L’individualité altruiste ou la surabondance d’énergie vitale



L’idéal libertaire présenté par Kropotkine dans La morale anarchiste, en prenant appui sur la philosophie de Jean-Marie Guyau, entend prendre ses distances avec à la fois l’hédonisme utilitariste et une vie soumise à une morale religieuse transcendante:


Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient leur sentiment, leur intelligence ou leur force d’action au service de la race humaine, sans rien lui demander en retour.


-> Cette figure est celle que Bergson appelle dans Les deux sources de la morale et de la religion, le héros moral. Mais bien évidement, pour Bergson, ces figures ont une source religieuse.


Cette fécondité de l’esprit, de la sensibilité ou de la volonté prend toutes les formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui, renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux affirmations des ignorants qui l’entourent. C’est l’inventeur qui vit du jour au lendemain, oublie jusqu’à la nourriture et touche à peine au pain qu’une femme qui se dévoue pour lui, lui fait manger comme à un enfant, tandis que lui poursuit son invention destinée, pense-t-il, à changer la face du monde.


- > Le chercheur et l’inventeur apparaissent chez Nietzsche comme des figures du génie créateur. Mais derrière ce génie créateur se cache un insatiable travailleur. Le génie créatif et l’exemplarité morale aurait ainsi pour Kropotkine la même source.


C’est le révolutionnaire ardent, auquel les joies de l’art, de la science, de la famille même, paraissent âpres tant qu’elles ne sont pas partagées par tous et qui travaille à régénérer le monde malgré la misère et les persécutions. C’est le jeune garçon qui, au récit des atrocités de l’invasion, prenant au mot les légendes de patriotisme qu’on lui soufflait à l’oreille, allait s’inscrire dans un corps franc, marchait dans la neige, souffrait de la faim et finissait par tomber sous les balles. C’est le gamin de Paris, qui mieux inspiré et doue d’une intelligence plus féconde, choisissant mieux ses aversions et ses sympathies, courait aux remparts avec son petit frère cadet, restait sous la pluie des obus et mourait en murmurant : " Vive la Commune ! "


- > Kropotkine associe aux deux figures précédentes, celle du révolutionnaire. Alors que Nietzsche classe pour sa part cette figure sous celle de l’homme du ressentiment.


C’est l’homme qui se révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera et, alors que tous plient l'échine, démasque l’iniquité, frappe l’exploiteur, le petit tyran de l’usine, ou le grand tyran d’un empire. C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit.


-> Caractéristique typique de l’oeuvre de Kropotkine, tout comme le génie créatif artistique, avec l’exemple des cathédrales est présent également chez le peuple, l’exemplarité morale n’est pas propre à quelques héros, mais se retrouve également chez le peuple, de manière anonyme.


Ceux-là forgent, les uns dans l’obscurité, les autres sur une arène plus grande, les vrais progrès de l’humanité. Et l’humanité le sait. C’est pourquoi elle entoure leurs vies de respect, de légendes. Elle les embellit même et en fait les héros de ses contes, de ses chansons, de ses romans. Elle aime en eux le courage, la bonté, l’amour et le dévouement qui manquent au grand nombre. Elle transmet leur mémoire à ses enfants. Elle se souvient de ceux mêmes qui n’ont agi que dans le cercle étroit de la famille et des amis, en vénérant leur mémoire dans les traditions de famille.


-> Le héros moral, comme chez Bergson, bénéficie d’une reconnaissance de la part de l’humanité. Il est source d’admiration.


Ceux-là font la vraie moralité, — la seule, d’ailleurs, qui soit digne de ce nom — le reste n’était que de simples rapports d’égalité. Sans ces courages et ces dévouements, l’humanité se serait abrutie dans la vase des calculs mesquins. Ceux-là, enfin, préparant la moralité de l’avenir, celle qui viendra lorsque, cessant de compter, nos enfants grandiront dans l’idée que le meilleur usage de toute chose, de toute énergie, de tout courage, de tout amour, est là où le besoin de cette force se sent le plus vivement.


-> L’action du héros moral se situe au-delà de la morale utilitariste.


Ces courages, ces dévouements ont existé de tout temps. On les rencontre chez tous les animaux. On les rencontre chez l’homme, même pendant les époques de plus grand abrutissement.


- > La source de la morale est naturelle: on la trouve ainsi chez les animaux.


Et, de tout temps, les religions ont cherché à se les approprier, à en battre monnaie à leur propre avantage. Et si les religions vivent encore, c’est parce que — à part l’ignorance — elles ont de tout temps fait appel précisément à ces dévouements, à ces courages. C’est encore à eux que font appel les révolutionnaires — surtout les révolutionnaires socialistes.

Quant à les expliquer, les moralistes religieux, utilitaires et autres, sont tombés, à leur égard, dans les erreurs que nous avons déjà signalées.


-> Kropotkine s’oppose ici à ce qui sera la position de Bergson: à savoir donner une explication religieuse à ces comportements altruiste.


Mais il appartient à ce jeune philosophe, Guyau — ce penseur, anarchiste sans le savoir — d’avoir indiqué la vraie origine de ces courages et de ces dévouements, en dehors de toute force mystique, en dehors de tous calculs mercantiles bizarrement imaginés par les utilitaires de l’école anglaise. Là où la philosophie kantienne, positiviste et évolutionniste ont échoué, la philosophie anarchiste a trouvé le vrai chemin.


-> La philosophie de Guyau permet d’éviter à la fois le kantisme et l’utilitarisme. Il renvoie dos à dos une morale transcendantale et une morale utilitariste.


Leur origine, a dit Guyau, c’est le sentiment de sa propre force. C’est la vie qui déborde, qui cherche à se répandre. " Sentir intérieurement ce qu’on est capable de faire, c’est par là même prendre la première conscience de ce qu’on a le devoir de faire ".


-> A la différence de Nietzsche (mais également de Sade), Guyau admet le caractère moral de la force vitale. L’existence de la reproduction montre que le vivant est animé par une tendance altruisme.


Le sentiment moral du devoir, que chaque homme a senti dans sa vie et que l’on a cherché à expliquer par tous les mysticismes. " Le devoir n’est autre chose qu’une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner; c’est en même temps le sentiment d’une puissance ".


-> C’est la formule du Guyau: “tu peux donc tu dois” (non pas comme Kant: “tu dois donc tu peux”). C’est la puissance qui est la norme du devoir et non le contraire. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Mais une telle réduction du devoir à la puissance pose le problème de l’erreur naturaliste: la question du passage de l’être au devoir-être. Est-ce que c’est parce qu’on a le pouvoir de commettre un acte qu’on a le devoir de le faire ?


Toute force qui s’accumule crée une pression sur les obstacles places devant elle. Pouvoir agir, c’est devoir agir. Et toute cette " obligation " morale dont on a tant parlé et écrit, dépouillée de tout mysticisme, se réduit ainsi à cette conception vraie : la vie ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre.


-> L’obligation morale naît de la tendance du vivant à croître et à se reproduire. La finalité du vivant n’est donc pas le plaisir égoïste.


" La plante ne peut pas s’empêcher de fleurir. Quelquefois fleurir, pour elle, c’est mourir. N’importe, la sève monte toujours ! " conclut le jeune philosophe anarchiste.


-> La vie n’est pas dominée par un calcul utilitaire d’intérêt. La vivant tend à croître, à se répandre, au risque même de s’auto-détruire. L’instinct de survie n’est pas la finalité ultime de l’existence. Tout être ne tend pas persévérer dans son être (contre Spinoza). La capacité à se sacrifier trouve ainsi son fondement dans la nature même du vivant. On se rapproche ici du stoïcisme (dont Guyau a été un lecteur). La vertu est inscrit dans l’ordre immanent de la nature (et ne trouve pas son origine dans une transcendance).


Il en est de même pour l’être humain lorsqu’il est en plein de force et d’énergie. La force s’accumule en lui. Il répand sa vie. Il donne sans compter — sans cela il ne vivrait pas. Et s’il doit périr, comme la fleur en s’épanouissant ? n’importe ! La sève monte, si sève il y a.


-> La capacité morale d’un individu est lié à sa réserve d’énergie vitale. Plus il a en lui d’energie, plus un individu a les capacités d’être moral. A l’inverse, un individu égoiste serait un individu qui n’a pas l’énergie, la puissance d’agir, qui lui permette de se comporter de manière altruiste.


Sois fort ! Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle ? et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! ? Voilà à quoi se réduit tout l’enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l’ascétisme oriental.


-> C’est ici une même énergie vitale qui est à l’origine de la création intellectuelle et de l’acte moral. Il n’y a pas de distinction entre une raison théorique et une raison pratique (contre Kant). Il n’y a pas non plus d’opposition entre affirmation de soi et altruiste. La plus grande affirmation de soi se trouve dans l’action altruiste.


Ce que l’humanité admire dans l’homme vraiment moral, c’est sa force, c’est l’exubérance de la vie, qui le pousse à donner son intelligence, ses sentiments, ses actes, sans rien demander en retour.


L’homme fort de pensée, l’homme qui déborde de vie intellectuelle, cherche naturellement à se répandre. Penser, sans communiquer sa pensée aux autres, n’aurait aucun attrait. Il n’y a que l’homme pauvre d’idées qui, après en avoir déniche une avec peine, la cache soigneusement pour lui apposer plus tard l’estampille de son nom. L’homme fort d’intelligence déborde de pensées : il les sème à pleines nains. Il souffre s’il ne peut les partager, les semer aux quatre vents : c'est là sa vie.


Il en est de même pour le sentiment. — " Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes : nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre existence ", a dit Guyau, résumant ainsi toute la question de moralité en quelques lignes si justes, prises sur la nature. L’être solitaire souffre, il est pris d’une certaine inquiétude, parce qu’il ne peut partager sa pensée, ses sentiments avec les autres. Quand on ressent un grand plaisir, on voudrait faire savoir aux autres qu’on existe, qu’on sent, qu’on aime, que l’on vit, qu’on lutte, que l’on combat.


En même temps, nous sentons le besoin d’exercer notre volonté, notre force d’action. Agir, travailler est devenu un besoin pour l’immense majorité des hommes ; si bien que lorsque des conditions absurdes éloignent l’homme ou la femme du travail utile, ils inventent es travaux, des obligations futiles et insensées pour ouvrir un champ quelconque à leur force d’action. Ils inventent n’importe quoi — une théorie, une religion, un " devoir social ", pour se persuader qu’ils font quelque chose d’utile. Quand ils dansent, c’est pour la charité ; quand ils se ruinent par leurs toilettes, c’est pour maintenir l’aristocratie à sa hauteur ; quand ils ne font rien du tout, c’est par principe.


-> C’est la même energie vitale qui se trouve au principe du travail. Mais ce qui est la finalité du travail pour Guyau, dans son ouvrage Hérédité et évolution, n’est pas comme chez les utilitaristes le plaisir. Le plaisir n’est qu’un effet de l’action créatrice et non la finalité de l’action elle-même.


" On a besoin d’aider autrui, de donner son coup d'épaule au coche qu’entraîne péniblement l’humanité ; en tout cas on bourdonne autour ", dit Guyau. Ce besoin de donner son coup d’épaule est si grand qu’on le retrouve chez tous les animaux sociables, si inférieurs qu’ils soient. Et toute cette immense activité qui chaque jour se dépense si inutilement en politique, qu’est-ce, sinon le besoin de donner son coup d'épaule au coche ou de bourdonner autour ?


Certainement, cette " fécondité de la volonté ", cette soif d’action quand elle n’est accompagnée que d’une sensibilité pauvre et d’une intelligence incapable de créer, ne donnera qu’un Napoléon 1er ou un Bismarck — des toqués qui voulaient faire marcher le monde à rebours. D’autre part, une fécondité de l’esprit, dénuée cependant de sensibilité bien développée, donnera ces fruits secs, les savants qui ne font qu’arrêter le progrès de la science. Et enfin la sensibilité non guidée par une intelligence assez vaste produira ces femmes prêtes à tout sacrifier à une brute quelconque sur laquelle elles versent tout leur amour.


Pour être réellement féconde, la vie doit être en intelligence, en sentiment et en volonté à la fois. Mais alors, cette fécondité dans toutes les directions c’est la vie : la seule chose qui mérite ce nom. Pour un moment de cette vie, ceux qui l’ont entrevue donnent des années d’existence végétative. Sans cette vie débordante, on n’est qu’un vieillard avant l’âge, un impuissant, une plante qui se dessèche sans jamais avoir fleuri.


" Laissons aux pourritures fin de siècle cette vie qui n’en est pas une " — s’écrie la jeunesse, la vraie jeunesse pleine de sève qui veut vivre et semer la vie autour d’elle. Et chaque fois qu’une société tombe en pourriture, une poussée venue de cette jeunesse brise les vieux moules économiques, politiques, moraux pour faire germer une vie nouvelle. Qu’importe si untel ou untel tombe dans la lutte ! La sève monte toujours. Pour lui, vivre c’est fleurir, quelles qu’en soient les conséquences! Il ne les regrette pas.


-> Apparaît ici le caractère inquiétant, de cette morale vitaliste. L’intensité de l’existence est supérieure à la conservation de l’existence. De fait, le sacrifice de soi dans la prime jeunesse par surabondance de force est préférable à une vie longue mais sans dépassement de soi.


Mais, sans parler des époques héroïques de l’humanité, et en prenant la vie de tous les jours — est-ce une vie que de vivre en désaccord avec son idéal ?


De nos jours, on entend dire souvent que l’on se moque de l’idéal. Cela se comprend. On a si souvent confondu l'idéal avec la mutilation bouddhiste ou chrétienne, on a si souvent employé ce mot pour tromper les naïfs, que la réaction est nécessaire et salutaire. Nous aussi, nous aimerions remplacer ce mot " idéal ", couvert de tant de souillures, par un mot nouveau plus conforme aux idées nouvelles.


-> Kropotkine entend affirmer qu’il n’y a pas d’opposition entre l’affirmation de soi et le dépassement de soi dans un idéal. C’est parce que le dépassement de soi constitue une intensification de l’existence qu’il est désirable pour l’individu. Il ne s’agit pas ici de prôner comme dans le bouddhisme l’extinction du moi ou le caractère haïssable du moi égoiste.


Mais, quel que soit le mot, le fait est là : chaque être humain a son idéal. Bismark a le sien, si fantastique qu’il soit : le gouvernement par le fer et le feu. Chaque bourgeois a le sien, — ne serait-ce que la baignoire d’argent de Gambetta, le cuisinier Trompette, et beaucoup d’esclaves pour payer Trompette et la baignoire sans trop se faire tirer l’oreille.


Mais à côté de ceux-là, il y a l’être humain qui a conçu un idéal supérieur. Une vie de brute ne peut pas le satisfaire. La servilité, le mensonge, le manque de bonne foi, l’intrigue, l’inégalité dans les rapports humains le révoltent. Comment peut-il devenir servile, menteur intrigant, dominateur à son tour ? Il entrevoit combien la vie serait belle si des rapports meilleurs existaient entre tous ; il se sent la force de ne pas manquer, lui, à établir ces meilleurs rapports avec ceux qu’il rencontrera dans son chemin. Il conçoit ce que l’on a appelle l’idéal.


-> La vie morale constitue un idéal plus désirable pour l’individu car elle exige de lui plus de grandeur. Elle constitue un défi qui intensifie son existence. Elle le suppose capable de dépasser son intérêt égoïste et de se concevoir comme membre d’une communauté humaine. Elle exige de lui une intelligence plus vaste.


D’où vient cet idéal ? Comment se façonne-t-il, par l'hérédité d’une part et les impressions de la vie d’autre part ? Nous le savons à peine. Tout au plus pourrions-nous en faire dans nos biographies, une histoire plus ou moins vraie. Mais il est là — variable, progressif, ouvert aux influences du dehors, mais toujours vivant. C’est une sensation inconsciente en partie, de ce qui donnera la plus grande somme de vitalité, la jouissance d’être.


Eh bien, la vie n’est vigoureuse, féconde, riche en sensations, qu’à condition de répondre à cette sensation de l’idéal. Agissez contre cette sensation et vous sentez votre vie se dédoubler ; elle n’est plus une, elle perd de sa vigueur. Manquez souvent à votre idéal, et vous finissez par paralyser votre volonté, votre force d’action. Bientôt vous ne retrouverez plus cette vigueur, cette spontanéité de décision que vous connaissiez jadis. Vous êtes brisé.


Rien de mystérieux là-dedans, une fois que vous envisagez l’homme comme un composé de centres nerveux et cérébraux agissant indépendamment. Flottez entre les divers sentiments qui luttent en vous et vous arriverez bientôt à rompre l’harmonie de l’organisme, vous serez un malade sans volonté. L'intensité de la vie baissera et vous aurez beau chercher des compromis, vous ne serez plus l’être complet, fort, vigoureux que vous étiez lorsque vos actes se trouvaient en accord avec les conceptions idéales de votre cerveau.


-> Se donner comme horizon de l’existence le calcul utilitaire égoïste ne conduirait qu’à se donner un horizon de vie mesquin qui affaiblisse sa force vitale. L’aspiration à la vie morale au contraire la maintien à un haut niveau d’intensité.


Et maintenant, disons, avant de terminer, un mot de ces deux termes, issus de l’école anglaise, altruisme et égoïsme, dont on nous écorche continuellement les oreilles.


Jusqu’à présent nous n’en avons même pas parlé dans cette étude. C’est que nous ne voyons même pas la distinction que les moralistes anglais ont cherché à introduire.


Quand nous disons : " Traitons les autres comme nous voulons être traités nous-mêmes" — est-ce de l’égoïsme ou de l’altruisme que nous recommandons ? Quand nous nous élevons plus haut et que nous disons : " Le bonheur de chacun est intimement lié au bonheur de tous ceux qui l’entourent. On peut avoir par hasard quelques années de bonheur relatif dans une société basée sur le malheur des autres mais ce bonheur est bâti sur le sable. Il ne peut pas durer, la moindre des choses suffit pour le briser; et il est misérablement petit en comparaison du bonheur possible dans une société d'égaux. Aussi, chaque fois que tu viseras le bien de tous, tu agiras bien " ; quand nous disons cela, est-ce de l’altruisme ou de l’égoïsme que nous prêchons ? Nous constatons simplement un fait.


Et quand nous ajoutons, en paraphrasant une parole de Guyau : " Sois fort ; sois grand dans tous tes actes ; développe ta vie dans toutes les directions ; sois aussi riche que possible en énergie, et pour cela sois l’être le plus social et le plus sociable, — si tu tiens à jouir d’une vie pleine, entière et féconde. Guidé toujours par une intelligence richement développée, lutte, risque, — le risque a ses jouissances immenses — jette tes forces sans les compter, tant que tu en as, dans tout ce que tu sentiras être beau et grand — et alors tu auras joui de la plus grande somme possible de bonheur. Sois un avec les masses, et alors, quoi qu’il t’arrive dans la vie, tu sentiras battre avec toi précisément les cœurs que tu estimes, et battre contre toi ceux que tu méprises ! " Quand nous disons cela, est-ce de l’altruisme ou de l'égoïsme que nous enseignons ?


-> La fascisme a retenu du vitalisme, l’intensité de l’existence au travers du goût du risque et de la lutte. Le caractère altruiste et sociable de la morale vitaliste de Guyau, reprise par l’anarchiste Pierre Kropotkine, a été oblitéré au profit d’un simple culte pour l’intensification de la force et de la puissance.


Lutter, affronter le danger ; se jeter à l’eau pour sauver, non seulement un homme, mais un simple chat ; se nourrir de pain sec pour mettre fin aux iniquités qui vous révoltent ; se sentir d’accord avec ceux qui méritent d’être aimés, se sentir aimé par eux — pour un philosophe infirme, tout cela est peut-être un sacrifice, mais pour l’homme et la femme pleins d’énergie, de force, de vigueur, de jeunesse, c’est le plaisir de se sentir vivre.


Est-ce de l’égoïsme ? Est-ce de l’altruisme ?


-> La morale anarchiste de Kropotkine, issue de Guyau, est bien plus proche du stoicisme qui trouve un affermissement de soi dans la confrontation à l’épreuve que de l’épicurisme, et des différentes formes d’hédonisme, qui font du plaisir la finalité de l’existence.


En général, les moralistes qui ont bâti leurs systèmes sur une opposition prétendue entre les sentiments égoïstes et les sentiments altruistes, ont fait fausse route. Si cette opposition existait en réalité, si le bien de l’individu était réellement opposé à celui de la société, l’espèce humaine n’aurait pu exister ; aucune espèce animale n’aurait pu atteindre son développement actuel. Si les fourmis ne trouvaient un plaisir intense à travailler toutes, pour le bien-être de la fourmilière, la fourmilière n’existerait pas, et la fourmi ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui : l’être le plus développé parmi les insectes, un insecte dont le cerveau, à peine perceptible sous le verre grossissant, est presque aussi puissant que le cerveau moyen de l’homme. Si les oiseaux ne trouvaient pas un plaisir intense dans leurs migrations, dans les soins qu’ils donnent à élever leur progéniture, dans l’action commune pour la défense de leurs sociétés contre les oiseaux rapaces, l’oiseau n’aurait pas atteint le développement auquel il est arrivé. Le type de l’oiseau aurait rétrogradé, au lieu de progresser.


Et quand Spencer prévoit un temps où le bien de l’individu se confondra avec le bien de l’espèce, il oublie une chose : c’est que si les deux n’avaient pas toujours été identiques, l’évolution même du règne animal n’aurait pu s’accomplir.


C’est qu’il y a eu de tout temps, c’est qu’il s’est toujours trouvé, dans le monde animal comme dans l’espèce humaine, un grand nombre d’individus qui ne comprenaient pas que le bien de l’individu et celui de l’espèce sont, au fond, identiques. Ils ne comprenaient pas que vivre d’une vie intense étant le but de chaque individu, il trouve la plus grande intensité de la vie dans la plus grande sociabilité, dans la plus parfaite identification de soi-même avec tous ceux qui l’entourent.


- > La vie intense est le but et non pas le plaisir qui en est uniquement l’effet.


Mais ceci n'était qu’un manque d’intelligence, un manque de compréhension. De tout temps il y a eu des hommes bornés ; de tout temps il y a eu des imbéciles. Mais jamais, à aucune époque de l'histoire, ni même de la géologie, le bien de l’individu n’a été opposé à celui de la société. De tout temps ils restaient identiques, et ceux qui l’ont le mieux compris ont toujours joui de la vie la plus complète.


-> L’opposition entre l’individu et la société n’est le fait que de l’individualisme atomistique et de son contractualisme. Il n’y a pas d’opposition entre l’individu et la société car l’individu est d’emblée un être social car la vie tend à se répandre hors d’elle-même et ne peut subsister dans une vie sociale.


La distinction entre l'égoïsme et l’altruisme est donc absurde à nos yeux. C’est pourquoi nous n’avons rien dit, non plus, de ces compromis que l’homme, à en croire les utilitariens, ferait toujours entre ses sentiments égoïstes et ses sentiments altruistes. Ces compromis n’existent pas pour l’homme convaincu.


Ce qui existe c’est que réellement, dans les conditions actuelles, alors même que nous cherchons à vivre conformément à nos principes égalitaires, nous les sentons froissés à chaque pas. Si modestes que soient notre repos et notre lit, nous sommes encore des Rothschild en comparaison de celui qui couche sous les ponts et qui manque si souvent de pain sec. Si peu que nous donnions aux jouissances intellectuelles et artistiques, nous sommes encore des Rothschild en comparaison des millions qui rentrent le soir, abrutis par le travail manuel, monotone et lourd, qui ne peuvent pas jouir de l’art et de la science et mourront sans jamais avoir connu ces hautes jouissances.


Nous sentons que nous n’avons pas pousse le principe égalitaire jusqu’au bout. Mais nous ne voulons pas faire de compromis avec ces conditions. Nous nous révoltons contre elles. Elles nous pèsent. Elles nous rendent révolutionnaires. Nous ne nous accommodons pas de ce qui nous révolte. Nous répudions tout compromis, tout armistice même, et nous nous promettons de lutter à outrance contre ces conditions.


[...]


Mais si tu sens en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de la vie entière, pleine, débordante — c’est-à-dire connaître la plus grande jouissance qu’un être vivant puisse désirer — sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras.


Sème la vie autour de toi. Remarque que tromper, mentir, intriguer, ruser, c’est t’avilir, te rapetisser, te reconnaître faible d’avance, faire comme l’esclave du harem qui se sent inférieur à son maître. Fais-le si cela te plaît, mais alors sache d’avance que l’humanité te considérera petit, mesquin, faible, et te traitera en conséquence. Ne voyant pas ta force, elle te traitera comme un être qui mérite la compassion — de la compassion seulement. Ne t’en prends pas à l’humanité, si toi-même tu paralyses ainsi ta force d’action.


Sois fort au contraire. Et une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l’auras comprise, — une iniquité dans la vie, — un mensonge dans, la science, ou une souffrance imposée par un autre, révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Lutte ! La lutte c’est la vie d’autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais.


Lutte pour permettre à tous de vivre de cette vie riche et débordante, et sois sûr que tu retrouveras dans cette lutte des joies si grande que tu n’en trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité. C’est tout ce que peut te dire la science de la morale. A toi de choisir.


Conclusion:

Kropotkine s’appuie sur Guyau pour justifier l’existence dans l’anarchisme d’une adéquation entre affirmation de l’individu et tendance à la solidarité sociale allant jusqu’au communisme. En outre, il s’agit de se situer au niveau d’une conception naturaliste de l’individu sans faire intervenir de transcendance religieuse. La solution consiste alors à affirmer que la vie tend à déborder hors d’elle-même ce que montre le processus de la reproduction biologique et de la fécondité. L’altruisme et la sociabilité, loin de limiter l’individu, au contraire intensifie son existence. L’épreuve morale, qui peut conduire au sacrifice de soi, n’est pas une limitation de l’existence, mais au contraire un défi qui permet à l’individu d’intensifier son existence. La lutte et l’engagement politique pour faire triompher la justice sociale est alors envisager par Kropotkine comme le type d’existence qui est conforme à cette intensification de l’existence.

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