Lyotard J.F., La condition postmoderne, Ed. de Minuit, 1979). La différence de rapport à la violence entre le militantisme des années 1970 et la désobéissance non-violente du militantisme actuel tiendrait alors dans la différence qu’il y a entre agir en pensant que toutes nos actions seront justifiées par une fin nécessaire et agir dans une situation où le devenir est incertain. Dans cette dernière situation, la foi en la justesse de son action n’est pas telle qu’elle suffit à justifier le recours à une action violente. L’action directe non-violente est alors une stratégie de prudence.

 

Irène Pereira    

 

 

Bibliographie d’ouvrages publiés sur la désobéissance entre décembre 2010 et mai 2009:

 

Limore Yagil, La France, terre de refuge et de désobéissance civile (1936 -1944), 2 tomes, Editions du Cerf, décembre 2010.

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir dans l’entreprise, Le passager Clandestin, novembre 2010, 64 p., 5 euros

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir pour le service public, Le passager Clandestin, septembre 2010, 64 p., 5 euros

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir pour le logement, Le passager Clandestin, septembre 2010, 64 p., 5 euros

Ogien A. et Laugier S., Pourquoi désobéir en démocratie ?, La découverte, septembre 2010, 211 p., 20 euros

Thoreau D.H, La désobéissance civile, Ed. l’escalier (réedition), aout 2010, 7 euros, 62 p.

Coulon J et Augagneur, Petits exercices de désobéissance civile, Jouvence, mai 2010, 63 p., 6,50 euros.

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir par le rire, Le passager Clandestin, avril 2010, 64 p., 5 euros.

Cinto Chloé de et Granger Juliette, Petit traité de désobéissance civile, Res publica éditions, avril 2010, 333 p., 16,90 euros.

Weissman E., La désobéissance éthique, Stock, avril 2010, 364 p., 19,50 euros.

Zinn Howard, Désobéissance civile et démocratie: sur la justice et la guerre, Agone, mars 2010, 550 p., 15 euros.

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir au nucléaire, Le passager Clandestin, mars 2010, 64 p., 5 euros

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir à la pub, Le passager Clandestin, novembre 2009, 64 p., 5 euros

Renou Xavier, Les désobéissants: Désobéir avec les sans-papiers, Le passager Clandestin, novembre 2009, 64 p., 5 euros

Renou Xavier, Petit manuel de désobéissance civile: A l’usage de ceux qui veulent vraiment changer le monde, Syllepse, octobre 2009, 141 p., 7 euros.

Cazals Bastien, Je suis prof et je désobéis, Indigènes, mai 2009, 3 euros.

 

 

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