Philosophie libertaire de la vie, ecoféminisme et care


 

Il s’agit ici de s’interroger sur les liens possible entre les philosophies de la vie libertaires et l’écoféminisme.

 

Les oeuvres de différents auteurs anarchistes (Bakounine, Kropotkine), syndicalistes révolutionnaires (Sorel, Berth) ou pédagogue syndicaliste révolutionnaire (Freinet) sont marqués par les philosophies vitalistes.

 

Vie, travail reproductif et éthique de la sollicitude (“care”)

 

Pierre Kropotkine, dans son opuscule La morale anarchiste, se réfère au philosophe Jean-Marie Guyau pour justifier une morale qui articule affirmation individualiste de soi et altruisme. Jean-Marie Guyau, dans Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, voit dans la fécondité de la vie, ce qui permet de justifier le caractère altruiste de l’existence. La vie tend à se répandre et elle se répand en particulier dans la reproduction et dans le soin apporté à un enfant, c’est-à-dire à un autre être vivant.

 

Cette thématique de la fécondité de la vie et de l’altruisme amène facilement à lier altruisme et maternité. Guyau n’hésite pas d’ailleurs à recourir à l’analogie: “On a toujours représenté la Charité sous les traits d’une mère qui tend à des enfants son sein gonflé de lait ; c’est qu’en effet la charité ne fait qu’un avec la fécondité débordante : elle est comme une maternité trop large pour s’arrêter à la famille” (L.I, Ch.2).

 

Cette philosophie fait de la vie la source de la moralité et en dérive également le travail. Le travail est la conséquence de ce débordement de vie qui pousse à l’action plutôt qu’au repos. C’est ce que souligne également Kropotkine: “En même temps, nous sentons le besoin d’exercer notre volonté, notre force d’action. Agir, travailler est devenu un besoin pour l’immense majorité des hommes ; si bien que lorsque des conditions absurdes éloignent l’homme ou la femme du travail utile, ils inventent es travaux, des obligations futiles et insensées pour ouvrir un champ quelconque à leur force d’action. Ils inventent n’importe quoi — une théorie, une religion, un " devoir social ", pour se persuader qu’ils font quelque chose d’utile”. Ce lien qui unit la force vitale et le travail est également mis en avant par Guyau dans son ouvrage, Education et hérédité.

 

Néanmoins, on pourrait voir dans une telle conception le risque d’une ré-essentialisation de la féminité autour de la notion de maternité. Ces critiques de renaturalisation sont également celle dont a pu faire l’objet l’écoféminisme.

 

Néanmoins, les notions sociologiques de travail reproductif et de travail du care nous permette de nous éloigner d’un risque d’essentialiser le lien entre fécondité, maternité et travail du care. La reproduction biologique de la vie n’est jamais pour l’être humain un fait purement biologique, mais également social. Le travail reproductif se situe par delà nature et culture: il est un fait naturel, reconstruit par la diversité du social.

 

Le travail reproductif et le travail du care - le plus souvent confié aux femmes - construisent un ensemble de dispositions dites “féminines”: sollicitude vis-à-vis d’autrui, intelligence tournée vers les relations interpersonnelles et le symbolisme verbal…

 

Outils, travail productif et machines

 

L’anthropologie féministe matérialiste, par exemple Paola Tabet, “Les mains, les outils, les armes”, a mis en évidence comment l’usage des techniques et des outils constitue un rapport social sexué. Non seulement, cela se marque par une différentiation social: par exemple le panier et l’arc. Mais cela se caractérise également par un niveau de développement des techniques: les femmes sont assignées à la cueillette, tandis que les hommes vont à la chasse.

 

Les auteurs socialistes au XIXe siècle tendent à naturaliser le travail reproductif, tandis qu’ils font du travail productif, le travail propre à l’homme (à la fois comme espèce et comme genre masculin).

 

Mais dans ce rapport social technique, le machinisme de l’époque moderne marque une étape nouvelle. En effet, la technique moderne, s’appuyant sur la rationalité scientifique moderne, permet un desencastrement des sociétés de leurs eco-systèmes. Le machinisme permet une exploitation intensive des ressources naturelles (en particulier de celles qui sont non-renouvelables). La technique moderne instaure les conditions d’une illusion de transcendance de l’espèce humaine par rapport au reste du vivant et de la nature.

 

En outre, la relation aux machines est marquée par une aliénation technique plus sensible du côté des femmes que des hommes: la réparation et la maîtrise des machines est considérée comme une capacité plus spécifiquement masculine. Il faut néanmoins faire remarquer que le machinisme double la technique d’un second rapport social entre l’ingénieur qui conçoit et dirige la machine et l’ouvrier qui est au service de la machine et se plie à sa cadence.

 

Enfin, la domination de la culture technicienne tend à disqualifier le rapport au monde lié au care. La relation à la machine est une relation instrumentale qui ne repose ni sur la compréhension intrapersonnelle d’un monde commun, ni sur des sentiments, en particulier d’empathie.

 

Conclusion:

 

Les philosophies de la vie et du care ont pour point commun de mettre en relief l’importance de relations au monde qui ne sont pas réductibles à la culture technicienne.

Les philosophies de la vie mettent en avant une relation au monde qui s’exprime sous la forme d’une action créative de l’existence par le sujet.

L’éthique du care met en lumière comment la construction sociale du féminin s’est appuyée sur une relation morale à autrui et de compréhension interpersonnelle.

La philosophie morale de Jean-Marie Guyau associe les deux dimensions à travers la thèse d’une fécondité de la vie qui serait à l’origine de l’action morale.

En prenant parmi ses exemples d’une morale anarchiste femmes, Pierre Kropotkine met en lumière le lien qui unit une morale vitaliste anarchiste et éthique du care.

 

 

Annexe: Figures de femmes dans la morale anarchiste de Kropotkine

 

Il est possible de remarquer que dans son opuscule, La morale anarchiste, Pierre Kropotkine prend des figures de femmes pour exemplifier sa morale. Quel est le sens de cette exemplification de l’acte moral par des femmes ?

 

Le recours par Kropotkine à la figure féminine semble moins guidé par une tendance à l’essentialisme d’un éternel féminin, que par le souci de montrer que l’exaltation de l’existence individuelle dans l’acte moral est autant présente chez les femmes que chez les hommes.

 

La figure de la Nihiliste Russe:

 

Parmi les exemple que Kropotkine prend pour exemplifier les figures de l’individualité altruiste figure celle d’une révolutionnaire nihiliste. Le nihilisme est un courant révolutionnaire russe qui tenta à la fin du XIXe de déstabiliser le pouvoir tsariste par une série d’attentat. Ce mouvement a compté plusieurs femmes. Kropotkine fait ici probablement référence à Sofia Pereskovaïa qui fut condamnée à mort pour sa participation à l’assassinat contre Alexandre II.

 

Et cependant, si vous parliez à ce martyr, à la femme que l’on va pendre, lors même qu’elle va monter à l’échafaud, elle vous dirait qu’elle ne donnerait ni sa vie de bête traquée par les chiens du tsar, ni sa mort, en échange de la vie du petit coquin qui vit de sous volés aux travailleurs. Dans son existence, dans la lutte contre les monstres puissants, elle trouve ses plus hautes jouissances. Tout le reste, en dehors de cette lutte, toutes les petites joies du bourgeois et ses petites misères lui semblent si mesquines, si ennuyeuses, si tristes ! — " Vous ne vivez pas, vous végétez, répondrait-elle ; moi, j’ai vécu ! "

 

Exemples d’altruisme au féminin:

 

Kropotkine fait de l'héroïsme moral, à la différence de Bergson (Les deux sources de la morale et de la religion), une attitude qui n’est pas spécifique à des figures de héros moraux individuels exceptionnels. L’héroïsme moral peut se trouver illustré par des actes anonymes commis par des gens du peuple. Il souligne que les femmes sont souvent les auteures de ces actes. Il ne donne pas d’explication à cette prépondérance des femmes. On pourrait y voir une réitération du dévouement maternel féminin. Mais Kropotkine ne précise aucun lien spécifique entre cette moralité et la maternité. En outre, toute sa conception morale vise à refuser d’associer la morale à l’oubli de soi et à l’attitude sacrificielle pure.

 

C’est enfin tous ces dévouements sans nombre, moins éclatants et pour cela inconnus, méconnus presque toujours, que l’on peut observer sans cesse, surtout chez la femme, pourvu que l’on veuille se donner la peine d’ouvrir les yeux et de remarquer ce qui fait le bond de l’humanité, ce qui lui permet encore de se débrouiller tant bien que mal, malgré l’exploitation et l’oppression qu’elle subit”.

 

Parmi les multiples exemples que Kropotkine prend d’actes moraux individuels anonymes figure effectivement un exemple qui illustre l’acte effectué par une femme:

 

Lorsqu’une femme se prive du dernier morceau de pain pour le donner au premier venu, lorsqu’elle ôte sa dernière loque pour en couvrir une autre femme qui a froid, et grelotte elle-même sur le pont du navire, elle le fait parce qu’elle souffrirait infiniment plus de voir un homme qui a faim ou une femme qui a froid, que de grelotter elle- même ou de souffrir elle-même de faim. Elle évite une peine, dont ceux-là seuls qui l’ont sentie eux-mêmes peuvent apprécier l’intensité.”

 

Néanmoins, le propos de Kropotkine n’est pas exempt de la reprise de certains topoi sur le comportement féminin. L’attachement d’une femme au conjoint qui la maltraite est lié à l’excès du sentiment empathique sur l’intelligence rationnelle:

 

 

Et enfin la sensibilité non guidée par une intelligence assez vaste produira ces femmes prêtes à tout sacrifier à une brute quelconque sur laquelle elles versent tout leur amour.

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