Grammaires pédagogiques et classes sociales

(Texte support d'intervention pour le GFEN secteur philo, samedi 17 mai 2014)

 

Introduction : Il est possible de mettre en lien les discours et les pratiques pédagogiques avec des finalités politiques présentes chez leur promoteurs ou l'institution scolaire. On peut en effet considérer l'institution scolaire comme un lieu de production de types d'individus en adéquation avec le modèle politique dominant propre à une société donnée. Pour étudier cela, on peut se servir de l'outil sociologique que constitue l'analyse grammaticale. Dans la sociologie pragmatique, une grammaire désigne une modélisation des discours et des pratiques des acteurs à partir d'une homologie structurale avec des logiques philosophiques.

On s’intéressera donc ici aux modèles socio-politique auxquels correspondent des discours et des pratiques pédagogiques. On sera conduit à distinguer et à s’intéresser plus particulièrement trois grammaires pédagogiques : la grammaire républicaine, la grammaire syndicaliste d'action directe et la grammaire libérale utilitariste.

 

I – L'Ecole de la République et sa grammaire pédagogique.

 

François Dubet, dans Le déclin de l'institution (2002) a mis en valeur comment l'école républicaine de la Troisième république avait été construite et pensée sur le modèle de l'institution religieuse. C'est ce qu'il appelle le programme institutionnel. La profession d'enseignant était pensée sur le modèle de la vocation religieuse : les hussards noirs de la République sont formés sur le modèle des enseignants des écoles des Frères chrétiens. L'école est pensée comme hors du monde : elle est un sanctuaire clos sur elle-même. Le savoir est sacralisé et la connaissance doit être désintéressée. Les classes préparatoires en particulier forme des intellectuels sur le modèle des clercs.

 

Tout comme dans l'institution religieuse monacale, la discipline y occupe une place centrale. C'est ce que souligne Emile Durkheim dans son cours sur l'Education morale. La discipline doit habituer l'élève à obéir à des règles générales et impersonnelles : « c'est seulement devant la règle impersonnelle et abstraite que la volonté humaine doit apprendre à se soumettre ». Cette obéissance à une règle générale correspond au fondement même de la République telle que la définit Rousseau dans Du Contrat social : il appelle en effet «  République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être ».

 

Emile Durkheim, bien qu'inspiré par le positivisme d'Auguste Comte, sur le plan pédagogique et moral, se situe dans la continuité de l'oeuvre de Kant, auteur d'un Traité de pédagogie. Pour ce dernier, la discipline joue un rôle anthropologique fondamental : « La discipline nous fait passer de l’état d’animal à celui d’homme ». Kant distingue deux périodes dans le processus éducatif : « La première époque chez l’éleve est celle où il doit montrer de la soumission et une obéissance passive ; la seconde, celle où on lui laisse déjà faire usage de sa réflexion et de sa liberté, mais à la condition qu’il les soumette à des lois. Dans la première il y a contrainte mécanique ; dans la seconde, contrainte morale ». La contrainte qu'impose le pédagogue à l'enfant est donc la condition de possibilité qu'il apprenne à faire un usage raisonnable de sa liberté. Sans cette contrainte, l'enfant est incapable d'accéder à l'autonomie. Même si nombre de promoteurs de la Troisième République et de son institution scolaire sont plus proches du positivisme, aussi bien les cours de morale que de philosophie (Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République).

 

Néanmoins, le système scolaire, sous la Troisième et la Quatrième République, avant le collège unique, est marqué par une dualité : une école de peuple – primaire, puis formation professionnelle - et une école de l'élite sociale qui permet d'accéder au lycée. Il suffit aux enfants du peuple d'apprendre par les cours de morale à agir conformément au devoir. Pour cela, il leur suffit de suivre des leçons de morale. En revanche, au lycée, avec la philosophie, il s'agit d'atteindre l'autonomie morale, là où pour ceux qui sont destinés socialement à être ouvriers, il suffit d'apprendre à obéir.

 

Althusser a ainsi mis en exergue le fait que les Appareils idéologiques d'Etat, comme l'école, avaient comme fonction de nous constituer en sujet : « C’est une seule et même chose que l’existence de l’idéologie et l’interpellation des individus en sujets » (Positions). L'institution scolaire constitue les élèves issus du peuple et de la bourgeoisie en sujets des lois de la République, mais elle n'attend par qu'ils jouent leur rôle social de sujet de la même manière.

 

II- La grammaire des pédagogies actives libertaires

 

Le mouvement ouvrier, en particulier syndicaliste révolutionnaire, se montre hostile à l'école de la République. Fernand Pelloutier proclame qu'il est nécessaire d' « instruire pour révolter ». Au sein des Bourses du travail, mais également des Universités populaires, le mouvement ouvrier tente de mettre en place des institutions éducatives alternatives ou permettant de compléter l'instruction dispensée au sein des écoles publiques.

 

A – Proudhon : du travail aux idées

 

Or dès Proudhon, qui est une des références de Fernand Pelloutier, il y a un lien entre instruction dans le mouvement ouvrier et pédagogie active car l'éducation au sein du mouvement ouvrier est étroitement liée au travail.

 

Ainsi Proudhon écrit dans De la justice : « L’idée avec ses catégories naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. Cela signifie que toute connaissance dite a priori, y compris la métaphysique, est sortie du travail et doit servir d’instrument au travail, contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme chrétien, qui font de l’idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l’industrie n’est ensuite qu’une application. » (De la Justice).

 

Proudhon affirme donc que le travail manuel a été la condition de possibilité d'édification de toute culture et de l'émergence des savoirs intellectuels. Il s'oppose au spiritualisme chrétien qui affirme le primat de l'esprit, de l'intelligence, sur l'action. En effet, le travail manuel, lié à l'action du corps, est la condition de possibilité du développement de l'intelligence. Il s'agit d'introduire une rupture avec une tradition chrétienne monacale qui peut voir dans l'affaiblissement du corps une condition de possibilité de fortification de l'esprit. Il remet en cause la division sociale du travail qui affirme la domination et la supériorité de la contemplation intellectuelle sur le travail manuel.

 

Proudhon précise dans son ouvrage La guerre et la paix que l'action est une condition de possibilité même de la vie : « La condition par excellence de la vie, de la santé et de la force, chez l’être organisé, est l’action. C’est par l’action qu’il développe ses facultés, qu’il en augmente l’énergie, et qu’il atteint la plénitude de sa destinée » (La Guerre et la paix). Chez l'être humain, l'action prend le nom de travail.

 

Toujours dans De la justice, il est conduit sur ces bases à énoncer le programme qui doit être celui selon lui de l'éducation ouvrière : « Le plan de l’instruction ouvrière, sans préjudice de l’enseignement littéraire, qui se donne à part, est donc trace : il consiste, d’une part, à faire parcourir à l’élève la série entière des exercices industriels en allant des plus simples aux plus difficiles sans distinction de spécialité ; de l’autre, à dégager de ces principes l’idée qui y est contenue, comme autrefois les éléments des sciences furent tirés des premiers engins de l’industrie, et à conduire l’homme, par la tête et par la main, à la philosophie du travail qui est le triomphe de la liberté. Par cette méthode, l’homme d’industrie, homme d’action et homme d’intelligence tout à la fois, peut se dire savant et philosophe jusqu’au bout des ongles, en quoi il surpasse de la moitié de sa taille le savant et le philosophe proprement dit. » (De la Justice).

 

La base de l'instruction ouvrière consiste donc à commencer par les activités manuelles les plus simples qui constituent la condition de possibilité d'acquérir les savoirs théoriques les plus complexes. Cela parce que justement les idées viennent de l'action. La méthode expérimentale scientifique se situe en continuité, et non pas en rupture, avec le travail manuel productif issu de l'artisanat et de l'industrie. C'est sous l'effet des besoins pratiques que la méthode scientifique a progressé.

 

B- Les pédagogies anarchistes : éducation intégrale, méthode inductive et autogestion

 

Le terme de libertaire est introduit en 1857 par Joseph Déjacque. La notion est à l'origine strictement synonyme d'anarchiste. Le mouvement anarchiste durant la Belle Epoque accorde une place importante à la question éducative. Deux figures se démarquent dans la pédagogie anarchiste en France, à cette époque là, ce sont Paul Robin et Sébastien Faure. Pour ces deux pédagogues anarchistes, il s'agit en particulier de viser une éducation intégrale, une éducation qui permette de former des êtres complets. Cet visée est liée à l'objectif déjà présent chez Proudhon de remettre en question la division entre travail manuel et travail intellectuel puisque le travail manuel constitue anthropologiquement la condition de possibilité du développement des activités scientifiques et intellectuelles les plus théoriques.

 

Ainsi Paul Robin décrit l'éducation intégrale de la manière suivante: Nous n’avons pas le moins du monde la prétention de faire de nos élèves des savants universels. Par ce mot d’éducation intégrale, nous entendons celle qui tend au développement progressif et bien équilibré de l’être tout entier, sans lacunes, ni mutilation, sans qu’aucun côté de la nature humaine soit négligé ni systématiquement sacrifié à un autre. […] L’éducation intégrale contient et réunit les trois facteurs habituels, à savoir : l’éducation physique, intellectuelle et morale.”

 

De son côté, Sébastien Faure écrit  concernant l'éducation pratiquée dans son école La Ruche, près de Rambouillet : L’Education doit avoir pour objet et pour résultat de former des êtres aussi complets que possible, capables, en dépit de leur spécialisation accoutumée, quand les circonstances le permettent ou le nécessitent : travailleurs manuels, d’aborder l’étude d’un problème scientifique, d’apprécier une œuvre d’art, de concevoir ou d’exécuter un plan, voire de participer à une discussion philosophique ; travailleurs intellectuels, de mettre la main à la pâte, de se servir avec dextérité de leurs bras, de faire, à l’usine ou aux champs, figure convenable et besogne utile. [...] C’est pourquoi on y mène de front l’instruction générale et l’enseignement technique et professionnel.”. (“La Ruche”, in L’encyclopédie anarchiste).

 

En outre, Sébastien Faure oppose à la méthode magistrale déductive, la méthode active, tirée de la démarche expérimentale scientifique, qu'il qualifie d'inductive :

« Dans la première méthode (déductive), le livre et le Maître jouent le rôle principal, l'élève ne tient que l'emploi secondaire. Dans la seconde (inductive), les rôles sont renversés : c'est l'élève qui joue le rôle le plus important ; puisque, au lieu que ce soit le professeur qui présente, explique et enseigne à l'enfant une règle formulée d'avance, c'est l'enfant qui cherche, fait effort, observe, note, classe, généralise sous la simple direction du professeur, dont le rôle se borne à guider l'enfant et à le préserver des erreurs que ne manqueraient pas de susciter son impatience, sa fébrilité, son inexpérience » (La ruche).

 

En effet, comme on l'a vu, bien que les promoteurs de la République en France aient été proches du positivisme, ce n'est pas sur la méthode expérimentale de Claude Bernard, qu'ils font reposer la pédagogie. Ils construisent en effet l'école sur le modèle religieux de la transmission magistrale afin de garantir la transcendance des lois de la République.

 

En effet, l'introduction de la méthode inductive possède pour Sébastien Faure, un enjeu philosophique et politique car la méthode déductive est religieuse dans sa forme :

« La méthode dogmatique. - La première méthode est, au fond, une méthode dogmatique, religieuse ; elle implique, de la part du disciple, un acte de foi envers le livre et l'éducateur » (La Ruche). 

 

Ainsi la méthode inductive est le corollaire épistémologique et pédagogie d’un projet qui refuse de fonder le politique sur le théologique. L’Etat républicain a besoin de fonder et de faire intérioriser la transcendance de l’Etat, des représentants politiques et de la loi républicaine. Au contraire, la Ruche fonctionne comme une démocratie :

« tous nos collaborateurs et nos grands enfants (garçons et filles) sont mis et tenus au courant de tout ce qui se passe, connaissent constamment la situation de la Ruche, participent aux décisions prises et concourent à leur application » (La Ruche).

 

La pédagogie anarchiste comme on le voit repose en particulier sur trois aspects : le travail manuel se trouve à la base de l'éducation et les connaissances intellectuelles se situent dans la continuité de celui-ci, l'éducation doit être positive car elle s'appuie sur la méthode expérimentale provenant des sciences, enfin elle doit former l'élève à la démocratie directe. Il s'agit ainsi d'éduquer un type d'individu capable d'être le travailleur-citoyen d'une future société anarchiste.

 

C- Syndicalisme révolutionnaire et pédagogie d'action directe

 

Le syndicalisme révolutionnaire, dans la continuité de Proudhon, accorde une primauté à l'action sur la théorie : c'est l'action qui est productrice de théorie et non l'inverse. C'est pourquoi à la base du syndicalisme révolutionnaire se trouve l'action directe, dont la principale forme est la grève.

 

L'action directe, comme le précise le militant anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, Emile Pouget, a une portée pédagogique :

 

« Là, en ce foyer de vie, se fait un travail de fermentation, d’élaboration, d’éducation : le syndicat élève à la conscience les travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la classe dirigeante : il fait éclater à leurs yeux l’impérieuse nécessité de la lutte, de la révolte ; il les prépare aux batailles sociales par la cohésion des efforts communs. D’un tel enseignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s’en rapporter jamais sur autrui du soin de besogner pour soi. Et c’est en cette gymnastique d’imprégnation en l’individu de sa valeur propre, et d’exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l’Action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s’en rapporter qu’à soi ! A être maître de soi ! A agir soi-même ! » (L’action directe).

 

L'éducation par l'action directe, mais sous une forme très différente de la pédagogie de Kant, affirme comme valeur l'autonomie. Mais cette autonomie n'est pas acquise sous la contrainte d'un pédagogue et par une méthode intellectualiste et déductive. Cette autonomie est conquise par l'expérimentation par l'individu de sa propre force et de la force collective au sein du syndicat. Cette méthode s'oppose à la délégation de sa capacité politique à des représentants. C'est ce que les syndicalistes révolutionnaires appellent l'autonomie ouvrière.

 

Tout comme le travail chez Proudhon, l'action directe chez Pouget est renvoyée à une origine vitale et présentée comme un travail créateur : 

 

« L’Action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau - faisant le droit social ! La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épanouissement de la force et, hors de la force, il n’y a que néant » (L'action directe) ou encore : « C’est que l’action est le sel de la vie... Ou, plus simplement et plus exactement, elle est la vie même ! Vivre, c’est agir... Agir, c’est vivre ! (L'action directe).

 

L'instituteur syndicaliste révolutionnaire, Albert Thierry, revendique ainsi une pédagogie d'action directe :

 

« C’est de mes élèves que je voudrais tirer toute ma pédagogie. Leur désir, je l’épie ; leur volonté m’indique leurs besoins, leur expérience me fournit mes exemples, leur curiosité dirige ma méthode, leur fatigue commande mes inventions… Voulez-vous, proportions gardées, que nous appelions cela de l’action-directe ? » (Thierry Albert, « L’action directe en pédagogie », in La vie ouvrière (5 décembre 1909)).

 

Les syndicalistes révolutionnaires affirment que l'émancipation de la classe ouvrière ne peut pas passer par une simple méthode intellectualiste, par une élévation du niveau d'instruction et les institutions de la démocratie représentative, mais qu'elle suppose une méthode active en politique, l'action directe.

 

D- La pédagogie active au-delà du syndicalisme révolutionnaire...

 

Il est possible de mettre en lumière des liens entre les pédagogies anarchistes et syndicalistes révolutionnaires et d'autres courants pédagogiques :

 

- Tout d'abord, le fait que les contemporains du syndicalisme révolutionnaire, et en particulier les auteurs de l'école durkheimienne, les rapproche du pragmatisme philosophique. Durkheim a consacré une série de cours à la Sorbonne où il fait la critique du pragmatisme philosophique. Celestin Bouglé consacre un article en 1909 a expliciter les liens qui selon lui unissent les syndicalistes révolutionnaires à Proudhon, à Bergson et pour finir à la philosophie pragmatiste anglo-saxonne.

 

- Il existe en effet dans la philosophie et la pédagogie de John Dewey des proximités avec les thèses qui viennent d'être développées concernant l'importance accordée à l'expérimentation ou la centralité du travail. Si Dewey développe une pédagogie de l'intérêt, et non de l'effort. Il ne fait pas de la recherche du plaisir le critère de l'activité de l'enfant. Dewey est en contacte avec l'école moderne de New York, inspirée de la pédagogie de l'anarchiste Francisco Ferrer.

 

- Il est possible de constater que l'on trouve dans la psychologie constructiviste d'Henri Wallon des thèses proches de celle de Proudhon sur les liens entre action et idées. C'est en particulier dans son ouvrage De l'acte à la pensée qu'Henri Wallon est conduit à montrer la continuité entre l'action et la pensée conceptuelle. Il utilise dans l'introduction de son ouvrage une formule proche de celle énoncée par Proudhon dans De la justice : « L'intelligence, instrument de la connaissance, sort de l'action et y retourne » (p.9)

 

- Celestin Freinet a été un militant syndicaliste révolutionnaire et il a contribué régulièrement à la revue l'Ecole émancipée. Une particularité qu'il est important de souligner par rapport à la tradition ouvrière dans laquelle s'inscrit la pédagogie de Freinet, c'est la centralité qu'il accorde au travail et non pas au jeu. Il oppose le jeu-hachich au travail-jeu. Ainsi, ce qui est naturel à l'enfant pour Freinet, ce n'est pas le jeu, mais le travail. Lorsque le jeu correspond aux besoins réels de l'enfant, il ne se distingue pas du travail.

 

- La pédagogie institutionnelle, élaborée par Fernand Oury, en continuité et en rupture avec la pédagogie de Celestin Freinet, met en avant l'importance de rendre les enfants acteurs de l'institution des règles de la classe en les faisant participer à des conseils. On trouve dans cette pédagogie, le souci déjà présent chez les pédagogues anarchistes de faire de l'école, un laboratoire de la démocratie directe.

 

Transition : Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, en particulier sous la Ve République, l'institution scolaire connaît des modifications importantes : instauration progressive du collège unique et massification scolaire dont l'objectif des 80 % au bac constitue l'une des étapes importantes. Avec l'objectif de porter 80 % d'une classe d'âge au bac et 50 % à la licence, la société française semble apparaître comme une société post-industrielle de cols blancs, constituée par une vaste classe moyenne.

Néanmoins, des critiques se font entendre concernant l'introduction des méthodes actives à l'école. Tout d'abord, certains défendant la thèse selon laquelle, ces méthodes seraient adaptées à l'ethos des élèves issus des classes moyennes, dont les parents sont des du mouvement de 68 ayant tirés bénéfice de la première massification scolaire. Mais ces méthodes seraient source d'échec pour les élèves issus des classes populaires.

En réaction à la critique portée dans le sillage de Mai 68 des rapports autoritaires à l'école, apparaît en outre la suspicion selon laquelle les pédagogies actives, seraient des chevaux de Troie du libéralisme économique au sein de l'école républicaine.

 

II- De l'école de la République à l'école néolibérale

 

J'examinerai ces critiques en trois moments. Tout d'abord, je montrerai que ce sont des critiques et des suspicions assez récurrentes. Puis, j'analyserai comment elles reposent sur la confusion entre deux grammaires : une grammaire pragmatiste et une grammaire utilitariste, entre des approches libertaires et libérales. Enfin, je serai conduite à mettre en lumière comment les conditions de possibilité de la construction de l'école comme un marché étaient déjà présentes au cœur même de l'école républicaine.

 

A- Une critique récurrente

 

La thèse selon laquelle les pédagogies actives pourraient avoir un lien avec l'utilitarisme marchand est une critique assez ancienne puisque dans un texte de 1922, Adolfe Ferrière se défend déjà d'une telle critique :

 

« Est-ce à dire que l’École active soit pragmatiste ? On a usé et abusé de ce terme. Oui elle l’est, si par là on entend qu’elle s’attache à subordonner les moyens aux fins, qu’elle ne fait pas de l’art pour l’art, de la culture pour la culture […] Elle l’est, si c’est être pragmatiste que d’accroître et d’étendre la puissance de son esprit et de soumettre à cette fin toutes les valeurs de la vie. Mais elle ne l’est pas au sens étroit du terme. Pour elle, l’activité économique ne primera jamais sur l’activité de l’esprit, ni celle des mains sur celle de l’intelligence […] L’activité spontanée, personnelle et productive, tel est l’idéal de l’École active ». (Qu’est-ce que l’Ecole active ?).

 

C'est une thèse que l'on trouve également présente chez Jacques Muglioni, en particulier dans de 1991, intitulé La gauche et l'école :

 

«  Ensuite l'influence d'un certain courant, dont on ne peut oublier l'origine confessionnelle et qui a emprunté notamment la voie syndicale, a converti la gauche au spontanéisme, à l'autogestion et, par un glissement naturel, à la libre entreprise et à la concurrence, bref au capitalisme. L'école n'aura guère d'autre fonction désormais que de pourvoir aux emplois ».

 

Cette interprétation de Mai 68 comme ayant ouvert la porte au capitalisme, est une thèse qui avait trouvé une première formulation chez un penseur, membre du Parti communiste, Michel Clouscard, auteur du Capitalisme de la séduction, publié la première fois en 1981.

 

Christian Laval et d'autres souligne dans l'ouvrage collectif, La nouvelle école capitaliste, comment des notions issues des pédagogies actives ont été détournées à des fins néolibérales :

 

«  La logique des compétences n’a rien à voir avec des considérations pédagogiques relevant d’une philosophie éducative plus progressiste […] Ce sont des experts économistes des organisations internationales ou intergouvernementales, comme l’OCDE ou la Commission européenne, qui ont défini ces niveaux d’employabilité différents, avec un niveau minimal qu’on appelle le « socle commun de compétences clés ». Ce sont donc d’abord des considérations économiques qui déterminent aujourd’hui les contenus d’enseignement. […]  L’histoire même de ce socle de compétences démontre quelle logique est à l’œuvre. Le point essentiel est de bien comprendre que nous avons progressivement abandonné les grandes orientations démocratiques du 20e siècle, en particulier la référence au plan Langevin-Wallon. […] Désormais, ces termes appartiennent à des logiques qui n’ont plus rien à voir avec le progressisme scolaire, ils participent  de l'imposition de la norme néolibérale. […] Ces nouvelles orientations économicistes  et utiliaristes de l’école attaquent au plus profond les fondements humanistes sur lesquels sont construits les systèmes éducatifs européens. » (« L'école est au centre des nouvelles luttes des classes », 25 septembre 2011).

 

Christian Laval et les co-auteurs de l'ouvrage dénoncent le fait que ces orientations néo-libérales ont pu être introduites dans l'école parfois avec la complicité de pédagogues qui y ont vu l'occasion de faire avancer certaines de leurs idées.

 

B- Pédagogie libérale contre pédagogie libertaire : le plaisir contre le travail

 

Néanmoins, l'usage qui est fait des pédagogies nouvelles au service du néolibéralisme tient à la confusion qui est entretenue entre des pédagogies d'inspiration libérales et des pédagogies d'inspiration libertaires. A quoi tient leur différence ? Elles n'appuient pas leurs grammaires sur le même type d'individu, sur la même anthropologie.

 

Comme on l'a vu précédemment, les pédagogies d'inspiration libertaire accordent une centralité au travail qui renvoie à une philosophie vitaliste. Le travail apparaît comme l'expression d'une force vitale, du désir comme puissance créatrice. L'individu se réalise dans son activité. C'est ce qu'exprime par exemple la philosophe Simone Weil, qui fut proche du syndicalisme révolutionnaire :

 

« Car la réalité de la vie, ce n’est pas la sensation, c’est l’activité, j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action. Ceux qui vivent de sensations [par exemple André Gide] ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes. J’ajoute que ces derniers, qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent néanmoins de bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent. Enfin la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur, en ce qui me concerne » (« Lettre à une élève », in La condition ouvrière).

 

Le sujet peut éprouver du plaisir à travailler, mais ce plaisir n'est que l'effet de l'activité créatrice, il n'en est pas la finalité.

 

Aussi bien pour Proudhon, Marx, Sorel ou Freinet... ce à quoi aspire l'individu, c'est à se réaliser dans une activité productrice créatrice, et c'est cela qu'ils appellent le travail. Il y a par exemple chez le philosophe syndicaliste révolutionnaire, Georges Sorel, une continuité entre le travail ouvrier et le travail artistique, qui sont tous les deux créateurs :

 

« Dans toutes les industries, on pourrait citer des perfectionnements considérables qui ont eu pour origine de petits changements opérés par des ouvriers doués du goût de l’artiste pour l’innovation » (Sorel, Réflexions sur la violence,1908a).

 

Comme le précise également le penseur anarchiste Pierre Kropotkine, à la suite du philosophe Jean-Marie Guyau, une telle conception ne conduit pas à une morale utilitariste :

 

« Quant à les expliquer, les moralistes religieux, utilitaires et autres, sont tombés, à leur égard, dans les erreurs que nous avons déjà signalées. Mais il appartient à ce jeune philosophe, Guyau — ce penseur, anarchiste sans le savoir — d’avoir indiqué la vraie origine de ces courages et de ces dévouements, en dehors de toute force mystique, en dehors de tous calculs mercantiles bizarrement imaginés par les utilitaires de l’école anglaise. Là où la philosophie kantienne, positiviste et évolutionniste ont échoué, la philosophie anarchiste a trouvé le vrai chemin. Leur origine, a dit Guyau, c’est le sentiment de sa propre force. C’est la vie qui déborde, qui cherche à se répandre. « Sentir intérieurement ce qu’on est capable de faire, c’est par là même prendre la première conscience de ce qu’on a le devoir de faire ». (La morale anarchiste).

 

Or si le capitalisme cherche à s'emparer à son profit de la puissance créatrice des individus, l'anthropologie qui le caractérise n'est pas une anthropologie vitaliste, mais utilitariste. Le néolibéralisme, comme l'ont montré Christian Laval (L'homme économique) et Daniel Cohen (Homo economicus), produit des homo oeconomicus. Il s'agit d'individu qui calculent leur intérêt en vue de maximiser leur plaisir.

 

Le philosophe libérale Herbert Spencer a formulé les principes d'une pédagogie utilitariste.

 

Certes il affirme la nécessité de rendre l'élève actif :

 

« en matière d'éducation, il faut encourager de toute ses forces le développement spontané. Il faudrait que l'enfant fut conduit à faire lui-même les recherches, à tirer lui-même les conséquences de ses découvertes. Il faudrait lui dire le moins possible, et lui faire trouver le plus possible. L'humanité n'a progressé qu'en faisant son instruction elle-même. […] Nous l'arrachons aux faits qui l’intéresse et qu'il est en train de s'assimiler activement. Nous mettons devant ses yeux des faits beaucoup trop complexes pour lui et qui par conséquent l'ennuient. […] Ayant produit, par notre méthode, la passivité chez l'enfant, nous faisons de sa passivité un motif de continuer l'application de notre méthode » (De l’éducation intellectuelle morale et physique, Edition Alcan, 1930, pp.116-126).

 

L'objectif que Spencer assigne à l'éducation est donc là aussi l'autonomie individuelle. Mais elle est l'autonomie qui permettra à l'individu de devenir un créateur d'industrie.

 

Cependant, et c'est là une différence avec les pédagogies que nous avons vu jusqu'à présent, le critère qui doit présider à toute action éducative est le plaisir.Car, il s'agit là de la finalité de toute activité humaine pour Spencer, qui situe sa théorie dans la continuité de celle de Bentham :

 

«Comme une pierre de touche qui peut nous faire juger de l’excellence d’un plan d’éducation vient cette question : “Y-a-t-il chez l’enfant une excitation agréable ?”[...] nous pouvons avec sureté se servir de ce criterium [...] la saine activité est agréable et que l’activité pénible n’est pas saine” (De l’éducation intellectuelle morale et physique, Edition Alcan, 1930, p.126)

 

Ce qui se trouve au cœur d'une pédagogie libérale n'est pas le travail, comme dans les pédagogies libertaires prolétariennes, mais le plaisir. On comprend bien pourquoi : Quoi de plus souhaitable après tout pour l’économie capitaliste que des individus incapables de mener le moindre combat pour conquérir leur émancipation, tout juste apte à s’aliéner dans les plaisirs offerts par une société du divertissement ? Le capitalisme de la séduction s'appuie sur des individus hédonistes qui peuvent se satisfaire dans la consommation. C'est ce type d'individu que Nietzsche décrit comme les derniers hommes et que met en scène à sa suite Aldoux Huxley dans Le meilleurs des mondes.

 

De fait les enseignants le constate bien : ils n'ont pas devant eux des élèves actifs, débordant d'un désir créatif, mais des individus construit par les règles du jeu scolaires en acteurs calculateurs rationnels. Les travaux sociologiques sur les élèves, en particulier les élèves des classes populaires (Dubet, Escol...), montrent comment ceux-ci ont un rapport principalement utilitariste au système scolaire et aux savoirs.

 

C- La notation, une institution de la concurrence au cœur du système scolaire

 

Cependant, en dehors même des pédagogies nouvelles et même avant leur introduction dans l'institution scolaire, le néolibéralisme a trouvé au sein de l’école républicaine un mécanisme lui permettant aisément de transformer l’institution scolaire en marché capitaliste, c’est l'institution de la notation et le système des concours.

 

A l’origine, l’institution de la notation, dans son sens républicain, est sensée organiser les règles formelles de la méritocratie républicaine. Tout comme le beruf de l’éthique protestante, le travail scolaire et la note qui la suit est le signe d’une élection. Elle consacre les aptitudes innées de chacun dans la société et la place qu’il doit y occuper.

 

Néanmoins, le système de la notation permet d’assurer le passage entre l’école comme institution religieuse républicaine à l’esprit du capitalisme scolaire (Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme).

 

En effet, l’institution de la notation peut être investit par le néolibéralisme avec un autre sens. Elle permet de présenter la réussite scolaire sur le modèle de la carrière professionnelle. Il s’agit d’une concurrence interindividuelle entre des acteurs économiques pour accéder aux meilleurs filières dans le secondaire et après le bac, puis aux meilleurs emplois.

 

De fait, l’école républicaine ne constitue pas un rempart au néolibéralisme car elle possède en elle-même des mécanismes de notation qui sont en homologie avec le fonctionnement du marché néolibéral.

 

Cette présentation de la compétition scolaire comme un marché où règne une concurrence pure et parfaite est bien évidement là aussi une illusion. Le marché scolaire ne fait que reproduire les inégalités scolaires. Mais il donne également l’illusion de classer les élèves en fonction de leur mérite, de leur travail personnel. C’était déjà une illusion présente dans la méritocratie républicaine.

 

Ce n'est ainsi peut être pas à tord que Sébastien Faure, revendiquait au sein de la Ruche, la disparition des systèmes de notation et de classement :

 

« Ainsi, ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme quand même ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation » (La Ruche).

 

 

Il s'agit bien après tout d'un système qui permet de classer et de hiérarchiser les élèves en vue de certifier des inégalités sociales qui préexistent au système scolaire, sans que comme le montre le contre-exemple du système finlandais cela soit une condition sine qua non de l'excellence scolaire. La société française n'est donc pas une grande classe moyenne malgré le collège unique et le slogan des 80 % au bac. La hiérarchie des classes sociales se reconstitue dès le lycée entre la filière scientifique, les autres filières générales, les bac technologiques et les bac pro...

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