La pensée critique aujourd'hui

Entretien avec Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal.

 

Les Éditions Amsterdam viennent de publier Penser à gauche. L'ouvrage collectif est composé d'un ensemble d'articles extraits de la défunte Revue internationale des livres et des idées et d'entretiens avec des personnalités de la pensée critique actuelle: Étienne Balibar, Jacques Rancière, Luc Boltanski, Nancy Fraser... Cet ouvrage collectif dessine ainsi des éclairages sur différentes questions: le néolibéralisme, l'écologie politique et la décroissance, la critique du capitalisme, le postcolonialisme, les politiques minoritaires...Nous avons souhaité nous entretenir avec deux des coordonnateurs de l'ouvrage afin qu'ils nous exposent leur point de vue sur certaines des tensions au sein de la pensée critique actuelle.

 

IRESMO: Quel principe a présidé à la sélection des textes figurant dans l'ouvrage ? En effet, l'un des points qui nous a marqué, c'est qu'il nous semble distinguer principalement une confrontation entre deux familles: les socialistes (Lowy, Bensaïd, Labica, Garo) et « les post- » (Negri et Hardt, Mouffe, Cusset, Partha Chatterjee...). Mais on peut peut-être noter également l'absence d'autres courants importants au moins sur la scène française (bourdieusiens[1], le courant autour de la revue du MAUSS[2]...)

 

C.N et J.V: Avant tout, il importe de souligner que ce qui nous intéresse, ce sont les problèmes, les points sur lesquels la pensée et la pratique politiques butent, les questions qui résistent et insistent, qui n’acceptent pas de réponses simples. Ce qui ne signifie pas que nous n’avons pas d’engagements théoriques et militants. Nous sommes des communistes sans parti, en pratique et en théorie engagés du côté non du postmodernisme, mais du poststructuralisme, de cette pensée qui s’efforce de dégager, étant donné les structures et les déterminismes, les conditions d’une agency (comme disent les anglophones), d’une puissance d’agir et d’insubordination transformatrice, individuelle et collective, marquée du sceau de l’égalité.

La pluralité des discours que l’on peut trouver dans Penser à gauche, qui fait écho à la multitude de voix que l’on peut entendre parmi les penseurs critiques aujourd’hui, n’est pas la marque d’un éclectisme, mais du souci de frotter les discours les uns contre les autres afin d’en faire ressortir et les points forts et les points aveugles. Par ailleurs, dans le même esprit, plutôt que de chercher à établir une cartographie de la pensée critique aujourd’hui, plutôt que de chercher à déterminer quelles sont les différentes positions, plus ou moins exclusives, qui coexistent au sein de la pensée politique de gauche, nous avons cherché à mettre en avant les problèmes transversaux qui viennent bouleverser et brouiller les partages établis, les lignes de fracture entre ces différentes positions, qui par exemple opposent « critique de l’exploitation » et « critique de l’aliénation », « critique sociale » et « critique culturelle », etc.

D’où notre intérêt, par exemple, pour la décroissance et l’écologie politique radicale, ou pour la critique du néolibéralisme qui s’élabore actuellement à partir des analyses que Michel Foucault en a proposé dès la fin des années 1970, analyses qui selon nous fournissent les termes les plus convaincants pour penser la lutte des classes à l’heure de la révolution néolibérale.

D’où notre intérêt critique aussi pour la pensée anti-68, qui circule entre différents points du champ politique, qui relie dans la haine de ce qu’ont été les années 1968 (indissociablement, la lutte contre l’impérialisme, l’insubordination ouvrière, le refus de toutes les formes de domination rapprochée, l’émergence des luttes minoritaires) des positions que tout devrait par ailleurs opposer (comme certains milieux « libertaires » et des cercles « républicanistes »).

Il ne s’agissait donc certainement pas pour nous de distinguer et de confronter des familles. Si d’ailleurs l’on peut concéder qu’il y a un air de famille entre Lowy, Bensaïd, Labica et Garo, il est bien plus difficile de loger dans un même panier des auteurs comme Negri, Mouffe, Cusset et Chatterjee. Les associer sans autre forme de procès, ce serait écraser leurs différences, fondamentales, qui seules sont intéressantes. On ne comprend rien à Negri, par exemple, si l’on ne perçoit pas qu’il s’inscrit dans une tradition marxiste et ouvriériste ancienne, qu’il radicalise, tradition qui repose sur l’idée que c’est le dynamisme même des forces productives qui va provoquer la rupture des rapports sociaux de production à travers l’émergence d’une nouvelle figure de la classe ouvrière, du producteur. Un auteur comme Jacques Rancière, dans sa critique de Negri, ne s’y est pas trompé : c’est bien cette déduction – entre les transformations objectives de la production et la production subjective d’une nouvelle classe – qu’il critique, et non le caractère censément « post- » des thèses de Negri.

Enfin, si nous n’avons pas cherché à proposer une cartographie de la pensée critique aujourd’hui, nous n’avons pas non plus prétendu à l’exhaustivité. Nous n’avons encore jamais rencontré le Mauss sur notre chemin. Hasard des parcours intellectuels et militants. Pour ce qui est des bourdieusiens… Il ne nous viendrait pas à l’idée de nous dire « bourdieusiens », mais nous ne sommes pas « anti-bourdieusiens ». Il y a quelque chose d’assez dégoûtant et imbécile dans la véritable haine de Bourdieu qui s’exprime chez certainEs. Charlotte a publié un livre, Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, qui représente à la fois une lecture critique de Rancière et un effort pour formuler dans un cadre somme toute bourdieusien des questions soulevées par Rancière – ce qui l’a évidemment conduit, après d’autres, à mettre en question un certain nombre d’impensés de l’œuvre de Pierre Bourdieu, à penser Bourdieu au-delà de Bourdieu. Et la contribution de Jérôme à Penser à gauche est intitulée « Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous ! La gauche et les politiques minoritaires ». Il ne s’agit pas seulement d’une provocation. Mais il faut bien dire que nous ne pensons pas que les héritiers orthodoxes de Bourdieu – qui font une lecture non-problématisante de Bourdieu, qui le lisent comme s’il avait réponse à tout et qui se contentent de faire tourner la belle mécanique de ses concepts à tout faire – aient grand-chose d’intéressant à dire aujourd’hui. Ils disposent du reste de suffisamment de tribunes pour dire ce pas grand-chose et n’ont donc pas besoin de nous pour le faire entendre ! Il existe heureusement – heureusement pour la postérité de Bourdieu – un grand nombre de lecteurs de son œuvre qui en font un usage vivant et critique.

 

IRESMO: Comment analysez-vous la coexistence ou l'articulation entre une critique du capitalisme développée depuis le xixe par le mouvement socialiste et la critique du néolibéralisme qui a pris son essor après 1995 ?

 

C.N et J.V: La critique du néolibéralisme qui a pris son essor après 1995, portée par la gauche dite « antilibérale », s’imaginait faire face à un retour à Adam Smith, au laisser-faire. Le néolibéralisme, ce serait le retrait de l’État, le pouvoir du marché, du capital, de l’argent ; le néolibéralisme, ce serait les privatisations, les dérèglementations, la fin de l’État (social), la paupérisation et la précarisation massives de la majorité de la population. Le néolibéralisme est pourtant bien plus que cela, bien autre chose que cela. Le néolibéralisme présuppose une intervention étatique de tous les instants, tant au niveau « macro » des politiques gouvernementales qu’au niveau « micro » des relations entre les individus et les différentes institutions qui gouvernent leur vie, avec une prolifération de normes, de règlements, de statuts professionnels. Il s’agit d’instaurer un continuum de la précarité, des inégalités et de l’insécurité économique et sociale, autrement dit une logique de mise en concurrence, d’évaluation, de performance, dans toutes les sphères sociales, y compris les plus rétives à la logique marchande, et ainsi d’assujettir les individus. Il s’agit d’individualiser partout le traitement des personnes afin de les « responsabiliser », de les transformer en « entrepreneurs de soi-même », en porteurs d’un « capital humain » à valoriser. Selon cette logique, comme l’a très bien analysé Maurizio Lazzarato dans le premier chapitre d’Expérimentations politiques[3] (intitulé « Le gouvernement des inégalités »), les cotisations payées par les entrepreneurs et les travailleurs ne doivent plus être une forme de socialisation ou de mutualisation des risques, mais un investissement individuel ; dès lors, le montant des allocations que reçoivent les individus ne doit pas produire de redistribution des revenus, il doit être proportionnel à l’investissement effectué et à la bonne volonté entrepreneuriale des individus ; les droits sociaux sont alors considérés comme un « crédit » octroyé généreusement par l’État, conformément au principe du workfare (de l’obligation au travail) qui se substitue à celui du welfare.

Les néolibéraux savent bien que le marché n’est pas une réalité naturelle, ils savent bien que le marché doit être produit et reproduit constamment, activement, ils savent bien que « l’homme néolibéral » doit être créé et recréé par diverses incitations et contraintes. C’est pourquoi le rôle de l’État est si important dans la révolution néolibérale. Le néolibéralisme est ainsi à la fois un étatisme et une politique sociale, une politique de la société, dont la réalité perdurera et les effets continueront de se faire sentir bien après que les « aberrations » du versant en apparence plus strictement économique du néolibéralisme (le monétarisme d’un Milton Friedman et de l’école de Chicago) auront été définitivement abandonnées.

La gauche a encore non seulement à comprendre la singularité de la gouvernementalité néolibérale, mais aussi a fortiori à inventer une stratégie appropriée de résistance et de transformation sociale. On a parfaitement raison de défendre l’État social et les droits attachés au salariat face à la stratégie de transformation néolibérale de la société, on a parfaitement raison de s’opposer à la « dé-démocratisation » des institutions, mais il faut aujourd’hui penser à hauteur et au-delà du capitalisme néolibéral. Pour ce faire, la gauche, si elle veut avoir prise sur la situation historique, doit certainement faire la critique de l’étatisme qui a été massivement le sien au xxe siècle, et inventer une stratégie à distance et de l’État et du marché. Chemin faisant, il est probable qu’elle renouera avec des questions et des traditions qui étaient encore au cœur du mouvement socialiste au xixe siècle. Lutter contre le néolibéralisme implique à la fois de s’opposer à la marchandisation de la société et à son étatisation. Un des grands problèmes pour la gauche au xxie siècle, c’est de donner sens à la notion d’autonomie politique et sociale, d’inventer pour les décennies à venir une politique de l’autonomie et de la démocratie radicale qui contre la dépossession politique dont le marché et l’État sont les vecteurs.

 

IRESMO: Les choix des textes effectués dans Penser à gauche semblent dessiner également des prises de position au sein de débats qui traversent la gauche intellectuelle et militante. Par exemple concernant la critique du travail et l'affirmation de la perte de sa centralité ne risquent-t-elles pas de priver la pensée critique d'un appui pour dénoncer l'exploitation ? Est-ce que cela ne conduit pas également à penser que le syndicalisme serait un mode d'action dépassé ?

 

C.N et J.V: Qui affirme la perte de la centralité du travail ? Pas nous ! Le problème est bien qu’aujourd’hui, alors que le chômage et la précarité sont des éléments constitutifs de la politique du capital, la centralité du travail s’est accrue. L’actuel président de la République a été élu en tenant un discours « travailliste » en diable, discours auquel ses adversaires n’avaient rien à répondre. Il y a à la fois pénurie organisée du travail, de l’emploi, au sens de la société salariale desdites Trente Glorieuses, il y a précarisation du travail, et mobilisation permanente pour la mise au travail de touTEs et de chacunE. C’est ça le plein emploi précaire.

Que, dans ces conditions – alors que le compromis social des Trente Glorieuses (qui proposait en échange de la soumission au rapport de production capitaliste l’accès à la consommation et à un certain niveau de protection sociale) a été profondément remis en question –, la critique du travail, la critique de l’exploitation et la critique de l’aliénation retrouvent une certaine vigueur est une excellente chose.

D’abord parce que la contestation du principe même de l’exploitation contribue à créer un rapport de forces plus favorable aux travailleurs dans le cadre de l’exploitation : c’est bien la peur de la politique de la révolution qui a conduit les capitalistes à accepter un compromis « social-démocrate » aux lendemains de la seconde guerre mondiale. Les capitalistes ont besoin de « fixer » les travailleurs, ce n’est pas moins le cas aujourd’hui avec la gouvernementalité néolibérale que hier avec la gouvernementalité keynésienne. Nous sommes passés d’un mode de contrôle à un autre mode de contrôle, moins coûteux pour les propriétaires et les capitalistes. Mais la nécessité du contrôle pour les capitalistes en tant que classe n’est pas moindre. La bourgeoisie ne peut pas accepter un niveau d’insubordination trop élevé, qui menacerait sa domination. Faisons donc augmenter le coût de la domination, en attendant la révolution et la fin des rapports de production capitalistes !

Mais il faut bien dire que nous ne pouvons pas imaginer aujourd’hui un retour au compromis passé. D’abord parce que les conditions historiques singulières qui ont permis ce compromis sont révolues. Ensuite parce que si l’on ne trouve pas désirables les formes de vie qui sont les nôtres et si l’on prend la mesure des questions soulevées par l’écologie politique radicale, si l’on ne croit pas au leurre du capitalisme vert, il est clair qu’il faut rompre avec le productivisme et le consumérisme, que nous ne pouvons pas rêver d’un retour au cercle « vertueux » de la croissance et du plein emploi. Nous devons prendre acte de la péremption historique de la social-démocratie. Les transformations du capitalisme et l’état d’urgence écologique et social imposent de travailler ici et maintenant à la rupture avec le travaillisme, le productivisme, le consumérisme, la marchandisation de tous les rapports sociaux, bref à la sortie du capitalisme.

Les syndicats pourraient ici jouer un rôle essentiel, renouvelé. Mais il faut bien dire qu’ils ne sont pas parvenus depuis la fin des années 1970 à se réinventer, à surmonter l’impuissance dans laquelle les a plongés la révolution néolibérale, quand même ils n’ont pas accompagné et promu celle-ci. Le rôle des directions syndicales dans l’échec du mouvement de contestation de la réforme des retraites est particulièrement révélateur.

 

IRESMO: Capitalisme post-fordiste, postcolonialisme, postmarxisme... Tout cela dessine-t-il selon vous un paradigme « post- » ? Et si c'est le cas, vous paraît-il fécond ?

 

C.N et J.V: Il n’y a pas de paradigme « post- » ou « postmoderne » dans lequel les pensées du postfordisme, du postcolonialisme et du postmarxisme viendraient aisément s’intégrer. Chacune de ces étiquettes recouvrent d’ailleurs des pensées, et des politiques, très différentes les unes des autres. Le sens du préfixe « post- » n’est de plus pas le même dans chacun de ces termes. Il a un sens clairement chronologique dans « post-fordisme » : il désigne alors une période, la nôtre, dans laquelle l’organisation fordiste du travail ne serait plus hégémonique dans le processus de production-consommation. Avec « postcolonialisme », les choses sont beaucoup plus compliquées, le terme désigne dans ses usages les plus féconds une conversion du regard sur le fait colonial, une rupture avec le point de vue colonial ; le « postcolonial », c’est ce qui vient défaire, avant même les indépendances, les partages et les assignations identitaires que le colonialisme s’est efforcé d’instituer, tout en étant conditionné par lui... « Postmarxisme » désigne des discours qui se sont construits à travers une réévaluation de la critique marxiste de la démocratie historique, ou encore des théories qui, sans nécessairement rompre avec le marxisme, s’attachent à penser la question de l’« intersectionnalité » des identités et des formes de domination (race, nation, classe, genre...) en opposition à un certain réductionnisme « classiste » dominant dans de nombreuses traditions marxistes. Enfin, s’il y a dans les pensées « -post » à boire et à manger, le pire et le meilleur, si les études postcoloniales en particulier ont donné lieu à la production d’un jargon et d’un conformisme intellectuel très peu critique, mais bien fait pour servir certaines carrières universitaires, la dénonciation d’un « paradigme « post- » » est tout aussi paresseuse et socialement payante – un vrai fonds de commerce ! –, elle permet d’éviter de lire et de discuter avec rigueur les meilleurEs des auteurEs assimiléEs à ce prétendu paradigme « post- », elle permet de faire l’économie d’une discussion sérieuse et informée des problèmes et des questions soulevés par ces auteurEs, elle permet de dire n’importe quoi, comme quand on accuse les études postcoloniales de nourrir les passions identitaires, alors même que la plupart des auteurEs d’importance dans ce champ de recherche ont justement travaillé à la critique des politiques de l’identité, à saper toute forme d’essentialisation des identités !

 

IRESMO: L'accrochage entre socialisme, politiques minoritaires et politiques écologistes vous paraît-il souhaitable et possible ? De quelle manière ?

 

C.N. Et J.V.: Parler d’« accrochage » est intéressant. Il n’y a certainement pas d’harmonie préétablie, a priori, entre les mouvements socialiste, « minoritaires » (féministe, gay, lesbien, noir, etc.) et écologiste… La chose s’est vue : on peut être et « socialiste » et sexiste et homophobe et raciste. On peut bien sûr être aussi un militant gay ou une militante féministe sans être anticapitaliste (ce qui ne signifie pas que la critique politique de l’hétérosexisme soit « bourgeoise »). Un tel accrochage ne peut donc qu’être précaire, polémique et problématique. Quand même on penserait que certaines formes de domination sont plus déterminantes, sont « éminentes », dans la société capitaliste, il faut politiquement à la fois défendre l’égalité et l’autonomie des luttes et des mouvements, et travailler à construire leur articulation. Défendre l’idée que les luttes minoritaires seraient politiquement secondaires, que la lutte sur le terrain économique et social devrait primer, c’est se priver de la puissance d’agir démultipliée que permet l’articulation des luttes. Ce n’est d’ailleurs pas comme si l’engagement sur tel ou tel terrain se faisait au détriment de telle ou telle autre lutte. Le contraire est historiquement vrai : critique de l’exploitation et critique de l’aliénation, critique sociale et critique « sociétale » ou « culturelle » se renforcent mutuellement ; c’est une des grandes leçons des années 1968, contrairement à ce qu’affirment les promoteurs de la pensée anti-68.

Pour ce qui est de l’écologie politique, il n’est pas besoin d’être grand manitou pour prédire que ce courant de pensée va jouer dans les années à venir un rôle déterminant dans la reconfiguration d’une gauche radicale, non seulement parce que les questions écologiques au sens étroit du terme vont se poser avec une acuité toujours accrue au cours des prochaines décennies, mais aussi parce qu’une écologie politique conséquente conduit à la critique du capitalisme et donc réactualise la question d’une perspective socialiste ou communiste. L’écologie politique, enfin, sera amenée à jouer un rôle crucial parce que, précisément, elle permet de penser comme indissociables la critique de l’exploitation et la critique de l’aliénation…

 

IRESMO: Plusieurs textes reviennent sur féminisme et islam. Est-il souhaitable selon vous et de quelle manière d'articuler critique des religions et du racisme, et féminisme ?

 

CN et JV: La question aujourd’hui n’est pas tant d’articuler critiques des religions et du racisme et féminisme que de défaire et de problématiser leur articulation existante parce que celle-ci est mobilisée à des fins politiques douteuses. On mobilise la critique des religions, celle du racisme et du féminisme comme si leur articulation n’était pas problématique, et on fait servir le discours de l’émancipation ainsi articulé à des fins d’oppression. Le discours de l’émancipation est alors réduit à une pure rhétorique. C’est ainsi que, comme naguère, comme du temps de l’Algérie française, on prétend dévoiler des femmes au nom de la libération des femmes. On se soucie en fait alors comme d’une guigne de la libération des femmes concernées ; on vise bien plutôt à stigmatiser toute une partie de la population, censément plus rétive à l’égalité des hommes et des femmes. Nous avons ainsi pu voir les prétendus féministes de Ni putes ni soumises cracher – littéralement – sur des femmes voilées qui défilaient un 8 mars avec une banderole défendant le droit à l’avortement... S’il y a une leçon à retenir de l’histoire du mouvement ouvrier et de l’histoire du mouvement féministe, c’est pourtant que l’émancipation des travailleurs, l’émancipation des femmes seront l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, des femmes elles-mêmes. L’émancipation n’est pas quelque chose qui vous est octroyé, avec ou sans crachat en prime ; le verbe « émanciper » ne peut pas sans perdre son sens être conjugué à la voix passive.

Nous avons de plus encore à assimiler les enseignements du « black feminism ». S’il y a assurément sens à parler d’une « classe des femmes », l’expérience d’une femme blanche de la petite ou grande bourgeoisie n’est néanmoins pas celle d’une femme noire musulmane précaire... Il faut saluer Christine Delphy pour avoir en France engagé avec un courage hors du commun la critique de l’universalisme abstrait – blanc – qui subsiste au cœur du féminisme de certaines héritières des luttes des années 1970.

Il faut par ailleurs rompre avec la critique abstraite des religions, adopter sur la religion un point de vue pragmatique. Ne pouvons-nous vraiment pas imaginer que des personnes trouvent dans leur foi et leurs pratiques religieuses des ressources qui leur permettent de mieux vivre et même de s’émanciper ? Des diggers[4] de la première révolution anglaise à la théologie de la libération en Amérique latine et au mouvement des droits civiques aux États-Unis, ou même au féminisme islamique, les exemples ne manquent pourtant pas qui permettraient de penser cette question autrement que ne le font les contempteurs abstraits de la religion... Dire cela n’est nullement se mettre en contradiction avec l’athéisme qui est le nôtre ni non plus avec notre opposition à tous les prêtres et à toutes les Églises qui cherchent à nous imposer leur gouvernement en cultivant en nous soumission et passions tristes.

 

A lire: Collectif, Penser à gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, 505 p., 21 euros



[1]    Dont l'ouvrage Pour une gauche de gauche (Editions du croquant, 2008), coordonné par Bertrand Geay et Lauent Willemez peut apparaître commune une expression.

[2]    Pour une vision de la gauche par ce courant, voir: De gauche ? (Fayard, 2009), coordonné par Alain Caillé et Roger Sue.

[3] Lazzarato Maurizio, Expérimentations politiques, Paris, Amsterdam, 2009.

[4] NDLR : Pour en savoir davantage sur les diggers, on peu lire : Matheron François, « Winstanley et les Diggers. Des multitudes constituantes au XVIIème siècle », Multitudes, n°9, 2002.




A lire également sur le Web


Présentation et table des matières de Penser à gauche (avec la liste des contributions et des contributeurs) sur le site d'Editions Amsterdam.

- Le site de La Revue internationale des livres et des idées.

et quelques articles et entretiens reproduits dans Penser à gauche, accessibles en ligne :

- Christian Laval: "Penser le néolibéralisme"

- Anselm Jappe: "Avec Marx, contre le travail"

- Stéphane Lavignotte (entretien avec Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal): "Comment vivons-nous ? Décroissance, "allures de vie" et expérimentation politique"

- Maurizio Lazzarato: "Mai 68, la "critique artiste" et la révolution néolibérale"

- Jérôme Vidal : "Bourdieu, reviens: ils sont devenus fous! La gauche et les politique minoritaires"



Commentaires:

Suite à l’entretien que nous avons mené auprès de Jérôme Vidal et  Charlotte Nordmann, nous avons souhaité faire quelques remarques auxquelles les deux interviewés ont répondus. Nous joignons ces remarques et les réponses à la suite de l'entretien. Cela peut permettre d'éclairer certains passages et de lever certaines interrogations. - Irène Pereira

 

I.P.: Sur Negri et les classes sociales: je pense que l'explicitation de la relation entre multitude et permanence d'une analyse en termes de classes aurait été intéressante (je crois que Negri a écrit des choses sur ce point: même si personnellement je ne suis pas convaincue par sa position).


CN et JV: Oui, il aurait fallu développer, vous avez parfaitement raison. 
Nous avons nous-mêmes des réserves à l'égard des positions soutenues par Negri, comme d'ailleurs à l'égard de celles soutenues par Rancière.
  
 

I.P: Sur critique du travail: certes on peut admettre que vous n'affirmez pas la perte de centralité du travail. En revanche l'une des parties de l'ouvrage semble mettre en avant "la critique du travail" (et de la valeur travail par exemple).


CN. et JV.: 
Notre réponse, croyons-nous, est claire sur ce point. Il faut faire jouer à fond dans la situation actuelle le double sens de l'expression « émancipation du travail ». 

I.P.: Sur le paradigme post-: c'est certes une question d'interprétation, sans doute, mais lorsque vous vous réclamez d'une analyse post-structuraliste, ne peut-on pas y voir une grille d'analyse qui sous-tend nombre de textes d'auteurs présents dans le volume, qui se rattachent au post-marxisme, post-colonialisme etc. ? N'y a-t-il pas un lien entre les analyses du capitalisme actuel comme étant post-fordiste et au moins certaines analyses post-marxistes ?


CN et JV: Il y a des liens, mais il y a surtout de nombreuses et fortes tensions et différences entres les auteurs "post". Nous ne pensons vraiment pas qu'il soit possible de les unifier en un paradigme.
 

IP: Sur la question de la critique de la religion: je ne pense pas qu'il soit incompatible de reconnaître que l'on puisse faire une alliance stratégique sur certaines questions avec certains mouvements religieux et penser qu'il est nécessaire de faire une critique générale des religions. D'ailleurs en parlant de pragmatisme, le texte de John Dewey, publié récemment sous le titre de Une foi commune[1],  en offre un exemple.


CN et JV.: Nous sommes d'accord, c'est ce que nous avons essayé de dire, mais peut-être pas assez clairement ! 

 



[1] Dewey John, Une foi commune [1934], trad. Patrick Di Mascio, Paris, La Découverte, 2011. 

 

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