Liberal-libertaire: les enjeux d'une confusion (III)

 

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II- Liberté et solidarité dans les relations inter-individuelles

 

Il est nécessaire de faire apparaître un premier élément de divergence entre Proudhon et Hobbes : pour Proudhon, il n'existe pas de liberté naturelle de l'individu, au sens de liberté hors de toute relation sociale, ou du moins la vie sociale augmente la liberté individuelle, et ne la diminue pas.

 

 

Pour Proudhon, l'être humain est d'emblée un être social 25. Vivre en société est un fait naturel. Proudhon l'affirme dans Qu'est-ce que la propriété ?: «L'homme est plus nécessairement, plus constamment associé; l'animal paraît plus robuste contre la solitude. […] La société, en un mot, a pour but, chez l'homme, la conservation de l'espèce et de l'individu; chez les animaux, beaucoup plus la conservation de l'espèce"26 . La vie sociale apparaît ainsi comme une condition de possibilité de l'individualité. Il l'affirme également dans De la justice dans l'Eglise et la Révolution: « La condition sociale ne peut pas être pour l’individu une diminution de sa dignité, elle ne peut en être qu’une augmentation "27.

Cela suppose que Proudhon effectue une rupture avec la conception libérale de la liberté héritée de Hobbes et présente dans la Déclaration des droits de l'homme: « Au point de vue social, liberté et solidarité sont termes identiques : la liberté de chacun rencontrant dans la liberté d’autrui, non plus une limite, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793, mais un auxiliaire, l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables »28. La liberté sociale n'est pas vue comme une limitation d'une liberté naturelle, elle est au contraire la condition de possibilité de la réalisation de la liberté la plus étendue. Or quelle est la condition de possibilité d'une telle liberté ? Pour Proudhon, cette réalisation se trouve dans la solidarité: «Donc l’échange crée entre nations des rapports qui, tout en rendant leurs libertés solidaires, en augmentent l’étendue : la liberté croît, comme la force, par l’union »29. Il effectue ainsi une rupture avec la théorie libérale du contrat. L'échange, a fortiori l'échange économique, qui constitue la base du lien social, n'est pas uniquement le produit de l'intérêt. Le lien social ne repose pas seulement sur l'utilité. Il crée des obligations morales et donc de la solidarité. C'est ce qu'il appelle le mutuellisme (ou mutualisme).

Mais pour bien comprendre sa thèse, il est nécessaire de revenir à la manière dont se constituent les relations sociales. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Proudhon n'a pas une vision irénique des relations sociales inter-individuelles, mais conflictuelle. Chaque individu désire être reconnu par autrui et les individus entrent donc en conflit. Entre individus, la justice est un principe immanent par lequel deux forces entrent en équilibre et se reconnaissent sur le plan moral comme mutuellement égales. Les relations sociales font donc naître un principe moral, celui d'une mutuelle dignité, d'une dignité égale: chacun se reconnaît comme une personne digne de respect. Il faut néanmoins noter que pour Proudhon, avant d'être un effet de la vie sociale, la notion de dignité de la personne est présente de manière innée dans la conscience. Mais, même sans cela, les relations sociales pourraient la faire naître. Ainsi, il écrit dans Qu'est ce que la propriété ?: « Le second degré de la sociabilité est la justice, que l'on peut définir, reconnaissance en autrui d'une personnalité égale à la nôtre »30. Proudhon affirme ainsi que la force, la guerre, sont ce qui produit le droit et la justice non seulement au niveau inter-individuel, mais entre Etats et au niveau social. Ainsi dans l'ouvrage qu'il consacre à la guerre, il écrit: « Il [l'être humain] veut être reconnu dans toutes ses facultés; il doit par conséquent reconnaître les autres dans les leurs; la dignité serait atteinte chez tous sans cela, et le droit imparfait »31.

Il est ainsi possible de noter plusieurs points. Contrairement à ce que l'opinion commune peut penser concernant les anarchistes – l'existence d'une nature humaine bonne qu'impliquerait l'utopie d'une société anarchiste -, Proudhon ne suppose pas que les relations humaines sont d'emblée non-conflictuelles. Il est au contraire très proche dans ses analyses des théories de la reconnaissance telles qu'elles sont développées par Axel Honneth32 ou Alain Caillé33. La conception de Proudhon est nettement anti-utilitariste, comme il l'affirme par exemple quand il fait la critique de Hobbes34 qu'il rapproche de Bentham. La vie sociale n'est pas une limitation de la liberté individuelle, elle est au contraire ce qui en permet la plus grande affirmation possible. L'individu ne peut affirmer son individualité que dans la vie sociale car il recherche dans son travail la reconnaissance d'autrui comme personne morale digne de respect. Il est donc possible de constater que la liberté individuelle et la solidarité sociale sont fortement liées pour Proudhon. L'individu ne peut accéder à la plus grande liberté que dans ses relations avec les autres. Ces dernières sont sources d'épanouissement lorsque l'individu est reconnu dans sa dignité c'est-à-dire lorsqu'il est élevé au rang de personne morale. Néanmoins, il peut arriver que la dignité de l'individu ne soit pas reconnue, non pas seulement dans une relation inter-individuelle micro-sociale, mais du fait d'un déséquilibre au niveau macro-social, c'est-à-dire lorsque l'inégalité économique provoque de l'injustice sociale.

 

 25 La critique de l'individualisme abstrait de l'économie politique libérale abstraite est aussi présente chez Marx avec ce qu'il appelle les robinsonnades. La vie sociale est un fait anthropologique. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (1859), trad. M. Husson et G. Badia, Editions sociales, 1972, pp.150-151.

 

26 Proudhon Pierre-Joseph, Qu'est-ce que la propriété ?, Bruxelles, A. Lacroix, 1867, p.178.

 

27 Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans l'Eglise et la Révolution, Bruxelles, A. Lacroix, 1868, p.132.

 

28 Proudhon Pierre-Joseph, Confessions d'un révolutionnaire, Paris, Garnier, 1851, p.233.

 

29 Ibid., p.234.

 

30 Proudhon Pierre-Joseph, Qu'est-ce que la propriété ?, Op. Cit., p.180

 

31 Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix,Volume 1, Paris, E. Dentu, 1861, p.197.

 

32 Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

 

33 Caillé Alain, Théorie anti-utilitariste de l'action, Paris, MAUSS, 2009.

 

34 Proudhon Pierre-Joseph, « Chapitre VI- Que le droit de la force n'a pas été connu de Hobbes: examen critique du système de cet auteur », La guerre et la paix, Op.cit., pp. 169-193.

 

 

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