Le syndicalisme révolutionnaire et la critique de l’Etat et des partis politiques comme théologico-politique

 

 

Les théoriciens syndicalistes révolutionnaires qui écrivent dans la revue Le mouvement socialiste ne cessent de souligner que le syndicalisme révolutionnaire est anti-étatique. Ils appuient les justifications de leur position sur une critique du caractère théologique de l’Etat et des partis politiques.

 

Extraits commentés d’Edouard Berth, “Politique et socialisme”, in Le mouvement socialiste , janvier 1904

 

L’unité idéologique du parti peut être assimilée à un dogme religieux et les partis politiques à des sectes religieuses ou à des églises. Avec la constitution des partis politiques, la démocratie républicaine a remplacé les églises religieuses par des églises politiques (au contraire pour sa part, le syndicalisme révolutionnaire ne réunit pas les travailleurs sur la base d’une idéologie, mais d’une unité de condition objective):

 

L'ancienne société était fondée sur la subordination de l'individu à une tradition sociale et religieuse rigoureuse ; la démocratie est venue pour libérer l'individu. Mais, pour accomplir cette œuvre, elle a soumis l’individu à une nouvelle convention, la convention de Parti.[...]

L'individu est entré. Il a franchi la porte de la nouvelle église. La cathédrale religieuse où l’on trouvait dans la prière la paix de l'âme, s'était effondrée; mais voici que s’ouvrait une nouvelle cathédrale; on n'y priait plus, on y discutait, on y pérorait ; on ne s'y agenouillait plus, on s'y dressait dans toute la majesté du Peuple Souverain ; on n'y écoutait plus en silence le sermon du ministre d'un Dieu indiscutable ; on y pouvait parler soi-même, répondre en homme libre à l'orateur qui, librement, s'adressait à d'autres hommes, ses concitoyens. Quelle différence I Là, le silence, la soumission ; ici, le bruit de la vie, la liberté, la souveraineté. L'individu fut ébloui ; il ne prit pas garde que dans cette nouvelle cathédrale, si l'on parlait plus, on ne pensait pas davantage ; que le programme remplaçait le catéchisme, et que le politicien officiait à la
place du prêtre; il ne connut que l'ivresse du prisonnier évadé”.

 

Les syndicalistes révolutionnaires se situent dans la lignée des analyses de Proudhon. Ils considèrent que l’Etat républicain n’a pas rompu avec la structure théologique de l’Etat de la monarchie de droit divin. La notion de volonté générale de Rousseau a repris la forme théologique de la transcendance du politique par rapport au social.

 

Si la démocratie a dévié jusqu'ici, c'est qu'elle a été obsédée du fantôme de l'unité métaphysique ; elle a conçu, à la suite de Rousseau, la souveraineté du peuple comme une sorte d'entité planant au-dessus des citoyens et exigeant d'eux une aliénation totale de leur liberté. La démocratie, dès lors, n'a pas réellement socialisé le pouvoir; elle a continué les traditions de l'ancien régime ; le peuple souverain fut doté d'un droit divin analogue à celui des rois ; on eut un despotisme démocratique au lieu du despotisme royal, et d'aucun purent estimer que celui ci était encore préférable à celui-là”.

 

 

Berth reprend la critique du contrat social de Rousseau sous la forme qu’en a donné Proudhon. Pour ce dernier, la société n’implique pas un contrat unique, mais une pluralité de contrats. C’est ce qui a conduit Proudhon à élaborer sa théorie du fédéralisme.

 

Mais la vérité, c'est qu'il n'y a pas un contrat social, exprimant une fois pour toutes une volonté générale, métaphysique et abstraite, d'un peuple érigé en entité, — volonté qui enchaînerait pour toujours les volontés particulières des citoyens ; — mais il y a des contrats sociaux, perpétuellement renouvelables, où s'expriment des volontés générales éphémères, et que rédigent, pour la solution de problèmes précis et sans cesse nouveaux, les citoyens librement et temporairement associés. Par le contrat social de Rousseau, abstrait, éternel et transcendantal, les libertés individuelles abdiquent et s’effondrent ; il ne reste debout que l'entité État, minotaure à l'appétit sans cesse aiguisé et formidable. Par des contrats sociaux incessamment renouvelables à propos d'objets communs perpétuellement nouveaux, comme la vie sociale elle-même, les libertés individuelles s'unissent sans s'aliéner, restent entières dans l'acte même qui les engage, et ne font par leur union que se fortifier les unes les autres. Le problème que pose la vie sociale a toujours été de concilier l'autorité et la liberté, de subordonner celle-là à celle-ci, de résorber le pouvoir, toujours rebelle, dans le corps social lui-même formé des libres citoyens. Mais une force ne s'incline devant une autre force, que si celle-ci est réelle ; si elle ne rencontre devant elle que le vide, elle déborda et envahit tout”.

 

La démocratie républicaine repose sur un individualisme libéral. Les individus sont considérés comme des atomes. Les partis apparaissent comme des intermédiaires chargés d’opérer une synthèse des opinions.

 

L'individu, comme le concevait le XVIIIe siècle, n'était qu'une abstraction, un atome ; le peuple n'était que la collection de ces atomes ; il formait un tout, comme des pommes de terre, réunies dans un sac, forment un tout, pour reprendre une image pittoresque de Marx. Et c'est de ce tout qu'on veut extraire une volonté générale ! Mais il est clair qu'il n'y a en lui que des velléités très individuelles ; et que s'il s'en dégage une volonté, elle sera tellement abstraite et imprécise, qu'elle se transformera très aisément en la volonté de certains groupes mettant l'intérêt social au service de leurs intérêts privés. Entre l'individu et l'Etat, les partis se sont interposés, soi-disant pour faire l'éducation de la masse, opérer la synthèse des opinions et mettre le pouvoir au service du peuple. En réalité, les partis ne font pas et n'ont jamais voulu faire sérieusement l'éducation de la démocratie; la synthèse d'opinions qu'ils réalisent a toujours été très empirique, — chimistes qui mettent dans leur cornue, non des jugements précis sur un problème clairement posé, mais bien plutôt des sentiments frustes et des enthousiasmes faciles sur des questions générales très obscures”.

 

Les partis politiques s’inscrivent dans le cadre de la logique d’une démocratie libérale. Il sont positionnés sur le marché politique de la concurrence électorale.

 

Loin de mettre le pouvoir au service du peuple, ils ne voient dans la politique qu'une industrie dont ils se constituent, eux et leurs clients électoraux, les gros actionnaires ; et loin de projeter sur les actes du gouvernement la clarté qui en chasserait l'arbitraire et ferait du contrôle démocratique une réalité, ils servent bien plutôt d'écran, derrière lequel les fantaisies et les incohérences des gouvernants peuvent se donner libre cours. [...]”.

 

L’anticléricalisme de la république ne doit pas masquer son caractère religieux. En effet, si la République rejette la religion chrétienne, c’est au profit d’une autre religion le patriotisme donc la conséquence est le militarisme:

 

Ce que les antidreyfusards n'admettaient pas, c'était, non pas qu'il fût loisible de violer les règles essentielles du droit, mais ce qui est bien différent, que des officiers aient pu les violer. Et cette religion patriotique» qui donc l'a cultivée, développée, nourrie dans le cœur du pays, sinon les républicains eux mêmes ? La République a choyé l'armée plus que n'importe quel régime ; elle l'a mise sur un autel ; elle lui a voué un culte”.

 

Extraits commentés d’Olivetti, ’”Action directe et médiation”, Le mouvement socialiste, juillet-décembre 1909:

 

Dans un article de 1909, Olivetti oppose l’action directe du syndicalisme révolutionnaire à la médiation de l’Etat et de la démocratie représentative. La médiation étatique est une forme de l’aliénation religieuse dans laquelle la capacité politique, qui s’exprime dans l’action directe, est aliénée par le mécanisme électoral dans une action indirecte.

 

Olivetti fait une analogie entre l’Etat et Dieu: les hommes politiques sont à l’Etat ce que le clergé est à Dieu. Les deux prétendent exercer le rôle de représentants, d’intermédiaires entre la divinité et le peuple:

 

La médiation devait devenir ensuite l'instrument d'un être nouveau, du moins dans sa forme moderne et actuelle, tel qu'il est sorti des modes concrets de l'évolution séculaire de la bourgeoisie : l'Etat. L'Etat a été appelé le Dieu laïc, l'Omnipotent, l'Omniscient, le Grand Fétiche. Le système de la médiation laïque trouva son dispositif dans le parlementarisme qui est ouvertement l'organisation civile de la médiation vis-à-vis de l'Etat. Sillonné de parenthèses d'action directe, comme dans les grandes journées révolutionnaires, désormais le système de la médiation parlementaire est introduit dans tous les pays civilisés et y domine indiscuté, si ce n'est par l'anarchisme qui en est la négation abstraite, par le syndicalisme, qui en est la négation concrète, créatrice d'un ordre nouveau. L'Etat est le Dieu lointain, le gouvernement, et les trois pouvoirs, comme la Sainte-Trinité, sont les émanations de la divinité; les députés, les conseillers généraux, municipaux, etc., sont les saints intercesseurs et médiateurs. L'action directe reste dans le champ de la philosophie, de la science, mais la médiation triomphe de nouveau dans le domaine politique”.

 

Le réformisme politique est l’équivalent d’un processus religieux: il rend indispensable l’intervention de prêtres pour intercéder, en faveur du peuple, auprès de la divinité :

 

Le réformisme adopte comme méthode le parlementarisme qui est la méthode même de la médiation bourgeoise. Il considère, à son tour, l'Etat comme un Dieu lointain à fléchir et à se rendre propice. II s'agit seulement de changer les mauvais intercesseurs par les siens et la réponse de Dieu sera favorable aux classes ouvrières. Dieu élargira les lois sociales élaborées par les députés, les saints laïques, les anneaux
de la chaîne alexandrine, les représentants de l'intellectualisme alexandrin”.

 

Le réformisme utilise l’action parlementaire indirecte et s’oppose à l’action révolutionnaire qui s’appuie sur l’action directe. Il transforme le prolétariat en un troupeau passif et pacifique:

 

Le réformisme s'efforce de réduire le prolétariat en un troupeau électoral, de le dissuader de l'étude directe lies grands problèmes, de le rendre dépendant de l'église socialiste sous la direction du parti, avec ses apôtres voyageurs, ses frères quêteurs, ses inquisiteurs, ses bedeaux, ses sacristains, ses encenseurs et
ses croques morts.

 

Mais surtout, l'action directe est le grand obstacle au nouveau cléricalisme socialiste et rend inutile la grande machine qu'ils ont construite avec beaucoup de peine.

 

L'action directe tuera la médiation alexandrine, catholique et bourgeoise”.

 

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