Petit abrégé de philosophie pragmatiste


0. La philosophie d’un point de vue pragmatiste: La notion de philosophie est bien souvent traduite par “amour de la sagesse”. D’un point de vue pragmatiste, il serait possible de retraduire par “enquête” ou “expérimentation en vue d’établir un savoir pratique”. 

 

0.1. Nous avons tous accepté un certain nombre d’idées reçues, d’opinions, de préjugés, de pré-notions, ne serait-ce que parce que, comme le rappelle Descartes, “nous avons été enfants avant que d’être des hommes”. 

 

0.2. L’enquête commence lorsque nous sommes confrontés à l’irritation du doute (Pierce). Ce doute apparaît du fait de la contradiction des opinions (scepticisme). 

 

0.3. La philosophie serait donc ce processus d’expérimentation vitale par lequel nous tentons de trancher entre des hypothèses contradictoires en vu d’établir des connaissances plus justifiées concernant la manière dont il serait souhaitable que nous menions notre vie. 

 

0.4. La philosophie, de manière générale, consiste à se demander s’il est possible et souhaitable de dépasser, par le raisonnement, la connaissance immédiate afin de parvenir à une connaissance rationnelle. Un premier doute surgit à ce niveau: certains courants philosophiques ont présenté comme nécessaire et souhaitable un tel dépassement (à commencer par Platon) tandis que d’autres ont fait de la connaissance immédiate le point de départ de toute connaissance (à commencer par Aristote), voire l’on jugée indépassable (comme le laisse entendre Nietzsche ). 

 

0.5. Mais même si on admet comme possible le dépassement rationnel de la connaissance immédiate (perceptions sensibles, opinions...), la modernité s’est divisée sur la voie à suivre pour refonder la connaissance. 

 

0.5.1. Une partie a tenté de fonder cette étude sur une connaissance de la nature entendue comme un savoir de la totalité dans la continuité des anciens (épicuriens, stoïciens...), c’est le cas par exemple de Spinoza… La tentative des sciences de la matière, de la vie, de la société d’expliquer l’individu humain par la matière, le biologique (Changeux, Damasio...) ou le social (Marx, Bourdieu...) relève de la même logique.  

 

0.5.2. Une autre partie a tenté de la fonder sur un sujet transcendant, une conscience pensante, capable de libre-arbitre, de produire de la signification, d’avoir des intentions, d’avoir des projets, de poursuivre des fins et des valeurs... : Descartes, Kant, Sartre, Ricoeur…En effet, la science moderne a supprimé les causes finales dans la nature pour en effectuer une analyse uniquement en termes de causes efficientes. La finalité se trouve donc renvoyée à un sujet humain transcendant la nature et donc spirituel.  

 

0.6. Le texte ci-dessous essaie de présenter un ensemble d’hypothèses philosophiques que le pragmatisme tente, selon nous, d’expérimenter . 

 

1. Le scepticisme: le scepticisme désigne ce courant philosophique qui fait porter le doute sur toutes nos prétentions à pouvoir établir une connaissance vraie. Le grand argument du scepticisme est celui du relativisme: toutes nos connaissances sont relatives à notre position et à nous-même. Il est possible de citer, parmi les arguments sceptiques et relativistes, les suivants: 

 

1.1 De fait, nous ne pouvons pas prétendre connaître la totalité, car nous faisons partie de cette totalité donc nous sommes juge et partie. Cette position rend notre connaissance relative (relativisme). 

 

1.2. Nous ne pouvons prétendre fonder notre connaissance sur le sujet, car si le sujet est le fondement de notre connaissance, quel critère sera le garant de ce fondement. (régression à l’infini – Agrippa). Il n’est pas possible de sortir du sujet et du monde pour comparer l’adéquation du discours du sujet au monde. 

 

1.2.1. N’étant pas possible de sortir du sujet pour comparer le discours ou la perception à la réalité, nous perdons le monde (Berkeley). 

 

1.2.2. Le sujet - “je” - ne peut être le fondement de notre connaissance, car celui-ci, en tant qu’unité stable, ne serait qu’une illusion issue de la structure de la grammaire (Nietzsche). C’est en effet le langage qui distingue le sujet et le verbe. 

 

1.3. De même, si la raison est l’instrument qui nous permet d’établir nos connaissances, quel sera le garant de la véracité de la raison (Montaigne)? 

 

1.4. Les sens non plus ne nous sont d’aucun secours car leurs informations sont relatives: ils se contredisent entre individus et pour un même individu, ils se contredisent entre eux. (Sextus Empiricus) 

 

1.5. Nous cherchons à établir la vérité, mais quel sera alors le critère de la vérité. 

 

1.6. Les valeurs ne sont pas dans les choses, elle sont donc relatives à celui qui les énonce. Or nos faits eux-mêmes supposent des interprétations et donc des valeurs. La vérité elle-même est une valeur, donc relative (Nietzsche). 

 

1.7. La notion de vérité n’est qu’une propriété de nos énoncés qui pourrait être abandonnée car elle ne leur ajoute rien (Rorty) 

 

1.8. Mais le sceptique doit douter lui même de son propre scepticisme. 

 

2. L’établissement de la vérité: Affirmer qu’”il n’y a pas de vérité”, c’est se contredire en énonçant au moins une vérité. Affirmer que “toute vérité est relative”, c’est se contredire en acceptant la relativité même de son propre énoncé. 

 

2. 1. La vérité est l’adéquation du discours à la réalité. Mais par quel critère pourrons-nous juger de cette adéquation entre le discours et la réalité? Il faudrait pouvoir adopter un point de vue surplombant, extérieur au monde, le point de vue dit “de Dieu”. 

 

2.2. Le scepticisme semble interdire toute démarche fondationnaliste: que ce soit en s’appuyant sur un sujet transcendant (conscience humaine ou Dieu), sur une connaissance de la totalité ou une ontologie. [ Fondationnalisme: le fait de fonder la connaissance sur un principe premier qui garantit la vérité et qui permet de la déduire intégralement ].  

 

2.3. En revanche, le scepticisme ne résiste pas aux exigences de la vie pratique : les plus grands destructeurs du scepticisme, ce sont l’action, le travail, les occupations de la vie courante (Hume). 

 

2.4. Le pragmatisme entend ainsi établir la validité de nos énoncés à partir de leurs effets pratiques et non en s’appuyant sur des principes premiers. La vérité, c’est ce qui nous est utile et ce qui nous est utile, c’est ce qui est vrai (James). Car avoir des connaissances vraies est utile. Le pragmatisme ne consiste pas à s’appuyer sur des principes métaphysiques pour résoudre les problèmes pratiques, mais à tenter de résoudre les interminables problèmes métaphysiques par la pratique. 

 

2.5. Mais le pragmatiste distingue entre la réalité, qui existe en soi, la vérité, qui est la correspondance de nos énoncés à la réalité, et enfin, la justification, qui est constituée des énoncés les plus rationnellement acceptables que nous possédons (Putnam, Habermas). De fait, nos connaissances ne sont que de l’ordre du vraisemblable. La vérité est la limite idéale de l’enquête (Pierce). 

 

2.6. La vérité d’un point de vu pragmatiste apparaît ainsi comme une idée régulatrice du discours, nécessaire à la vie sociale. Lorsque nous discutons, nous avons une prétention à la vérité dans ce que nous disons et nous nous référons à la réalité pour prétendre trancher nos différends. 

 

2.7. Il n’y a pas, pour le pragmatiste, de critères a priori de l’acceptabilité rationnelle. Nos critères de rationalité et d’établissement de la connaissance sont susceptibles de changer dans le temps (Putnam). 

 

2.8. Il n’est pas possible également pour un pragmatiste de faire une distinction tranchée entre faits et valeurs. Nos faits supposent des valeurs et nos valeurs présupposent des faits (Dewey, Putnam). 

 

2.8.1 En effet, nos classifications langagières et scientifiques supposent des valeurs. Dire par exemple que « le chat est sur le paillasson », pour reprendre l’argument de Putnam, c’est considérer implicitement qu’il est important de distinguer entre animal et objet. Le langage naturel induit des évaluations. 

 

2.8.2. Les termes du langage naturel portent avec eux des connotations - qui sont d’ailleurs susceptibles de changer dans le temps -, mais qui supposent des valeurs.  

 

2.8.3. Même les sciences de la nature ne peuvent pas se passer, au moins à un niveau méta-discursif, du langage naturel. Le langage symbolique de la logique ou des mathématiques suppose, pour être expliqué, le recours au langage naturel.  

 

2.8.4. Comme le montre Putnam, pour pouvoir affirmer que le nazisme est une bonne chose, il faudrait admettre des énoncés factuels contestables du type : « il existe des races supérieures », « il existe un complot juif mondial ». Nos jugements de valeur supposent eux-mêmes des jugements de fait pour être valides.  

 

2.8.3. Mais comme nous l’avons énoncé, le pragmatisme suppose qu’il est possible de justifier les faits et il suppose ainsi qu’il est également possible de justifier des valeurs (Putnam). L’absence de neutralité axiologique est irréductible, mais elle ne détruit pas la prétention à l’objectivité. 

 

2.9. Le pragmatisme suppose donc que c’est à partir de la pratique que nous pouvons établir des connaissances justifiées. Il se propose pour cela de mettre en place un processus d’expérimentation collectif (Dewey). 

 

2.9.1. Les hypothèses d'expérimentation du pragmatisme remettent en cause les dualismes philosophiques, à commencer par celui entre pratique et théorie, pluralité et unité, apparence et réalité...

 

3. Les hypothèses ontologiques du pragmatisme - la matrice naturelle, le “monisme pluraliste” - : Le pragmatisme, comme nous l’avons vu, se démarque de toute démarche fondationnaliste et part d’une théorie de la connaissance. Mais le fait qu’il s’appuie sur la pratique le conduit à émettre certaines hypothèses concernant le réel. 

 

3.1. En considérant que les connaissances naissent de la pratique, le pragmatisme tend à considérer que l’esprit est second par rapport à la nature. 

 

3.2. La totalité n’est qu’une hypothèse et notre expérience n’est que celle de la pluralité qu’il ne nous est donc pas possible d’unifier immédiatement.  

 

3.2.1. Le processus par lequel nous connaissons apparaît à James comme celui par lequel nous construisons l’unité du monde. Dans une telle conception, la connaissance n’est pas simple copie du monde, mais action sur le monde et donc création. La limite de cette hypothèse est celle de sa compatibilité avec l’horizon de la vérité.  

 

3.2.2. Néanmoins, Dewey pose comme hypothèse de départ de l’enquête la matrice naturelle. 

 

3.2.3. Comprendre comment il peut exister dans le monde à la fois une unité de la nature et de la pluralité, introduite par la temporalité, est un mystère dont l’élucidation ne peut être qu’un horizon de l’enquête.  

 

3.3. Le pragmatisme place donc comme première, en fait et en droit, l’hypothèse de la totalité naturelle plutôt que celle du sujet pensant. Il s’agit donc plutôt d’un naturalisme méthodolgique qu’une philosophie du sujet et de la conscience.  

 

3.4. En considérant que les connaissances naissent de la pratique, le pragmatisme établit une continuité entre pratique et théorie, entre activité matérielle et production spirituelle. C’est ainsi que la seconde hypothèse ontologique du pragmatisme est celle du continuisme : continuité entre la matière et la vie, continuité entre la vie et l’esprit. De fait, entre la matière, la vie et la pensée, il n’y aurait donc pas une différence qualitative, mais seulement de degrés. Le pragmatisme fait l’hypothèse d’un naturalisme continuiste (Dewey). 

 

3.5. Ce continuisme pluraliste est ce qui rend possible à la fois la continuité du temps et l’existence de création d’imprévisible nouveauté. C’est pour cela que selon Bergson, « le possible ne préexiste pas au réel ». Mais la capacité de rendre compte rationnellement de ce continuisme pluraliste est bien un mystère qui ne peut être que l’horizon de l’enquête. Le pluralisme semble donc être une hypothèse nécessaire par rapport au monisme pour que la totalité ne soit pas donnée dès le début et qu’il puisse y avoir de la nouveauté.  

 

3.6. Le continuisme a pour conséquence que le pragmatiste suppose que les catégories n’existent pas dans la nature. Les classifications sont une organisation de la réalité par le langage liée aux nécessités de la vie pratique (Bergson). De même, le principe de causalité est l’effet d’une induction liée à l’habitude (Hume). Nos critères de rationalité n’existeraient donc pas en soi dans la réalité, mais seraient des contraintes de notre pensée liées aux nécessités vitales et pratiques. 

 

3.6.1. Ainsi lorsque l’historien reconstitue la logique des faits historiques, c’est toujours après coup. Il introduit des relations de causes à effet afin de rendre plus intelligible le réel. Ce n’est toujours qu’a posteriori qu’un évènement devient possible (Bergson). 

 

3.6.2. William James a dit du pragmatisme qu’il est un nouveau mot pour d’anciennes manières de penser. De fait, il est possible de remarquer la proximité à certains égards des conceptions pragmatistes et de celles d’Aristote par exemple, notamment en ce qui concerne la contingence du monde sublunaire et le caractère vraisemblable de la rhétorique entre autres. 

 

 

3.7. Il s’ensuit que la nature n’est pas pensée comme une réalité fixe et immuable, mais au contraire comme un flux continu : évolutionnisme, transformisme et plasticité caractérisent la nature. Le pragmatisme distingue donc le naturalisme de l’essentialisme. Il y a donc un constructivisme de la nature elle-même: c’est celui de la transformation de la nature du fait d’un principe immanent de changement..  

 

3.7.1. Cette totalité vitale semble donc animée par une force interne aveugle que l’on pourrait qualifier d’”élan vital” (Bergson), de “vouloir-vivre” (Schopenhauer), de “conatus” (Spinoza), d’“entéléchie” (Leibniz)... 

 

3.8. De l’hypothèse du continuisme pluraliste, il s’ensuit que nous sommes tous des émergences issues de processus d’individuation de la totalité. Rendre compte du passage de la continuité à la pluralité individuelle constitue également un horizon de l’enquête. 

 

3.8.1 La totalité pourrait être pensée comme un organisme ayant son propre principe interne où tout est réciproquement fin et moyen. Mais cette première hypothèse présente les difficultés d’anthropomorphisation de la nature qui caractérise l’hylozoisme. Et au sein de la totalité, chaque individu vivant forme lui même un organisme. Ce sont en quelque sorte les notions de macrocosme et de microcosme dont la théorie de Leibniz porte encore trace. [Hylozoisme: théorie philosophique qui consiste à considérer que la matière est vivante et sensible par elle-même]  

 

3.9. La saisie de la totalité par laquelle l’esprit serait à même de rendre compte de comment il est issu de la nature est un horizon de l’enquête. En effet, l’adéquation de la pensée et du réel est ce que l’on appelle la vérité et cette dernière est la limite idéale de l’enquête. 

 

3.9.1 De même se situe à l’horizon de l’enquête le fait de rendre compte du passage de la matière à la vie, de la vie à la pensée. 

 

3.9.1.2 Il est ainsi possible, d’un point de vue pragmatiste, d’énoncer l’hypothèse selon laquelle la rationalité humaine pourrait être une sublimation de la sensibilité dans l’intérêt de la survie pratique. La rationalité et l’intelligence sont le passage de la réaction immédiate de l’instinct ou de l’émotion à la médiation du raisonnement. 

 

3.9.1.2.1. Concernant l’émotion, James soutient que ce n’est pas parce que nous avons d’abord une émotion de peur que nous tremblons, mais bien parce que nous tremblons que nous avons une émotion de peur.  

 

3.9.1.3. De même, il est possible d’émettre l’hypothèse, d’un point de vue pragmatiste, que l’évaluation comme activité humaine est la continuité du fait que chaque individu vivant tend a interpréter son environnement en fonction de ses normes vitales singulières. 

 

3.9.1.4. La conscience apparaît dans une telle conception comme un courant continu qui ne se distingue pas du tissu de l’expérience. Il y a donc une continuité entre la conscience du sujet de l’expérience et l’expérience elle-même, situés tous deux au niveau du même plan d’immanence (James). 

 

3.9.1.4.5. Ce courant de conscience est plus vaste que le sujet conscient. D’une part, parce qu’il émerge en continuité avec la matière. D’autre part, parce que ce que nous appelons généralement conscience apparaît comme la partie de nos perceptions et de nos souvenirs qui se trouvent activées par les nécessités de l’action pratique (James, Bergson) 

 

 

3.9.1.5. Le continuisme du pragmatisme induit une unité méthodologique des différentes sciences: sciences de la matière, sciences de la vie, sciences sociales, psychologie. 

 

3.9.1.5.1. Le pragmatisme ne prétend pas que la science introduit une rupture rationaliste avec l’expérience commune. Néanmoins le pragmatisme n’est pas un simple empirisme. Il est une expérimentation: ce qui implique le passage de l’expérience immédiate passive à l’expérimentation active qui valide des hypothèses à l’issue d’un processus.    

 

(voir sur la sociologie pragmatique/pragmatiste: Petits éléments de sociologie pragmatique)

 

4. Emergence de la culture : La compréhension de l’émergence de la culture humaine à partir d’un processus naturel est là aussi un horizon de l’enquête. 

 

4.1. L’hypothèse pragmatiste, qui découle du primat de la pratique, consiste à considérer que c’est par l’utilisation de ses organes vitaux comme « outils » et de la recherche de la satisfaction de ses besoins vitaux – ce que chez l’espèce humaine on appelle le travail - qu’est issu le processus qui a permis l’émergence du langage.

 

4.1.1. L’espèce humaine a donc des « outils naturels » dont les outils qu’elle fabrique ne sont que la continuité (Bergson), jusqu’à l’émergence de la science moderne.

 

4.1.2. Le processus de travail est celui par lequel les êtres humains, utilisant collectivement leur énergie vitale et leurs outils, font émerger le langage et les cultures humaines. « Les idées naissent de l’action” (Proudhon, « Etude sur le travail »).

 

4.1.3. Dans une hypothèse pragmatiste, la pluralité des cultures trouve sa condition de possibilité dans la plasticité même de la nature, qui n’est pas conçue comme fixe et immuable.

 

4.1.4. Le pragmatisme accorde ainsi une place importante à l’habitude dans la fixation des moeurs et des comportements individuels (Dewey).

 

4.1.5. S’il existe de la pensée sans langage et même si nos classifications sont inadéquates à la réalité, pour autant les humains, animaux sociaux, ne peuvent communiquer entre eux sur la réalité que par les catégories du langage. Les règles de fonctionnement du langage sont fixées par l’usage (Wittgenstein).

 

4.1.6. L’intelligence est donc avant tout un processus collectif (Dewey, Mead). L’intelligence individuelle est l’effet de processus d’individuation au sein de ce processus collectif.

 

4.1.7. L’explication du passage de la matérialité du monde à la signification constitue un horizon de l’enquête.

 

4.2. L’existence d’un langage capable de signifier le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible, fait passer les êtres humains d’animaux sociaux au statut d’animaux politiques (Aristote). En effet, il les rend capables de communiquer sur ces questions, de les discuter et de régler par la parole leurs divergences concernant l’utile.

 

4.2.1. Le pragmatisme partant de l’utile comme critère du vrai, faits et valeurs se co-impliquant, le juste et le bon ne peuvent pour le pragmatisme résider que dans l’utile. Il n’existe pas d’action désintéressée. Mais la notion d’utilité est ici définie comme utilité vitale.

 

4.2.2. Les êtres humains étant des animaux sociaux, le juste consiste dans leur utilité vitale collective. Mais cette utilité vitale ne peut être décidée a priori. Chaque individu étant singulier, l’utilité vitale collective ne peut être déterminée que par la discussion et non a priori. C’est pourquoi le pragmatisme est profondément une philosophie de la démocratie (Dewey). L’équilibration de la dimension absolutiste de chaque conscience monologique réside dans la discussion publique (Proudhon, Habermas).

 

4.2.3. L’individualité humaine, du fait de la continuité entre nature et culture, est la conséquence d’un processus à la fois biologique et culturel.

 

4.2.4. Les individus humains étant des individus sociaux, le pragmatisme fait l’hypothèse que l’utile commun est la condition de possibilité de réalisation de l’utile propre. C’est l’hypothèse que formule Dewey (dans Reconstruction en philosophie): l’individu, qui connaît son utile propre, est altruiste parce c’est ce qui enrichit le plus son individualité. Proudhon: “l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables”. Pour Dewey, l’engagement politique relève non seulement d’une recherche de l’utile commun, mais également d’un souci esthétique de soi (Shusterman).

 

4.3. L’explication de l’apparition de l’inégalité sociale fait partie de l’horizon de l’enquête pragmatiste. En effet, l’organisation sociale telle qu’elle existe actuellement témoigne d’un renversement des hypothèses de base du pragmatisme.

 

4.3.1. Comme le montre Dewey (dans Reconstruction en philosophie), alors que pour le pragmatisme, du fait du primat accordé à la pratique, le travail et l’activité technique constituent les fondements de la culture humaine, les sociétés occidentales depuis l’Antiquité ont dévalorisé ces activités au profit par exemple à Athènes de l’action politique et de la philosophie. La philosophie a affirmé la dualité de la pratique et de la théorie, et le primat de cette dernière sur la pratique. Ceci a induit un certain nombre d’autres dualismes tels que celui de la nature et de la culture, du corps et de l’esprit.... Or tout ceci est le reflet d’une organisation sociale inégalitaire dans laquelle une classe d’oisifs détient le pouvoir tandis que les classes laborieuses sont à leur service. L’affirmation de la connaissance et de l’activité politique comme des activités qui ont leur fin en elles-mêmes et qui ne poursuivent aucune utilité extérieure est une marque de ce renversement.

 

4.3.2. La modernité apparaît, dans un cadre pragmatiste en science, comme une réussite de la méthode expérimentale. L’émergence de la science moderne bouleverse profondément les processus d’innovation technique. C’est la constitution de la technoscience: les techniques modernes sont des applications des sciences.

 

4.3.3. La constitution de l’art comme une activité spécifique ayant sa finalité en elle-même apparaît également comme une marque de ces transformations. L’esthétique pragmatiste diverge de l’esthétique kantienne en considérant au contraire que l’art a une utilité vitale.

 

4.3.4. La modernité, en séparant des activités scientifiques présentées comme désintéressées, les activités des technosciences, le travail, l’activité artistique et l’activité politique, laisse transparaître, à l’instar du monde antique, les divisions sociales et les rapports sociaux inégalitaires qui la traversent.

 

4.3.4.1. Ces divisions aboutissent à un éclatement de l’agir humain, de l’expérience vitale. L’agir humain dans sa complétude est à la fois création, éthique et savoir.

 

4.3.4.2. Les travailleurs se trouvent dévalorisés, exploités et soumis à la rationalité instrumentale au profit des classes oisives. Le travail manuel et le travail intellectuel se trouvent divisés et ce dernier valorisé au détriment du premier.

 

4.3.4.3. La domination de l’activité instrumentale est liée à l’efficacité de la technoscience. Elle consiste à ne prendre en compte que l’adéquation des moyens à la fin pour établir l’utilité. Or au sein du système capitaliste, cette fin est l’accumulation du profit pour le profit. Or le pragmatisme suppose également une évaluation de la fin en fonction des conséquences qu’impliquent les moyens (Dewey, Théorie de la valuation).

 

4.3.4.4. De manière générale, l'ensemble de la société se trouve traversée par des dualismes sociaux qui ont une base matérielle l'exploitation spécifique du travail d'un groupe par un autre: exploitation du travail de la classe de sexe des femmes par la classe de sexe des hommes, exploitation du travail de la classe prolétaire par les classes capitalistes....

 

4.4. Le pragmatisme se donne donc pour idéal politique :

 

4.4.4. L’abolition des classes sociales au profit de la démocratie dans son sens le plus radical c'est-à-dire la remise en cause de l'ensemble des dualismes sociaux. Ce qui signifie la remise en cause des rapports sociaux inégalitaires et hierarchiques. 

 

4.4.4.1. La conception de l’éducation pragmatiste valorise ainsi la vie en commun car les êtres humains sont des êtres sociaux. L’unité de l’agir humain, où l’établissement des connaissances découle de la pratique, remet ainsi en cause l’opposition entre manuel et intellectuel (Proudhon , Dewey). Elle se veut de ce fait une éducation intégrale.

 

4.4.5. Un autre rapport à la nature que le rapport d’exploitation. En effet, l’espèce humaine est elle-même une espèce animale. Or l’exploitation de la nature induit par voie de conséquence l’exploitation de « l’homme par l’homme ».

 

4.4.5.1. Néanmoins, le pragmatisme est un humanisme pratique en ce sens que l’utile commun ne peut être déterminé que par ceux qui sont capables de communiquer entre eux. De fait, nul ne peut prétendre représenter les intérêts en soi des non-humains.

 

4.4.6. L’existence d’une hypothèse de continuité induit qu’il y a une continuité ontologique entre la nature et les technologies humaines. Néanmoins, le problème de la technique moderne c’est qu’elle ne se développe pas selon la logique de l’agir humain (évaluation des moyens par rapport à la fin et évaluation des fins en fonction des conséquences des moyens en vue d’établir l’utile commun à partir de la discussion des différents utiles propres), mais selon celui uniquement de la rationalité instrumentale

 

4.5. L’agir communicationnel subsume à la fois une dimension locutoire (renvoyant à l’agir instrumental), une dimension illocutoire (renvoyant à l’agir régulé), une dimension perlocutoire (renvoyant à l’agir dramaturgique). Ainsi constitue-t-il une tentative de réunifier les agir éclatés dans des sphères d’activités divisées par la modernité (Habermas).

 

4.5.1. Mais l’agir communicationnel est second du point de vue pragmatiste par rapport à la question de l’organisation inégalitaire du travail. Ainsi, seule une transformation de l’organisation des rapports sociaux peut instaurer les conditions de fait nécessaires à une éthique de la discussion.

 

5. L’action pragmatiste politique et éthique : Les caractéristiques de l’action politique et éthique du pragmatisme ne différent pas fondamentalement si ce n’est que la première vise l’utile commun tandis que la seconde vise l’utile propre.

 

5.1. L’hypothèse pragmatiste, c’est que la causalité n’existe pas en soi dans la nature. Mais une telle hypothèse ne résout pas à elle seule la question de savoir si un acte libre est possible. La réponse à ces questions ne peut se situer qu’à l’horizon de l’enquête.

 

5.2. Dans la pratique, nous avons besoin d’estimer la responsabilité des individus vis-à-vis de leurs actes. Le pragmatiste ne cherche pas à fonder philosophiquement un libre-arbitre. Il essaie de classifier les actes en s’intéressant au degré auquel chaque individu peut sembler cause de son acte comme le fait Aristote dans l’Ethique à Nicomaque.

 

5.2.1. En droit, cette conception rejoint celles du réalisme juridique. Alors que le jusnaturalisme fonde le droit sur l’existence d’un prétendu droit naturel et universel, le positivisme appelle droit ce qui est considéré comme tel par une société. Le réalisme juridique pour sa part consiste à s’attacher à l’activité consistant à produire une norme de droit à partir de l’examen de situations à chaque fois singulières.

 

5.3. L’action éthique et politique du pragmatisme possède des points communs avec la prudence (phronésis) chez Aristote. Elle consiste à raisonner non en remontant vers les principes, mais au contraire en s’attachant aux conséquences.

 

5.3.1. L’action pragmatiste suppose de délibérer sur les moyens. Mais elle se distingue de la délibération chez Aristote en ce sens qu’elle implique également une délibération sur la fin en fonction des conséquences pratiques induites par les moyens (Dewey).

 

5.3.2. L’action pragmatiste suppose de s’adapter à la situation à chaque fois singulière dans laquelle surgit le problème. Elle est expérimentation d’une hypothèse relativement à une situation singulière.

 

5.4. L’action pragmatiste utilise les idéaux comme des instruments nous incitant à l’action et comme des hypothèses à expérimenter (Dewey). C’est cet usage qu’étudie Sorel à propos de ce qu’il appelle le « mythe de la grève générale ».

 

5.5. Pour le pragmatiste, il ne semble pas exister de fin finale, toute fin devient un instrument à son tour pour une autre fin (Dewey).

 

5.6. L'action politique pragmatiste s'appuie non pas sur la représentation, mais sur l'action directe (Pelloutier), ce qui rejoint chez Dewey, la notion de self-government. 

 

5.6.1. En effet, la représentation politique suppose une distinction entre ceux qui sont compétents et ceux qui sont incompétents. Or la compétence politique dans la conception pragmatiste ne s'acquiert pas par une science a priori du politique, mais par la participation, c'est-à-dire qu'elle relève de l'expérience. 

 

5.6.1.1. Cela signifie d'une part que l'action politique pragmatiste ne suppose pas qu'une théorie précède le mouvement de transformation sociale. C'est par l'action directe que se constitue la théorie.

 

5.6.1.2. Cela signifie d'autre part que cette action suppose la participation directe, donc la démocratie directe. Il est néanmoins nécessaire de distinguer mandat représentatif, mandat représentatif avec un contrôle direct a posteriori et mandat impératif. 

 

5.6.1.3. L'action politique de transformation pragmatiste est une action collective reposant sur l'intelligence collective (Dewey) et la force collective (Proudhon).

 

5.6.1.4. L'action politique de transformation pragmatiste ne pouvant s'appuyer sur aucune science apodictique de l'histoire s'appuie sur des hypothèses qu'elle expérimente. L'une d'elle est celle de la continuité entre les moyens et les fins: continuité entre dans les formes de prise de décision, de décision, entre revendications immédiates et objectifs à long terme, dans les formes d'action.

 

5.6.1.5. L'action politique de transformation pragmatiste fait ainsi de la non-violence non pas un dogme, mais une hypothèse à expérimenter. 

 

6. L’existence, l’émancipation, la mort : L’anti-fondationalisme du pragmatisme induit plusieurs hypothèses concernant ces aspects de la vie humaine.

 

6.1. Contrairement à ce qu’affirme William James, et au contraire en accord avec ce qu’affirme Dewey, le pragmatisme ne suppose pas l’hypothèse de l’existence de Dieu. Si en effet la totalité ne peut être cause d’elle-même et qu’il lui faut une cause, quelle sera alors la cause de la cause de la totalité (Hume)? Il est ainsi inutile de multiplier les entités sans nécessité.

 

6.2. Se demander pourquoi le monde existe est une impossibilité logique d’un point de vue pragmatiste. En effet, le pragmatiste part de l’hypothèse qu’il ne peut sortir du monde pour parvenir à une connaissance de surplomb du monde.

 

6.3. L’hypothèse pragmatiste dans sa version la plus radicale consiste à penser que nous sommes les parties d’une grande totalité vivante. Ainsi nous ne sommes pas éternels par l’unité de notre conscience qui se dissout à la mort, mais par la matière qui nous compose. Mais l’hypothèse d’un hylozoïsme ne saurait être qu’une hypothèse au vu des problèmes qu’il pose par rapport à notre conception moderne de la rationalité et de la nature.

 

6.4. L’attirance amoureuse et la reproduction peuvent être alors conçues comme faisant partie du processus par lequel la totalité naturelle tend à se pluraliser et à s’individuer.

 

6.5. L’existence pragmatiste apparaît donc d’un point de vue éthique comme la recherche de son utile propre. Celui-ci suppose la participation à l’utile commun car les êtres humains sont des êtres sociaux. La recherche de la vérité est utile, c’est pourquoi elle fait partie de l’horizon de l’existence pragmatiste.

 

6.6. Si nous appelons émancipation ce processus par lequel nous tentons de poursuivre à la fois notre utile propre et l’utile commun qui soient les plus acceptables rationnellement, ce processus d’émancipation ne saurait être purement intellectualiste, mais est le fruit d’une expérimentation concrète. Il ne suffit pas de connaître pour se transformer, il faut expérimenter. La philosophie est ainsi savoir pratique, avant que d’être un savoir théorique.

 

6.7. Le processus par lequel les individus, et l’espèce humaine de manière générale, ont besoin de connaître leur utile propre fait partie du processus par lequel la totalité naturelle, par l’évolution, tend à se connaître elle-même.

 

Bibliographie pragmatiste selective:

 

- Le pragmatisme un mot nouveau pour d’anciennes manières de penser:

(Eléments pragmatistes dans les oeuvres de...)

 

Aristote :

De la physique (le monde sublunaire)

Les politiques (l’homme comme animal politique)

La rhétorique

L’ethique à Nicomaque ( le volontaire et l’involontaire, la délibération, la prudence)

 

Hume David:

Dialogues sur la religion naturelle

Enquête sur l’entendement humain

 

Marx Karl:

L’idéologie allemande - Thèses sur Feuerbach

 

Proudhon Pierre-Joseph:

Les confessions d’un révolutionnaire (définition de la liberté)

Solution du problème social (expérimentation sociale)

La guerre et la paix (conception continuiste et non réductionniste de la force et du droit)

“Etude sur l’éducation”, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise

“Etude sur le travail”, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise

“Etude sur les Idées”, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise

Du principe de l’art de sa destination sociale

Du principe fédératif

De la capacité politique des classes ouvrières

 

- Pragmatistes classiques:

 

Pierce Charles Sanders:

“Comment fixer la croyance”

“Comment rendre nos idées claires”

 

James William:

Le pragmatisme

La signification de la vérité - Une suite au pragmatisme

Philosophie de l’expérience - un univers pluraliste -

Précis de psychologie (courant de conscience)

Essais d’empirisme radical

La théorie de l’émotion

 

Dewey John:

La logique - la théorie de l’enquête

Reconstruction en philosophie

Expérience et nature

Human nature and conduct

Individualism old and new

Le public et ses problèmes

Théorie de la valuation

Une foi commune

Démocratie et éducation

L’art comme expérience

“La démocratie créatrice”

 

Mead Georges Herbert:

Le moi, le soi et la société

 

Des auteurs proches du pragmatisme classique:

 

Bergson Henri:

Essai sur les données immédiates de la conscience

Matière et mémoire

L’évolution créatrice

“Le possible et le réel”

“La conscience et la vie”

“Sur le pragmatisme de William James - Vérité et réalité”

 

Sorel Georges:

Introduction à l’économie moderne

Réflexion sur la violence

La décomposition du marxisme

Les illusions du progrès

Matériaux pour une théorie du prolétariat

 

Poincaré Henri:

La valeur de la science

Science et méthode

 

Duhem Pierre:

La théorie physique, sa structure, son objet

Sauver les phénomènes

 

(S’il existe des controverses épistémologiques entre ces deux derniers auteurs, via la discussion des thèse d’Edouard Le Roy par Poincaré, ils peuvent néanmoins être tous deux rapprochés d’une épistémologie pragmatiste).

 

Néo-pragmatistes:

 

Putnam Hilary:

Raison, Vérité et histoire

Représentation et réalité

Le réalisme à visage humain

Fait/valeur: la fin d’un dogme

 

Habermas Jurgen:

La technologie et la science comme idéologie

Morale et communication

Théorie de l’agir communicationnel

L’éthique de la discussion

Droit et démocratie

 

Shusterman Richard:

L’art à l’état vif

Vivre la philosophie

Conscience du corps - Pour une soma-esthétique

 

Auteurs développant des aspects pragmatistes:

 

Wittgenstein Ludwig:

Investigations philosophiques

Cahier bleu

Cahier brun

Remarques philosophiques

 

Austin John Langshaw:

Quand dire, c’est faire


Barbier René:

La recherche-action

 

Boltanski Luc:

De la critique- Précis de sociologie de l’émancipation.

 

Mattew B. Crawford, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. 

 

Autres lectures (pragmatisme relativiste): Montaigne, Nietzsche, Rorty, Latour

 

 


 

 

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