Lu: Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?

La Découverte/Poche, 2005, 2011

 

Cet ouvrage de Nancy Fraser, traduit par Estelle Ferrarese, est un recueil d’articles publiés aux Etats-Unis entre 1997 et 2003. Les quatre premiers chapitres sont consacrés à explorer la tension entre reconnaissance et redistribution, tandis que les deux derniers ont pour sujet la notion d’espace public. L’ensemble est encadré d’une introduction et d’une postface de la traductrice.

 

I - Reconnaissance et redistribution

 

1. De la redistribution à la reconnaissance

 

Nancy Fraser part du constat de la place prise par les luttes pour la reconnaissance. A la différence des luttes sociales, l’identité a remplacé la classe sociale et la dimension culturelle, la question économique. Ces luttes sont celles par exemple autour des questions de: nationalité, d’éthnicité, de race, de genre, de sexualité.

 

L’auteure se donne pour objectif de montrer qu’il n’est pas possible d’affirmer la disparition et la résorption des luttes économiques dans les luttes pour la reconnaissance. Il lui semble que les deux dimensions sont à la fois irréductibles l’une à l’autre et qu’elles forment système.

 

Il existe ainsi deux formes d’injustice: l’une économique et l’autre culturelle. Ces deux types d’injustices impliquent des solutions différentes: dans un cas redistribution économique, dans l’autre reconnaissance symbolique.

 

Néanmoins, en ce qui concerne les personnes qui sont simultanément victimes de l’une et l’autre des formes d’injustice, elles semblent confrontées à un dilemme. A la fois, il semble que si elles revendiquent une redistribution économique, elles revendiquent de faire abolir leur spécificité, tandis que la revendication de reconnaissance semble au contraire conduire à un renforcement de l’identité.

 

Ainsi, si l’on distingue les deux côtés opposés du spectre, à l’extrémité de la redistribution la classe sociale économique prolétarienne lutte contre son exploitation économique et tente en définitive d’aboutir à l’abolition des classes sociales. A l’opposé du spectre, se trouvent les luttes sexuelles dont les militants tentent d’obtenir leur reconnaissance en tant que minorités.

 

Le problème le plus épineux est constitué par des groupes mixtes qui peuvent souffrir des deux injustices: les femmes et les victimes du racisme. Ils souffrent à la fois de formes d’exploitations économiques spécifiques et de formes de mépris social qui leurs sont propres.

 

Par conséquent, dans ces cas -là, comment est-il possible de dépasser le dilemme reconnaissance/redistribution ?

 

Nancy Fraser distingue tout d’abord les remèdes correctifs et les remèdes redistributifs. Les premiers “sont ceux qui visent à corriger les résultats inéquitables de l’organisation sociale sans toucher leurs causes profondes”. Ils sont généralement ceux du multiculturalisme officiel. Les seconds “visent les causes profondes” (p.31). Ils sont plutôt associés à la déconstruction.

Les premiers tendent à fixer les identités, tandis que les seconds visent à déstabiliser les identités figées. En ce qui concerne la dimension de la redistribution, les remèdes correctifs sont plutôt associés historiquement à l’Etat providence libéral, en revanche, les remèdes transformateurs ont plutôt été ceux du socialisme.

 

Les remèdes transformateurs apparaissent préférables à l’auteure car ils s’attaquent à la racine du problème, néanmoins ils peuvent apparaître comme lointains par rapport aux préoccupations immédiates des opprimés.

 

2. Penser la justice sociale: questions de théorie morale et de théorie de la société

 

Nancy Fraser entend tout d’abord s’opposer à Axel Honneth et Charles Taylor “qui considèrent la reconnaissance comme étant affaire de réalisation de soi” (p.49) Pour elle, il s’agit au contraire d’une question de justice. Une telle conception a pour effet de faire de la question de la reconnaissance un problème de statut social et non une affaire psychologique.

 

L’auteure se propose d’adopter une conception bidimensionnelle de la justice “qui traite de la distribution et de la reconnaissance comme deux perspectives distinctes sur la justice” (p.53). Elle se donne pour objectif “la parité de participation” c’est-à-dire des dispositions sociales telles que chaque membre (adulte) de la société puisse interagir en tant que pair avec les autres” (p.53). Cela suppose deux “conditions objectives de la participation”: redistribution des ressources matérielles de manière à assurer aux participants l’indépendance et la possibilité de s’exprimer” (p.54). La seconde condition est appelée “intersubjective”: “elle suppose que les modèles institutionnalisés d’interprétation et d’évaluation expriment un égal respect pour les participants et assurent l’égalité des chances dans la recherche de l’estime sociale”. (p.54)

 

Nancy Fraser récuse tout dualisme substantiel entre la reconnaissance et la redistribution. En effet, une telle conception conduirait à ériger des luttes séparées. Elle prône pour sa part un “dualisme perspectiviste” qui permet de juger de la justice d’une réalité en se posant la question suivante: “si cette pratique remplit ou non à la fois les conditions objectives et les conditions intersubjectives de la parité de participation” (p.66). Cela permet à la fois de ne pas réduire reconnaissance et redistribution l’un à l’autre, ni de les séparer.

 

3- Repenser la reconnaissance

 

Nancy Fraser part du constat de l’ambivalence des luttes pour la reconnaissance. D’un côté, dans les années 70, elles ont pu apparaître comme des luttes progressistes (féminisme, mouvement noir...), mais à partir des années 90, un certain nombre de conflits ethniques (Balkans, Rwanda...) peuvent apparaître comme le versant sombre des luttes pour la reconnaissance.

 

Les luttes pour la reconnaissance posent trois problèmes (p.72-73). Le “problème de l’évincement:” la reconnaissance semble avoir conduit à évincer la précédente grammaire contestataire hégémonique, la grammaire socialiste. Le problème de la réification: elles tendent à encourager le séparatisme, l’intolérance et le chauvinisme. Le problème de la déformation de perspective: les luttes pour la reconnaissance tendent à se situer dans un cadre régional ou national à une époque où les phénomènes sont de plus en plus transnationaux.

 

Il s’agit de reconceptualiser les luttes pour la reconnaissance de telle manière qu’elles puissent s’articuler aux luttes pour la redistribution et non les évincer.

 

Nancy Fraser propose de ne pas concevoir les luttes pour la reconnaissance comme des luttes identitaires, mais comme des luttes pour un statut social. Il s’agit ainsi d’articuler deux conceptions des classes sociales: la conception marxiste des classes sociales économiques pour la redistribution et la conception weberienne des classes comme statut pour la reconnaissance. Absence de reconnaissance statutaire et inégalités économiques apparaissent ainsi bien souvent liées dans la société.

 

4- Intitutionnaliser la justice démocratique

 

Nancy Fraser revient sur un problème évoqué dans le premier chapitre, mais qu’elle n’avait pas développé: les stratégies transformatrices semblent préférables en théorie aux stratégies correctives, mais elles paraissent moins réalistes.

 

Pour elle, le dilemme n’est pas insurmontable: “la différence entre correction et transformation n’est pas absolue, mais contextuelle” (p.95). Elle prône pour sa part un ensemble de mesures qu’elle situe dans une stratégie de “réformes non réformistes” (p.97) Il s’agit de réformes qui améliorent la situation immédiate des personnes et qui en même temps tracent la voie pour des transformations plus radicales. Celles-ci ne nécessitent pas néanmoins de déterminer des fins ultimes qu’il faudrait poursuivre.

Il s’agit en outre d’agir en ayant toujours à l’esprit la dimension bifocale de la redistribution et de la reconnaissance. L’amélioration d’une dimension peut interagir positivement sur l’autre et vice versa. Il s’agit au contraire en couplant les deux d’éviter que l’amélioration d’une dimension renforce l’injustice au sein de l’autre.

Le chapitre se termine sur des recommandations en matière de délibération dans le cadre d’une lutte contre l’injustice annonçant les deux chapitres suivants consacrés à l’espace public.

 

II- Espace public

 

Je ne détaillerai pas l’argumentation de ces deux chapitres, je relèverai uniquement quelques points qui me paraissent plus saillants. Ces deux chapitres se présentent comme une discussion de la notion habermassienne d’espace public qui ne vise pas à l’abandonner, mais à en dépasser certaines limites.

Le premier chapitre “Repenser l’espace public: une contribution à la critique de la démocratie réellement existante”. La notion qui me semble la plus intéressante développée par l’auteure est celle de “contre-publics subalternes”. Cette notion renvoie au fait “que les membres des groupes sociaux subordonnés - femmes, ouvrières, gens de couleur et homosexuel(le)s - ont à plusieurs reprises trouvé qu’il était avantageux de constituer des publics alternatifs” (p.126). Il me semble pour ma part que cette notion de “contre-publics subalternes”, introduite par Nancy Fraser, trouve une première conceptualisation dans l’oeuvre de Proudhon lorsqu’il propose aux classes ouvrières de se séparer de la bourgeoisie et de constituer leurs propres espaces autonomes. D’une certaine manière les mouvements noir et féministe, en se constituant comme mouvements autonomes, ont repris cette revendication qui était celle de l’autonomie ouvrière. De fait, cette notion de “contre-publics subalternes” remet en cause la conception libérale de l’espace public comme lieu consensuel unique où les dominants et les dominés pourraient dépasser leurs intérêts personnels rationnellement pour accéder à l’intérêt général.

Nancy Fraser prône en outre la mise en place de publics forts reposant sur la constitution d’espaces publics autogérés au sein de la société civile dont l’action serait articulée à celle de l’Etat.

Le dernier chapitre intitulé “Transnationaliser l’espace public” analyse les limites de la théorie de l’espace public au regard de l’affaiblissement des Etats nations et de la montée des relations transnationales. De manière générale, la réponse de Nancy Fraser dans ce chapitre, comme dans le précédent, se situe dans une perspective postmoderne dans la mesure où il s’agit de renoncer à l’idée d’unicité de l’espace public et penser des espaces publics à différentes échelles.

 

 

Commentaires:

 

Je ne peux détailler l’ensemble des commentaires très riches que pourrait suggérer le travail de Nancy Fraser. Je me concentrerai sur le problème “redistribution/reconnaissance”, ce qui explique que j’ai peu abordé la recension sur l’espace public. Mes remarques porteront sur une comparaison avec les conceptions que j’ai développées: “Les grammaires de la contestation” (La Découverte, 2010). Quels sont mes points de désaccord avec les théories de Nancy Fraser ?

 

Je suis tout à fait en accord avec Nancy Fraser sur la nécessité de ne pas réduire les luttes dites “culturelles” aux luttes dites “économiques” ou de faire une critique de l’évincement des luttes économiques par les luttes culturelles. Il faut prendre en compte les deux dimensions. Ma divergence porte sur la manière de théoriser ces systèmes.

 

Il y a en effet chez Nancy Fraser un dualisme ontologique qui me semble relativement incompréhensible. Il y a d’un côté un système d’injustices économiques et un autre système d’injustices culturelles qui entrent en intéraction. Néanmoins l’auteure montre bien que dans la plupart des cas, les groupes sociaux souffrent des deux types d’injustice. Il y a bien en réalité une dimension économique de la plupart des luttes que l’on qualifie de culturelles et inversement.

 

Il me semble pour ma part qu’il faut partir d’une analyse matérialiste. Il n’y a de système autonome (ce qui ne veut pas dire indépendant) que lorsqu’il existe un rapport d’exploitation économique ( et pas seulement de discriminations économiques). De fait, Nancy Fraser a raison lorsqu’elle dit qu’à un bout du spectre des luttes dites “culturelles”, le mouvement gay n’est pas un mouvement pour une redistribution économique. Ce qui pour moi, montre qu’il ne s’agit pas d’un mouvement autonome, mais qui doit être rattaché à la lutte contre le système hétero-patriarcal, système qui repose sur une division sexuelle de travail qui induit une division sexuée de la société qui induit elle-même la contrainte à l’hétérosexualité.

De même comme le montre Nancy Fraser, les classes populaires ne souffrent pas seulement d’exploitation économique, mais de formes de mépris social. Il y a donc bien une dimension culturelle également dans ces luttes.

Il me semble en outre que Nancy Fraser oublie le fait que dans l’ensemble de ces luttes entre en jeu une dimension qui concerne le pouvoir de décision: les luttes ouvrières ont été aussi des luttes contre la hiérarchie dans l’usine, les luttes féministes ou les minorités victimes de racisme pour accéder à l’espace public et à des droits politiques.

De fait, un système d’injustice autonome est un système reposant sur une base matérielle et comprenant deux autres dimensions qui sont irréductibles à la première: culturelle et politique.

La condition de possibilité de l’existence d’un système autonome est en outre l’existence de mouvements sociaux autonomes luttant contre ce système: mouvement ouvrier contre le capitalisme, mouvement des femmes et minorités sexuelles contre le système hétéro-patriarcal, mouvement de racisés et de minorités ethniques contre le système raciste.

De fait, de manière générale, cela signifie en outre, selon moi, qu’il ne s’agit pas de partir de concepts aussi larges que ceux de redistribution et de reconnaissance pour théoriser ces questions, mais des mouvements pratiques existants et de leurs revendications dans une démarche pragmatique.

 

 

Irène Pereira

 

 

 

 

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