La raison publique chez Proudhon (2)

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I- La raison publique chez Proudhon, un rationalisme pragmatiste

 

 

Dans la première partie de cette intervention, je vais donc m'intéresser plus particulièrement à la manière dont la notion de raison publique chez Proudhon peut être lue comme constituant un aspect de son pragmatisme philosophique. Je vais centrer mon analyse plus spécifiquement sur deux dimensions de ce pragmatisme philosophique lié à la notion de raison publique: l'anti-fondationnalisme et l'équilibration des antinomies par la raison dialogique.

 

 

A- L'anti-fondationalisme de Proudhon: l'élimination de l'absolu

 

 

 

La théorie de la raison publique chez Proudhon se situe dans une perspective post-kantienne de limitation des pouvoirs de la raison en prenant acte de l'incapacité de la raison à résoudre un certain nombre d'antinomies. Proudhon admet ainsi l'incapacité de la raison à trancher le problème de la fondation de la causalité à partir d'une cause première, que celle-ci soit un premier principe transcendant au monde ou que la totalité soit sa propre cause immanente. Proudhon a bien noté que la critique de la métaphysique qu'effectue Kant atteint aussi bien la tentative de recherche d'une fondement transcendant que la tentative d'une connaissance de la réalité en soi, d'une ontologie. L'anti-fondationalisme de Proudhon a donc deux versants: la critique d’établir un principe premier transcendant (tel que l’effectuent les rationalistes idéalistes comme Descartes ou Leibniz), mais également la tentative d'une fondation immanente à partir d'une connaissance de la totalité (tel que l'implique le naturalisme spinoziste et ses héritages matérialistes mécanistes du type par exemple de celui du baron d'Holbach).

 

 

 

Proudhon entend donc se situer dans le sillage de la critique kantienne telle que le positivisme d'Auguste Comte, auquel il fait référence, en a pris acte: “La science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l'absolu, si difficile à trouver; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences”[10]. La science moderne ne se donne ainsi pas pour objectif d'établir les causes premières ou finales, mais simplement des rapports. Elle est phénoménaliste et non réaliste: elle ne prétend pas établir une explication en soi de la réalité, le principe de causalité ne pouvant se tirer de l'expérience. Tout comme John Dewey dans Reconstruction en philosophie[11], Proudhon voit dans l'oeuvre de Francis Bacon l'avènement de la science moderne qui tranche, non pas tant avec l'empirisme de la connaissance ordinaire, qu'avec les spéculations de l'intellectualisme philosophique dogmatique qui entendait déduire la réalité à partir de principes premiers.

 

 

Le fondationalisme métaphysique ne se trouve pas uniquement du côté de l'idéalisme, qui cherche à fonder la connaissance sur l'intuition intellectuelle d'un premier principe spirituel, mais il se trouve également du côté de l'immanence du matérialisme, qui prétend connaître la nature en soi du réel décrit, comme matériel et déterminé par le principe de causalité: C'est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure. [...] Vous ne sentez pas l'ironie profonde de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout à la fois le matérialisme et la théologie?” [12].

 

 

La notion d'absolu pour Proudhon ne disparaît pas totalement néanmoins. En effet, elle reste l'horizon de la science. En effet, il ne pourrait y avoir de prétention scientifique cohérente s'il n'y avait pas une prétention à la vérité, c'est-à-dire à l'adéquation parfaite entre le discours scientifique et la réalité: « notre science, tout expérimentale qu'elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l'affirmation de l'absolu ; en même temps" qu'elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l'absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l'absolu”[13]. Ce que refuse Proudhon, ce n'est pas que la science tende à établir la vérité, mais qu'elle prétende pour cela s'appuyer sur des premiers principes, des axiomes, vrais: « je le [l'absolu] nie en tant qu'objet de science, et comme tel pouvant servir de point de départ à aucune connaissance légitime, non-seulement des choses naturelles, mais aussi des surnaturelles”[14]. L'absolu ne saurait servir de fondation apodictique aussi bien aux sciences de la nature (Dieu) qu'à la psychologie (le Cogito) ou à l'éthique (l'impératif catégorique).

 

 

Proudhon revient dans cette étude sur les raisons qui lui ont fait tester l'hypothèse de Dieu dans Philosophie de la misère[15]. Proudhon recourt à Dieu non comme un fondement transcendant du savoir dont le caractère véridique reposerait sur une intuition intellectuelle, mais seulement comme une hypothèse métaphysique. Mais, ajoute Proudhon, l'examen empirique de cette hypothèse conduit à la détruire.

 

 

 

L'importance de l'élimination de l'absolu à la fois comme orientation politique et philosophique avait déjà été affirmée par Proudhon dans son ouvrage Philosophie du progrès (1853): « Ce qui constitue, enfin, mon originalité comme penseur, si je puis m'en attribuer quelqu'une, c'est que j'affirme résolument, irrévocablement, en tout et partout, le Progrès, et que je nie, non moins résolument, en tout et partout, l'Absolu. »[16]. Il s'en suit qu'il ne s'agit pas de poser la vérité comme fondement, mais comme un processus: « D'où il suit que l'essence de l'esprit étant le mouvement, la vérité, c'est-à-dire la réalité, aussi bien dans la nature que dans la civilisation, est essentiellement historique, sujette à progressions, conversions, évolutions et métamorphoses. Il n'y a de fixe et d'éternel que les lois mêmes du mouvement, dont l'étude forme l'objet de la logique et des mathématiques ».[17] Ce refus de l'absolu est à la fois philosophique et politique. A l'absolu philosophique (Dieu comme principe premier transcendant ou comme substance immanente de la réalité) répond en politique l'absolutisme du despotisme.

 

L'absolutisme politique, c'est l'unification et la centralisation des pouvoirs, tandis que l'anarchie est marquée par le pluralisme. A l'immobilisme des conservateurs s'oppose ainsi le progressisme des socialistes.

 

 

L'affirmation du progrès, du mouvement, Proudhon la tire de l'intuition sensible. Si le sensualisme ne peut pas nous donner accès à une réalité fixe, il nous confronte à l'expérience phénoménale du changement, de la mobilité, de la pluralité. Par une induction et une généralisation de la succession, l’entendement tire de l’expérience la notion de mouvement. Mais qui dit mouvement, progression, ne dit pas nécessairement progrès moral en soi: « De savoir maintenant si la somme des faits coupables diminue, si celle des actes vertueux augmente, c'est une question sur laquelle on peut disputer à loisir, mais dont la solution nous paraît en fait impossible, et en tout cas inutile. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a compensation à toutes les époques entre le bien et le mal, comme entre le mérite et le démérite, et que la condition la plus favorable pour la société est celle où le mouvement dans la justice s'accomplit avec la moindre oscillation, dans un équilibre qui exclut également les grands sacrifices et les grands crimes. »[18] Ainsi, il n'y a donc pas une fin ultime qui serait incarnée par un certain état politique et philosophique, une synthèse absolue, au sens de Hegel, mais il s'agit à chaque époque de trouver l'équilibre social qui convient entre liberté et autorité.

 

 

C'est cet équilibre que tend à déterminer la raison publique et qui constitue la justice.

 

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