Une constante de "la haine de la démocratie"

L'actualité au prisme de la philosophie

Un des arguments  de méfiance entendus à l’encontre des mouvements d’émancipation qui ont eu lieu en Tunisie et en Egypte ou dans d’autres pays arabes ces dernières semaines consiste à mettre en avant les risques d’une situation de chaos ou plus encore d’une prise de pouvoir par les islamistes.

Cet argument semble être une constante de ce que Rancière qualifie de Haine de la démocratie. Depuis l’Antiquité, l’argument selon lequel les régimes démocratiques ne sont pas suffisamment stables et risquent de dégénérer en tyrannie ou en anarchie réapparaît périodiquement.

- Platon: La démocratie dégénère en tyrannie

Dans La république, Platon, issu de l’aristocratie et favorable pour sa part à un régime dirigé par un Philosophe-Roi, se montre des plus méfiants vis-à-vis de la démocratie.

Livre VIII, il explique que: “ la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort”.
La démocratie semble apparaître comme un régime de liberté. Or c’est justement cette passion pour la liberté qui va la perdre. Cette liberté a tôt fait de dégénérer en une complète anarchie qui s’étend jusqu’aux animaux: “le fils s'égale à son père et n'a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre, que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement. [...] Et nous allions presque oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes”.
Or cette liberté, jugée excessive, ne peut que conduire à la tyrannie: “car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu'ailleurs. [....]  Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État. [...] Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude”.

Ce que Platon critique dans ce texte c’est le régime de la démocratie directe tel qu’il l’observe à Athènes au Ve siècle avant J.C.

- Madison: La démocratie, un régime instable

Au moment de la révolution américaine, les pères fondateurs de la Constitution américaine ont été amenés à discuter du type de régime qui devrait être mis en place. Au XVIIIe siècle, la notion de démocratie renvoie à la démocratie directe athénienne.
Si l’on prend l’exemple de l’un de ces pères fondateurs, James Madison, dans ses articles, réunis sous le titre Le fédéraliste, il se montre opposé à la démocratie directe et favorable au contraire au système représentatif. Son argument tient entre autre au fait que la démocratie directe serait un régime faible et instable. Ainsi la démocratie athénienne fut rapidement mise sous la coupe du roi Philippe II de Macédoine alors qu’à l’inverse, le système représentatif de la République romaine s’est avéré capable de tenir bien plus longtemps.  

- De Gaulle: contre la faiblesse du parlementarisme

L’interprétation gaullienne va plus loin encore. Le système représentatif ne suffit pas à garantir contre le risque de dictature. A l’inverse, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas dans des États dotés d’un exécutif fort, mais dans des régimes parlementaires, dotés d’un exécutif faible, que les fascistes ont pu prendre le pouvoir: Italie, république de Weimar, république espagnole.
Selon une telle interprétation, lors d’une situation de crise exceptionnelle, le gouvernement se trouve incapable dans les régimes parlementaires d’y faire face, comme ce fut le cas selon De Gaulle là encore de la IVe République. Il faut au contraire pour cela un Président qui soit en capacité juridique, “en cas de péril”, de “prendre sur lui de faire tout ce qu’il faut” (Conférence de presse, 31 janvier 1964).

A travers ces trois exemples, pris dans des contextes différents, il est possible de constater qu’il s’agit d’une constante que d’affirmer que plus un régime est démocratique plus il est faible et propice à laisser la voie à la mise en place d’une dictature. Une telle conception peut conduire à la critique de la démocratie en soit, de la démocratie directe plus simplement ou même de la démocratie parlementaire.

 

 

NB/ "La haine de la démocratie", allusion à un ouvrage de Jacques Rancière paru en 2005 aux éditions La Fabrique. 

 

 

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