Beinin J. et Vairel F. éd., Social Movements, Mobilization and Contestation in the Middle East and North Africa

Stanford, Stanford University Press, 2011, 308 p. + XIII, préface, bibliographie, index.

Par Nada Chaar

Résumé:

 

Se démarquant de l’idée d’un exceptionnalisme arabe ou musulman, mais aussi d’études antérieures qui se sont contentées d’illustrer et de valider les concepts-clés de la théorie des mouvements sociaux, notamment celui de structure des opportunités politiques, l’ouvrage se propose une approche relationnelle et dynamique qui intègre les perceptions des acteurs et leurs pratiques tout en insistant sur l’importance des menaces perçues davantage que sur les opportunités. Il tente également de se démarquer d’une vision romantique qui tend à surestimer les intérêts, valeurs et objectifs communs pour analyser la façon dont mouvements et stratégies se construisent dans le conflit tout en se donnant pour tâche de prendre en compte les actes quotidiens de contestation et de résistance. Il montre que les répertoires de la contestation peuvent également être l’enjeu de luttes qui participent du processus de formation de l’identité des acteurs. Les auteurs reviennent également sur le concept de « société civile » et avec lui sur l’idée d’une démocratisation qui accompagnerait le réveil des sociétés formées de citoyens libres et informés.

 

La première partie  porte sur les pratiques de contestation en régimes autoritaires. Frédéric Vairel, à partir de l’Egypte et du Maroc, montre que les mobilisations de grande échelle et l’émergence d’une « société civile » ne s’accompagnent pas nécessairement d’une démocratisation progressive. En étudiant des trajectoires d’islamistes, il critique le couple modérés/radicaux, qui n’est pas toujours opérationnel pour décrire les identités politiques locales et leurs recompositions. Enfin, il souligne que les effets de la répression sont plus compliqués que le simple binôme répression/radicalisation ou répression/dissuasion, puisque la répression peut aussi avoir pour corollaire avec une transnationalisation des conflits, l’adoption de stratégies légalistes et des changements de répertoire d’action destinés à éviter les confrontations directes avec le pouvoir. Pascal Menoret interroge d’anciens militants islamistes dont il analyse le désengagement en rapport avec un malaise provoqué par les attentats du 11 septembre, le fonctionnement hiérarchique et autoritaire des groupes islamistes et la répression étatique. Il montre comment la mobilité entre groupes et le repli sur des formes alternatives d’engagement liées à des groupes informels bâtis sur des liens d’amitié amènent les anciens militants à s’investir dans de nouvelles activités, culturelles notamment. Il montre également l’érosion progressive des ces groupes et de leurs activités en lien avec le contexte politique et l’épuisement des ressources militantes et humaines. Marie Duboc étudie la relation au militantisme politique des intellectuels égyptiens anciens militants de partis et organisations de gauche pendant les années 1960-70. Elle analyse notamment les dynamiques de lassitude (« social fatigue »). Plutôt que de désengagement, elle préfère parler de décentrement du militantisme, insistant ainsi sur la fluidité de la frontière entre engagement et désengagement et sur le rôle des réseaux, qui ont aussi pour fonction de permettre à la protestation de devenir diffuse et cachée. L’attente joue une place importante, les idéaux n’étant pas abandonnés mais seulement ajournés, et l’opposition individuelle permettant de concilier désillusionnement et rôle public de l’intellectuel.

 

La partie 2 s’intitule « se mobiliser pour ses droits ». Joe Stork, qui analyse trois décennies de militantisme pour les droits de l’homme au Maroc, en Turquie, au Bahreïn et en Egypte, se demande pourquoi les mobilisations sont plus efficaces dans certains régimes autoritaires que dans d’autres. Il pose la question de savoir si elles répondent seulement à des opportunités politiques ou si elles ne contribuent pas également à les produire. Il s’intéresse aux acteurs des mobilisations et aux recompositions de leurs rôles dans le temps (avec notamment la montée de l’islamisme). Il pose également la question de l’efficacité des ressources apportées par les ONG étrangères dans un contexte où les régimes en place ont tendance soit à récupérer le discours occidental des droits de l’homme soit à le présenter comme une menace contre la souveraineté nationale. Zeynep Gülru Göker étudie l’exemple des femmes turques qui vont, entre 1995 à 1999, protester chaque samedi sur la place Galatasaray, contre la disparition de membres de leur famille, faisant ainsi face à une répression policière qui explique en grande partie la fin de ce mouvement non-violent, non institutionnel et sans appartenance idéologique affichée. L’auteur se propose ici de réinterroger les limites du « politique » et la place du genre. Elle montre notamment que, face à l’ambivalence de l’Etat, qui déploie une attitude mêlant violence et paternalisme, les femmes de Galatasaray viennent à la fois reproduire leur rôle traditionnel, celui du deuil, et réinventer le rôle public des femmes, notamment en redonnant toute leur place aux émotions lorsqu’elles demandent à l’Etat de rendre des comptes à ses citoyens. Jeanne Hersant étudie l’exemple de la BTTDD, une organisation turque reconnue, qui se donne pour but de défendre les Turcs de Thrace occidentale de nationalité grecque. Elle montre, à travers la relation ambiguë de l’organisation à l’Etat turc, que protestation et lobbying peuvent coexister dans un même répertoire d’action. Elle montre également comment la BTTDD se réapproprie un répertoire d’action d’origine européenne et vient surimposer le lexique des droits de l’homme à des thématiques au départ assimilées à l’extrême droite nationaliste, dans le but à la fois de garder de bonnes relations avec l’Etat et de recevoir des subsides de l’Union européenne. Ces recompositions accompagnent l’extension du réseau militant et l’arrivée d’une nouvelle génération de militants.

 

La partie 3 traite des mouvements sociaux d’inspiration islamiste. Roel Meijer travaille sur l’organisation égyptienne Jamaa Islamiya pour montrer comment elle passe d’une stratégie de violence à une volonté de se faire reconnaître par l’Etat comme une association d’intérêt public. Dans un contexte de durcissement de la répression dans les années 1990, l’organisation entame une révision idéologique qui compte davantage sur la vertu et la modération que sur la violence pour réformer la société et qui fonde le bien commun sur une relation contractuelle entre les citoyens et l’Etat destinée à promouvoir le droit des personnes.  

Anne-Marie Baylouny s’intéresse aux femmes du Hezbollah pour étudier les dynamiques internes qui impulsent le changement dans les mouvements sociaux. A partir des programmes féminins de la chaîne al-Manar, elle étudie le rôle central des femmes dans l’évolution du discours du parti et notamment dans sa stratégie d’ouverture aux autres communautés confessionnelles, montrant ainsi l’importance des disputes entre différents groupes au sein d’une même organisation.

 

La partie 4 traite des conflits du travail. Joel Beinin analyse le mouvement des travailleurs égyptiens entre 2004 et 2009. Contre l’idée d’une société postmoderne dans laquelle les mobilisations de classe seraient en recul, il montre comment plus de 2 millions de travailleurs égyptiens se sont investis entre 1998 et 2009 dans différents types d’actions collectives, dans un contexte de restructuration économique néolibérale qui, par la menace qu’elle représente sur l’emploi et les droits des travailleurs, a joué paradoxalement comme une opportunité. Dans un régime autoritaire, il montre que les travailleurs se conçoivent moins comme des individus qui défendent leurs droits que comme les membres de réseaux familiaux et amicaux qui servent de base à des mobilisations qui sont essentiellement locales et qui se passent d’entrepreneurs de mobilisation. L’auteur insiste particulièrement sur quatre éléments : la base essentiellement économique des mécontentements, qui n’empêche pas les mobilisations d’acquérir un caractère politique lorsqu’elles tournent à la critique du régime, l’importance de la perception que les acteurs ont des menaces économiques qui pèsent sur eux, la variété des répertoires d’actions et le rôle des femmes.

Emre Ongün, à travers l’exemple de la KESK (confédération turque des syndicats de salariés du public), membre de la Confédération européenne des syndicats, pose la question de la valeur des ressources, notamment lorsque celles-ci font l’objet d’un transfert au niveau international. Alors que la KESK a une culture marxiste d’opposition à l’Etat fondée sur la lutte des classes, la Confédération européenne des syndicats privilégie la négociation et le dialogue social. Néanmoins, la première, dans le souci de se couvrir contre la répression dont elle fait l’objet en Turquie, tente de se rapprocher de la seconde en utilisant le discours sur le dialogue social comme un moyen de contrer l’Etat sans pour autant remettre en question ses fondements idéologiques. Malgré tout, les ressources qu’elle peut recevoir de la Confédération européenne restent peu exploitées, en grande partie parce qu’elles apparaissent comme une contrainte.

Montserrat Emperador Badimon étudie, avec les diplômés chômeurs du Maroc, l’exemple d’un type de mobilisation qui porte sur un objectif particulier (trouver un emploi pour ses membres dans le secteur public), se proclame apolitique et fonctionne sur un système sophistiqué d’incitations de type olsonnien. L’auteur montre qu’en réalité, pragmatisme et apolitisme permettent des réalignements et des changements de stratégie dans lesquels la mémoire militante, inscrite dans des carrières et des savoir-faire militants, joue un rôle essentiel, l’horizon de faisabilité tel qu’il est perçu par les membres étant un déterminant très important de l’action.    

 

En cours d’écriture au moment du déclenchement de ce qu’on a appelé « le printemps arabe », l’ouvrage vient souligner l’existence dans les régimes autoritaires du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord de mobilisations et de formes de contestation plus ou moins diffuses mais bien réelles longtemps avant le mois de décembre 2010. Les auteurs expliquent le succès des protestations par une décennie de mobilisations qui ont fait une brèche dans la « barrière de la peur » (p. 250) créée par les régimes pour se maintenir en place. C’est cette brèche qui aurait permis aux Egyptiens et aux Tunisiens de faire l’expérience de l’engagement pour une cause noble, annulant ainsi les coûts de l’action collective et transformant l’effort en une gratification.

 

Notre avis sur l’ouvrage :


Social Movements, Mobilization and Contestation in the Middle East and North Africa contribue clairement à dissiper l’impression d’une explosion de colère déclenchée par l’accumulation de frustrations brutalement devenues insupportables. Il permet aussi de relativiser l’idée inverse que les habitants du Maghreb et de l’Egypte ne seraient pas prêts pour la démocratie après la chute soudaine des régimes autoritaires dans lesquels ils sont nés. Sans se placer dans une perspective téléologique qui en feraient une sorte de préambule au « printemps arabe », les auteurs (qui écrivent de toute façon avant l’événement) montrent l’ampleur des mobilisations précédentes et leur variété mais surtout la grande diversité des acteurs, dont les expériences, les stratégies et les valeurs sont à la fois très éloignées de celles qui caractérisent l’engagement dans nos démocraties occidentales et qui ont en même temps un rapport à l’engagement et des logiques d’investissement dans l’action très proches de celles que nous connaissons. En effet, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord aussi, on voit les citoyens opter pour un engagement distancié et pragmatique qui fait passer les objectifs à atteindre avant l’adhésion idéologique et se place même en dehors des logiques organisationnelles, par méfiance à l’égard des acteurs traditionnels de la contestation et du monde politique. Les contributions, en s’intéressant aux femmes, posent également la question du genre de l’engagement, soulignant, encore une fois, la diversité des logiques d’entrée dans la contestation et la diversité des pratiques de revendication des droits.   

 

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