Repolitiser l'intersectionnalité ! (II)

 

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DEUXIEME PARTIE DE L'ENTRETIEN: 

 

4) IRESMO : Vous avez opposé dans vos analyses deux approches des rapports sociaux : l’une qui tend vers le monisme, l’autre vers le pluralisme. On pourrait peut-être référer cette opposition en termes philosophiques au monisme hégélien, dont Marx serait un héritier, et au pluralisme perspectiviste de Nietzsche dont le post-structuralisme assumerait la continuité. Dans ce cas, y aurait-il une ontologie philosophique qui serait selon vous à même de traduire le holisme méthodologique que vous défendez ?

 

Sirma Bilge : Faut-il vraiment soumettre l'intersectionnalité à la loi du père? La question que vous me posez me pousse à encadrer l'intersectionnalité par la discipline philosophique – une discipline dominée par les hommes blancs alors que l'intersectionnalité est une pensée forgée par les femmes de couleur. La visée de mes propos dans l'article qui semble être à l'origine de la question que vous me posez – un article paru dans L'Homme et la société qui, je dois souligner, a été rédigé en 2007, accepté pour publication en 2008, même si le numéro en question a pu être publié seulement en 2011, n'est pas tant une volonté d'élever l'intersectionnalité théoriquement en la faisant converser avec Hegel ou Nietzche ou Marx, qu'un effort de schématiser, donc de simplifier, un débat qui commençait déjà à me paraître de plus en plus orienté vers des virtuosités intellectuelles coupées de la praxis, même si à l'époque j'étais loin de mesurer les effets néfastes de ces tendances sur l'intersectionnalité. Je ne suis pas intéressée à transformer l'intersectionnalité en une Grand Theory ou un méta-récit avec une explication totalisante du social. Si d'autres trouvent important d'avancer dans cette direction, libres à eux, mais ce n'est pas mon cas. L'intersectionnalité tel que je conçois et pratique ne cherche pas une place au Panthéon. Toutefois, je dois admettre que ce type de gymnastique intellectuelle m'a attirée par le passé– j'ai été tentée, et ce non sans plaisir intellectuel, par une volonté de mesurer l'intersectionnalité à l'aune de quelques "grands sociologues" (hommes blancs, ça va de soi!). Quelle était la part des contraintes institutionnelles dans cette orientation? De l'enjeu de l'obtention de tenure (permanence et promotion au rang de professeure agrégée) dans le complexe industrialo-académique? Ou encore d'une quête de légitimité au sein de sa discipline en tant que nouvellerecrue des questions minoritaires, des champs marginalisés, ou d'une volonté peut-être d'être intégrée dans sa discipline, prise au sérieux par ses pairs. J'ai dû écouter sans broncher un des grands sociologues français m'évangéliser tour à tour que l'intersectionnalité n'était pas sociologique et que la sociologie était intersectionnelle depuis Durkheim. Cette violence épistémique qui vise à discipliner la pensée qui trouble, car visiblement ce sociologue était plus dérangé par ce que je faisais que moi par ce qu'il faisait, je la repère mieux maintenant qu'il y a quelques années, et je crois être mieux outillée pour la confronter. Il ne s'agit pas là d'un mea culpa candide, pas plus qu'un désaveu de ce que j'ai pu écrire il y a quelques années, mais plutôt un souci de penser et de tenter d'éclairer rétrospectivement ce qui me semble participer de façon importante du contexte de cette orientation, en même temps que d'esquisser le mouvement de ma pensée sur ces questions. À présent, je vois d'un autre œil les appels disciplinaires à "élever théoriquement l'intersectionnalité", et m'interroge de quelle façon ceux-ci participent des logiques qui colonisent une théorie produite par des féministes de couleur et la déclarent entre les lignes 'pas assez théorique' – l'histoire de la relégation des théories des minorisés, des femmes et des queer de couleur, à un statut inférieur de donnée brute ou de témoignage haut en couleur est assez longue et éloquente. En ce sens, je soutiendrai qu'il ne faut pas seulement répolitiser l'intersectionnalité, mais aussi la décoloniser.

 

5) IRESMO : Une autre controverse apparaît présente au sein de ce champ de recherche : faut-il concevoir les systèmes ou les rapports sociaux comme intégralement co-construits ou comme ayant une certaine autonomie ? Ainsi, par exemple la disparition des rapports sociaux capitalistes impliquent-ils nécessairement la disparition des rapports sociaux de sexe ou au contraire peut-on supposer qu’ils possèdent une certaine autonomie qui conduirait à leur subsistance ? Comment vous situez vous par rapport à ce problème théorique ?

 

Sirma Bilge : Il s'agit là d'une question qu'on a tendance à débattre dans les milieux universitaires européens de façon purement théorique et spéculative, sans ancrage dans la recherche empirique, ni de toile de fond politique explicitée. Pour moi, ce niveau de discussion abstrait et spéculatif nuit clairement au potentiel analytique et politique de l'intersectionnalité; il est incapacitant, car ildétourne l'attention. La manière dont cette question cadre le débat m'incite à répliquer par une demande de précision des auteurs et des travaux qui défendraient l'optique désignée comme rapports sociaux 'intégralement co-construits'. D'ailleurs c'est quoi au juste intégralement co-construit? Si ce qui est entendu par cela est une équivalence, là je peux en dire deux ou trois choses.

Ma compréhension de l'intersectionnalité ne défend nullement une équivalence des rapports sociaux de pouvoir, qui conduit à l'aplanissement des différences, et ne s'oppose pas à leur mise en isolation (temporaire) pour des besoins analytiques ou intervention politique ou pédagogique. Je vais essayer de développer ma réponse de manière concrète, en l'infléchissant en fonction des champs d'application de l'intersectionnalité: en recherche (théorique ET empirique), en activisme, comme outil institutionnel d'évaluation des politiques publiques, et comme pédagogie.

Pour la recherche intersectionnelle, contrairement à ce que l'on a tendance à croire, la relation entre divers opérateurs de pouvoir, ou axes de différenciation et hiérarchisation sociales, ne doit pas constituer une question théorique dont on règle le sort a priori, mais bien une question empirique. La question qui se pose n'est pas donc de défendre a priori l'une des deux conceptions que suggère la question posée, mais bien de les utiliser stratégiquement en fonction des besoins empiriques et politiques. On doit donc éviter de défendre de façon dogmatique l'une ou l'autre vision, comme on doit éviter l'écueil des hiérarchies a priori entre les rapports de pouvoir socialement significatifs, sans toutefois rejeter ces hiérarchies quand elles ressortent de l'analyse empirique.

Dans l'activisme, la visée principale de l'intersectionnalité est de rendre visible et de contester les dominations et marginalisations engendrées par des luttes sociales non-intersectionnelles pourtant progressistes. Le défi est de forger une éthique intersectionnelle de collaborations non-oppressives entre divers mouvements sociaux ayant un "agenda" (désolée de l'anglicisme) de justice sociale, mais aussi entre milieux militants et universitaires, où on évite l'instrumentalisation de l'autre, le tokenism (par pure forme), la confiscation de la parole de l'autre sous couvert d'intégration (dans le mouvement ou dans le centre de recherche…). L'autonomie relative des mouvements est indispensable pour la viabilité des collaborations non-oppressives, sinon on risque de retomber dans une compétition et accusations réciproques 'votre lutte (secondaire) divise notre lutte (fondamentale)'. À ce niveau aussi, il s'agit d'éviter une posture dogmatique endossée a priori, car la poursuite de l'objectif de justice sociale nous enrôle simultanément dans divers mouvements où nous sommes amenés à faire des choix, à instaurer des priorités, donc une certaine hiérarchisation des urgences d'agir… Ainsi, une situation politique peut justifier, comme le contexte actuel du racisme antimusulman grimpant en France, la mise en relief exclusive de cette oppression de telle façon qu'elle puisse conduire à un déficit de sensibilités intersectionnelles qu'on peut décider de tolérer (ou mettre entre parenthèse) étant donné l'urgence d'agir en priorité. Je peux ainsi appuyer une lutte antiraciste que je juge urgentissime, sans épouser l’ensemble de son vocabulaire (que je peux trouver par moment sexiste et hétérosexiste).En d'autres mots, on peut défendre l'intersectionnalité des luttes politiques sans que cela ne se transforme en un retrait de toute action politique qui ne répondrait pas à un "idéal" intersectionnel.

Comme outil institutionnel, on est pris à ce chapitre par le cadre imposé par l'institution et le "mandat" pour lequel l'intersectionnalité est à déployer. Je donnerai l'exemple d'une tâche demandée par un ministère canadien (du gouvernement fédéral) qui consistait à envisager à compléter l'outil ACS/GBA ("analyse comparative entre les sexes/gender-based analysis", mieux connu en contexte européen comme gender mainstreaming) par l'intersectionnalité, ou en d'autres termes, de développer les sensibilités intersectionnelles de l'ACS/GBA en pensant à sa mise en œuvre concrète. Quand on participe à un travail collaboratif comme celui-ci, le point de départ est le rapport social de genre, tel qu'il est pensé et institutionnalisé dans le contexte canadien. Il a donc une autonomie concrète ancrée dans les politiques et les pratiques institutionnelles. Les autres rapports sociaux sont seulement à penser plus tard, à articuler autour de cet axe qui est donné. Le défi est d'arriver à décentrer le genre sans l'évacuer et le faire sans provoquer de rupture avec le travail déjà effectué dans l'institution. Sans égard à ce qui a déjà été fait, il est facile de tomber dans une posture arrogante d'intellectuel critique qui dénoncerait les fémocrates –actrices féministes œuvrant dans l'appareil de l'état qui sont déjà aux prises avec des ressources réduites à peau de chagrin sous un gouvernement conservateur anti-féministe1. L'éthique de collaboration non-oppressive entre milieux activistes et universitaires ne doit pas oublier cette autre composante qui est ni adversaire, ni alliée d'office, mais doit être considérée en fonction de contextes de coopération ou de conflit.

Et enfin, dans la pratique pédagogique, la question des relations entre les rapports sociaux de pouvoir me semble tout aussi complexe et épineuse. Un enseignement intersectionnel qui ne voit pas l'utilité des traitements analytiques stratégiquement isolés (des axes pris singulièrement, isolés artificiellement –au sens où ils se trouvent articulés dans la réalité) risque d'être contreproductif en aplanissant les différences. L'intersectionnalité peut être reçue dans un contexte comme le nôtre marqué par l'hégémonie des discours de déni, des discours des "post", selon lesquels nous serions, dans les sociétés occidentales, à une ère jovialement post-féministe, post-raciale (ou post-racisme), sans luttes de classe, sans hétéronormativité (gay-friendly) etc., comme une banalisation des rapports de domination, que de toute façon on serait tous à la fois dominant et subordonné, qu'il n'y aurait pas de vrais privilégiés, ni de vrais opprimés. Dans une visée pédagogique intersectionnelle axée sur la production des savoirs contre-hégémoniques et transformateurs, il est nécessaire d'ajuster son enseignement aux besoins du contexte et d'éviter tout dogmatisme dans son approche des relations entre les axes du pouvoir. Ainsi, quand on enseigne à une classe majoritairement blanche, le travail nécessaire pour initier une prise de conscience critique vis-à-vis du privilège racial, la blanchité, peut nécessiter l'abandon stratégique, et temporaire, de l'idéal intersectionnel, pour réussir cette intervention pédagogique.2 Car, une introduction intempestive (trop précoce) de l'intersectionnalité peut très bien devenir dans certaines classes un outil de dispersion et de déviation du rapport de domination en question qui crée un malaise dans la classe. Par expérience, je peux dire que plus la classe enseignée est homogène et majoritaire sur le plan X, plus le rapport social X doit être isolé (artificiellement) afin d'éviter que les autres rapports soient instrumentalisés pour minimiser celui-là. Il faut donc être extrêmement prudent avec l'intersectionnalité dans son enseignement, être attentif àcomment elle est reçue, ce que les étudiants en font, comment ils la mobilisent et pour quoi faire. Cette attention est d'autant plus importante quand cet enseignement comporte des matières épineuses, où il est question de domination raciste, d'exploitation capitaliste, du patriarcat, de l'hétérosexisme, va à contre-courant., Car il dit "non ce n'est pas fini", ces inégalités et discriminations ne sont pas réductibles à l'œuvre de quelques individus mal ajustés, "few bad apples" (quelques pommes pourries qui sont encore racistes, sexistes, homophobes…), elles ne sont pas non plus des anachronismes, des déviances par rapport au fonctionnement normal des technologies et rationalités de gouvernance des démocraties occidentales libérales à l'ère de la modernité avancée et du capitalisme globalisé, et qu'il ne suffit pas de changer les mentalités par l'éducation.

 

6) Votre réponse sur les coalitions peut appeler une interrogation dans le contexte français où la gauche radicale est marquée par une forte tradition anti-cléricale, voire anti-religieuse et matérialiste athée : quel est le rapport des théories intersectionnellles aux critiques de l’aliénation religieuse ?

 

Sirma Bilge : Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu un travail qui s’inscrirait dans une telle critique en soi, mais je ne suis pas une spécialiste des religions. Il y a des travaux qui montrent le rôle organisationnel important que certaines églises black ont joué dans la résistance contre l’oppression raciste aux États-Unis, sans compter les figures comme Martin Luther King. Je pense qu’on peut avancer sans trop de risque une vision similaire au débat sur la “famille” comme source d’oppression des femmes, un discours hégémonique au sein de la 2ème vague du féminisme blanc nord-américain, qui a été contré par les féministes noires, lesquelles n’avaient pas un accès aussi facile à cette institution oppressante! Toute une autre histoire –héritage de l’esclavage qui a empêché les noirs de former des familles. Elles ont aussi fait valoir que dans une société raciste, la famille pouvait être un refuge important et non une source d’oppression sans nuance.... Je pense que d’une perspective intersectionnelle, on apporterait ces nuances à un cadrage des religions comme intrinsèquement oppressives envers les femmes. Je pense aussi que ces nuances faisaient cruellement défaut dans les débats français sur le "voile islamique" qui a mené à l'adoption d'une loi discriminatoire et à des pratiques d'exclusion qui dépassent aujourd'hui les cadres prévus dans la loi (il n'est prévu nulle part dans la loi que les mères voilées ne peuvent pas être accompagnatrices dans les sorties scolaires ou encore qu'il est permis de les harceler quand elles viennent chercher leurs enfants à l'enceinte de l'école). Il est navrant mais pas vraiment surprenant que dans ces débats les féministes françaises se sont majoritairement (et non exclusivement heureusement!) rangées du côté d'une lecture oppressante envers les femmes voilées qui étaient traitées soit comme des aliénées (argument de fausse conscience) soit comme des jouets (inconscience) des "intégristes". En bout de ligne, elles étaient dépouillées de leur agentivité (agency). J'ai trouvé utile de penser à ces oppressions à partir d'un cadre intersectionnel (voir Bilge 2010a) qui m'a aussi permis de réfléchir à la question de l'agentivité des femmes religieuses pratiquantes.
Aussi, dans certains contextes sud-américains aussi, sans oublier les conversions forcées et le rôle des églises dans l’ethnocide des populations amérindiennes (cela concerne le Canada aussi étroitement), les analyses intersectionnelles regarderaient les contextes et les déploiements car “la religion” peut servir à des fins hégémoniques comme contre-hégémoniques (notamment la “redécouverte” ou “l’invention des traditions” servant dans certains contextes à des fins de résistance et d’empowerment des subalternes). Je pense par exemple au courant progressiste réformiste Ijtihad (ictihat en turc) au sein de l'Islam, les exégèses féministes du Coran (voir par exemple les travaux de la féministe islamique Amina Wadud) en islam, il s'agit là des forces de changement de l'intérieur vers une plus grande justice qui seraient délégitimées par un cadrage rendant les religions disons anti-féministes d’office. Celui-ci rendrait aussi ces positions de sujet politique impossibles, ou intenables. Ces questions seraient donc matière à analyse et non à régler par une prise de position a priori.

 

Lire également :

 

Fanny Gallot, « Enjeux et défis de l’intersectionnalité. Entretien avec Sirma Bilge », Contretemps, 30/04/12. Disponible sur : http://www.contretemps.eu/fr/interventions/enjeux-d%C3%A9fis-lintersectionnalit%C3%A9-entretien-sirma-bilge

 

Bilge, Sirma, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe »Revue L'Homme et la Société, n° 176-177, 2010/2-3, p. 43-64.

 

Bilge, Sirma, « Théorisations féministes de l'intersectionnalité »Diogène. Revue internationale des sciences humaines, n° 225, janvier-mars 2009, p. 158-176.

 

 

 

1 Il suffit de rappeler toutes les coupures budgétaires à ce chapitre imposées par le gouvernement conservateur, ainsi que le vote de la Ministre responsable de la condition féminine au Canada, Rona Ambrose, en faveur de la criminalisation de l'avortement au Canada en septembre 2012 – un projet qui a échoué.

2 Voir Luft, Rachel. 2009. "Intersectionality and the Risk of Flattening the Difference. Gender and Race Logics, and the Strategic Use of Antiracist Singularity." The Intersectional Approach. Transforming the Academy through Race, Class & Gender. Michele Tracy Berger & Katleen Guidroz (eds.), The University of North Carolina Press. Pp. 100-117.

 

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Irène Pereira (lundi, 03 décembre 2012 13:07)

    Je remercie Sirma Bilge pour l'entretien qu'elle a bien voulu nous accorder.

    J'aimerais réagir à son texte concernant la question des religions.

    Il me semble que c'est peut-être un point faible des théories de l'intersectionnalité aujourd'hui de ne pas prendre en compte la spécificité de l'oppression religieuse.

    Celle-ci ne se réduit pas aux débats féministes. Il peut après tout y avoir des courants féministes islamiques comme il y a des courants féministes chrétiennes.

    Néanmoins, cela n'épuise pas à mon avis la question d'une spécificité de l'oppression religieuse. Je me permets de renvoyer à deux textes que j'ai écris où je développe plus largement cette position:

    1) "Pour une analyse de l'oppression religieuse !"
    Disponible sur:
    http://iresmo.jimdo.com/2012/12/02/pour-une-analyse-de-l-oppression-religieuse/

    2) "Théologie de l'Etat", Le courrier, 24 octobre 2012.
    Disponible sur:
    http://www.lecourrier.ch/102788/theologie_de_l_etat

    Cordialement,

    Irène Pereira