Le Gall L. et Offerlé M. dir., La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXè-XXIè siècle, PUR, 2012, 416 p.

Compte rendu de lecture, par Nada Chaar

Résumé :

L’ouvrage, dans la lignée d’analyses désormais bien connues, adhère à une définition élargie du politique (voir bibliogprahie indicative à la fin de l'article). Issu d’un colloque réunissant des sociologues, politistes et historiens, il réunit des contributions, centrées sur l’Europe contemporaine (en fait surtout la France), qui se donnent pour objectif de se départir d’une vision légitimiste, normative, substantialiste ou fixiste du politique tout en s’intéressant, dans une perspective dynamique, aux frontières et aux frottements entre le champ politique et son hors-champ. Il s’agit d’étudier « les formes, les pratiques, les activités, les expressions qui, faute de bénéficier d’une reconnaissance et d’une légitimité de la part des prescripteurs et des agents les plus influents du champ, sont « rejetées » en dehors de ce champ quand bien même elles participent pleinement ou accessoirement de sa constitution » (p. 16).

 

La première partie, « Des pratiques institutionnelles informelles », pose la question du repérage du politique. En s’intéressant aux formes officieuses que prennent les tournées provinciales de préfets sous la IIIè République, G. Tanguy montre comment l’informalité peut être une pratique d’Etat et d’administration par le bas. C. Rougier, à travers l’exemple de la fête des Ponts à Limoges, montre comment l’euphémisation et la mise à distance du politique peuvent être le moyen d’une politisation limitée des classes populaires. S. Dechezelles montre quand à elle comment le carnaval de Limoux, sous des allures populaires, contribue à  la perpétuation d’un ordre légitime qui fonctionne en partie sur des mécanismes d’exclusion sociale et politique. En s’intéressant aux pratiques de cooptation au sommet de l’Etat et aux pratiques d’enrôlement des citoyens peu politisés en ex-RDA, J. Rowell montre que, sous le socialisme d’Etat, l’informel trouve sa place aussi bien dans les sphères du pouvoir que dans la relation avec les administrés, contribuant ainsi à la légitimation même de l’Etat.

 

La deuxième partie, « Disqualifications de la politique informelle », se place dans la « zone d’indétermination où les actes et les paroles peuvent être investis d’un sens politique selon des modalités inattendues, non convenues, donc possiblement inconvenantes » (p. 104). E. Fureix, à travers l’iconoclasme politique dans la première moitié du XIXè s., analyse la façon dont cette pratique, disqualifiée par les autorités, peut être le lieu d’une appropriation de la souveraineté à une époque où la participation politique est le privilège d’une élite.

A. Lignereux vient remettre en question l’idée que la Vendée, pays de bocage, serait un espace peu politisé en analysant l’entreprise de dépolitisation menée après la Révolution par la monarchie auprès des anciens groupes contre-révolutionnaires. G. Malandin analyse quant à lui les rumeurs et les bavardages comme des véhicules d’information et des opérateurs de sociabilité qui sont, dans la France censitaire, les supports d’une sensibilisation ordinaire des individus aux enjeux politiques. P. Cossart et J. Talpin, montrent comment la coopérative ouvrière de Roubaix, à laquelle le Jules Guesde dénie pourtant toute légitimité politique, est un lieu d’organisation du mouvement ouvrier mais aussi d’acquisition d’une conscience de classe, d’éducation des ouvriers et d’acculturation réciproque de la communauté locale et du socialisme.

 

La troisième partie, « La politique sans en avoir l’air », se démarquant d’une « lecture trop politique de l’informel » (p. 185), vient réinscrire le politique dans une profondeur sociale. Avec le charivari en Labourd intérieur, X. Itçaina montre que cette pratique carnavalesque s’inscrit à la fois dans une logique de préservation de la communauté et dans des conflits socio-économiques, ne revêtant que tardivement, avec sa folklorisation à partir des années 1970, une dimension politique. A. Verjus, avec l’exemple des « dîners de veuve » et des relations informelles à l’intérieur du champ politique français au XIXè, montre que les motivations de la décision politique peuvent être eux-mêmes non politiques en s’inscrivant dans des logiques d’intérêts individuels. M. Della Sudda analyse la façon dont, sous la IIIè République, le catholicisme est le lieu d’une politisation des consciences féminines, l’obéissance religieuse pouvant se révéler paradoxalement propice à l’affirmation d’une autonomie de décision politique. J. Beaugé vient remettre en question la « thèse du fichu islamiste », pour montrer que la politisation de la question du voile en France ne s’accompagne pas de la politisation de l’acte de se voiler, perçu par les musulmanes, par ailleurs peu informées sur ces enjeux politiques, comme un acte purement personnel et religieux. F. Jobard, en analysant les infractions à dépositaires de l’autorité publique dans les quartiers défavorisés de Melun, fait l’hypothèse que, loin de constituer une remise en question par leurs auteurs de l’ordre politique, leur augmentation serait la conséquence mécanique de la délictualisation et de la judiciarisation croissante des violences physiques ou verbales depuis les années 1990. Y. Raison du Cleuziou analyse le braconnage des animaux protégés comme une action symbolique qui s’adresse à l’Etat pour rejeter son emprise sur le territoire, ce qui revient à donner une dimension politique à la question de la nature, pourtant présentée par les politiques publiques en termes d’expertise et non d’enjeux politiques partisans.

 

La quatrième partie, « les frontières du politique », invite le chercheur à éviter les écueils de l’expertise et du substantialisme mais aussi du relativisme, en s’intéressant à l’articulation entre les discours des acteurs et le jeu politique institutionnel. C. Passard étudie les pamphlets, qui ne peuvent plus être assimilés, sous la IIIè République, à de l’infrapolitique, mais qui se démarquent de la politique institutionnelle en la critiquant et en contribuant à la « politisation d’un espace public populaire, oppositionnel et émotionnel, distinct de l’espace public bourgeois gouverné par la raison » (p. 317). A ce titre, ils contribuent néanmoins à canaliser la violence politique. C. Hamidi montre que l’engagement associatif n’a pas d’effets mécaniques de politisation et propose une théorie des effets limités et cumulatifs, qui prend en compte les chances de politisation différentes des individus en fonction du type d’association, de leur proximité avec les responsables et de leurs propres dispositions incorporées. P. Marichalar montre comment une médecine du travail qui se donne une mission militante en termes de préservation de la santé des salariés recourt à l’euphémisation du caractère politique de ses positions en les inscrivant dans une légitimité de type scientifique et professionnel. Contrairement à une conception classique du vote comme processus individuel de décision, et dans un contexte de faible influence des cadres partisans, C. Braconnier montre comment, en France, les groupes sociaux primaires et secondaires peuvent agir comme un stimuli sur la participation électorale dans les quartiers socialement défavorisés au moment des élections les plus importantes, compensant ainsi les handicaps sociaux des individus.

 

Notre avis sur l’ouvrage :

L’ouvrage propose, de façon intéressante, d’élargir la définition du politique en le sortant des simples questions de participation et de compétence et en le débusquant en dehors des sphères partisanes et des lieux de décision politique. Cela permet d’aborder comme potentiellement politiques des questions qu’on aurait spontanément identifiées comme relevant de la sphère privée, du social ou de l’économique.

 

Si nous avons trouvé intéressantes les quatre thématiques retenues, celles de l’informel dans l’institutionnel, des disqualifications de l’informel, du politique qui n’en est peut-être pas et des frontières du politique, les découpages entre elles ne nous ont pas toujours paru des plus évidents, sans doute parce que de nombreuses contributions renvoyaient à plus d’une thématique à la fois. Mais surtout, l’ouvrage nous a paru proposer deux lectures, présentées comme complémentaires, mais qui nous ont paru potentiellement conflictuelles, de la place de l’informel.

 

Si la plupart des contributions avaient tendance à insister sur l’omniprésence du politique, d’autres semblaient le nier pour faire ressortir des logiques d'un autre ordre. Ainsi, remettre en question le caractère politique du voile islamique ou des infractions à dépositaires de l’autorité publique, c’est peut-être aussi redire que la politique, son identification ou sa revendication comme telle, mais aussi sa pratique, restent le privilège d’une élite. Si les processus d’euphémisation du politique décrits dans beaucoup de contributions sont analysés comme ce qui permet, paradoxalement, de faire participer davantage d’individus et de groupes au champ politique, on peut quand même se demander si on ne peut pas faire l’analyse inverse : l’euphémisation et le consensus sont peut-être surtout au contraire une façon de faire oublier les enjeux mêmes du conflit politique, qui sont en grande partie sociaux. A ce titre, les frottements, aux frontières du politique, entre ce qui l’est et ce qui ne l’est pas peuvent aussi être lus de deux façons différentes. La première serait d’y voir, comme beaucoup de contributions le font, une reconfiguration permanente du champ, par inclusion d’éléments nouveaux. Mais on pourrait aussi insister sur les mécanismes d’apaisement des conflits qui accompagnent ces processus d’inclusion et d’institutionnalisation, aboutissant également à une neutralisation des éléments menaçants et subversifs. C’est peut-être cette tension qui fait la richesse de l’ouvrage : la politique sans en avoir l’air, est-ce le politique donné à tous ou le social parcourant le politique ?

 

 

Bibliographie indicative :

Arnault L. et Guionnet C. dir, Les frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, PUR, 2005.

Bourquin L. et Hamon P. dir., La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen-Age, Rennes, PUR, 2010. 

Darras E. dir., La politique ailleurs, Paris, PUF-CURAPP, 1998.

Lagroye J. dir., La politisation, Paris, Belin, 2003.

Leca J., « Le repérage du politique », Projet, n°71, janvier 1973, p. 11-24.

Martin D.-C. dir., Sur la piste des OPNI (Objets politiques non-identifiés), Paris, Karthala, 2002.



 

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Masticating Juicer (dimanche, 28 avril 2013 18:08)

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