La forme scolaire et la vie sociale

 

 

Il faut faire attention à ne pas confondre la forme scolaire et la vie sociale au risque d’illusions et de déconvenues préjudiciables.

 

Forme scolaire et pédagogies alternatives

 

Les pédagogies alternatives n’ont pas vocation à être développées dans la forme scolaire classique, mais à donner naissance à des formes scolaires alternatives.

 

La confusion entre les deux ordres conduit souvent à affadir ces pédagogies alternatives et à en faire des instruments au service de l’ordre dominant. On peut en excepter peut-être les enseignants Freinet, qui arrivent à développer cette pédagogie à l’échelle d’un établissement entier.

 

L’école caserne: les contraintes de la forme scolaire

 

L’école est une institution disciplinaire dont les contraintes pèsent à la fois sur les élèves et les enseignants: horaires, programmes, niveau, enfermement dans des classes avec un enseignant (le maître)…

 

L’école s’est construite sur le modèle de l’Eglise et de l’armée.

 

La vision républicaine de l’école a promu un rapport clérical au monde: il s’agissait d’apprendre de manière désintéressée sans s’occuper des finalités de la production. Ce rapport au monde prétend protéger l’école des demandes entrepreunariales, mais également de la critique syndicaliste. Elle prétend détacher l’école de toute finalité en lien avec le monde social.

 

L’éducation populaire: l’émancipation de la forme scolaire

 

Des courants ont développé en dehors de l’école des pratiques d’éducation qui visaient à apprendre collectivement et de manière égalitaire en se passant de la férule d’un maître.

 

Mais il est illusoire de vouloir importer ce modèle dans la forme scolaire.

 

En effet, la forme scolaire instaure une situation artificielle où les apprenants se trouvent en présence d’un enseignant. Ils ne peuvent développer le même rapport d’émancipation que dans le cadre d’un collectif militant où il s’agit d’un regroupement de pairs en vue de lutter pour s’émanciper.

 

L’instrumentalisation des pédagogies alternatives par le nouvel esprit du capitalisme

 

Le discours entrepreneurial encourage l’institution scolaire a adopter des pédagogies socioconstructivistes de manière à former des compétences entrepreneuriales chez les élèves: esprit d’initiative, résolution de problème, projet, travail en groupe…

 

Le discours entrepreneurial cherche à établir un engagement dans la tâche chez le travailleur qui le mettrait en état de flow de manière à ce qu’il soit dévoué à son emploi sans compter son temps. Mais si, pour un apprenant, l’état de flow est orienté vers des buts d’apprentissage personnels, dans l’entreprise, il est orienté vers la performance de l’entreprise.

 

La difficulté tient au fait que dans le cadre de la forme scolaire, même la pédagogie la plus critique tend à perdre ses dimensions de critique politique.

 

Cela tient au fait que l’école républicaine prétend développer une culture “commune”, voir tendre à l’universel. Cette mise en avant du commun vise à tenir à distance de l’école la conflictualité sociale et invisibiliser la lutte des classes.

 

L’enseignant n’est pas en position d’organiser avec ses élèves des mouvements sociaux sans risquer d’être accusé de les manipuler. C’est donc aux apprenants de constituer leurs collectifs d’émancipation autonomes en dehors du regard paternaliste de l’enseignant.

 

L’enseignant ne peut donc, dans le cadre de la forme scolaire, développer un engagement critique conjoint avec ses élèves. Ces formes d’engagement ne peuvent revêtir que la forme aseptisée que leur donne la forme scolaire et peuvent devenir des instruments récupérables par la logique entrepreneuriale.

 

La forme scolaire et la culture scripturale

 

La forme scolaire républicaine, avec son ascétisme clérical, a été imaginée officiellement en vue de l’acquisition de la culture scripturale par l’ensemble des classes sociales dans une apparente logique méritocratique.

 

Mais en réalité, la forme scolaire se contente de n’être pour l’essentiel qu’une chambre d’enregistrement des inégalités sociales.

 

La culture scripturale, maîtrisée par les classes dominantes, ne s’acquiert pas par une simple immersion comme la langue orale. C’est ce dont témoigne l'illettrisme. Cela nécessite un apprentissage explicite.

 

La forme scolaire telle qu'elle existe ne favorise pas une apprentissage active à la manière de ce qui peut exister dans les mouvements sociaux, le syndicalisme ou l'éducation populaire.

 

Cela tient certes aux contraintes matérielles de l'école caserne comme par exemple le fait de regrouper les élèves dans des classes durant des plages horaires déterminées. Mais cela tient également aux contenus de ce qui leur est enseigné: il s'agit d'acquérir des savoirs constitués qui ont été élaborés au cours des siècles. Enfin, cela tient aux exercices scolaires qui découpent les savoirs, les décontextualisent, en vue d'une acquisition répétitive.

 

De fait, cela suppose que l'enseignant doive faire face à l'ensemble de ces contraintes générées par la forme scolaire. 

 

La figure ambivalente de l’enseignant

 

L’enseignant a pour fonction, dans le système scolaire, d’appliquer la discipline scolaire, de reproduire l’ordre social et d’éventuellement repérer les élèves qui pourront devenir des transfuges de classe.

 

Mais il peut ne pas se contenter de ce rôle s’il veut essayer, en dépit de sa fonction, de subvertir l’ordre de la machine à reproduire les inégalités.

 

Néanmoins, il ne peut se départir de ce rapport dialectique avec ses élèves et ses étudiants. Même lorsqu’il tente de subvertir l’ordre scolaire, il doit également assurer sa fonction de gardien de la discipline et de l’ordre scolaire.

 

Son rapport avec les élèves reste marqué par une lutte ambivalente. La figure disciplinaire est en lutte contre celle de l’élève en tant qu’il se rebelle contre l’ordre disciplinaire. Mais l’enseignant peut introduire des éléments émancipateurs dans son enseignement. Cette dimension d’émancipation peut être reconnue, ou pas, par les élèves. Tout l’enjeu de l’enseignant est de ne pas se contenter uniquement d’être une figure de reproduction de l’ordre scolaire.

 

L’enseignant conscient ressemble un peu à un geôlier qui apprendrait à lire en cachette à un prisonnier, tout en respectant pour le reste la discipline carcérale, mais en sachant que ce savoir permettra peut être à ce dernier de devenir un militant une fois quittée sa geôle.

 

La subversion de la forme scolaire

 

L’enseignant conscient ne se fait pas d’illusion sur la capacité de produire une pédagogie alternative dans le cadre de la forme scolaire. Cette pédagogie devrait en effet prendre les formes que la contrainte scolaire lui impose et nier l’existence de la conflictualité sociale.

 

Il doit plutôt chercher à enrayer le mécanisme de reproduction des inégalités par la forme scolaire en mettant en place des tactiques de subversion à l'intérieur de la forme scolaire. Ces tactiques consistent par exemple à :

  • déconstruire les normes de reproduction du genre

  • déconstruire les normes de reproduction de l’inégalité scolaire en “vendant la mèche” en enseignant explicitement les stratégies d’apprentissage qui permettent aux dominants de maîtriser la culture lettrée

  • à construire un rapport critique et autonome aux savoirs chez les élèves

  • à diffuser des savoirs critiques

  • à diffuser la connaissance des expériences d’émancipation collective

 

Construire un rapport émancipé aux savoirs ?

 

Les tenants des méthodes socioconstructivistes, dans le cadre de la forme scolaire, commettent l’erreur de croire que pour que les apprenants deviennent autonomes, il faut les mettre face à des dispositifs où ils seraient autonomes de fait: situation-problème, mise en recherche…

 

Mais l’erreur tient au fait qu’un rapport émancipé au savoir est d’abord une attitude mentale. Elle suppose un certain type d’activité cognitive. L’individu qui a un rapport émancipé aux savoirs:

  • est capable de se fixer des buts d’apprentissage personnels dont le plus ambitieux vise une compréhension holistique du monde

  • d’orienter l’enseignant par des questions vers ces buts ou/et d’analyser l’information qu’il reçoit en fonction de ces buts d’apprentissage

  • il est capable de se demander, face à l’information qu’il reçoit, en quoi elle lui permet d’augmenter sa compréhension du monde

  • il est capable de mettre en lien l’information reçue avec de l’information qu’il possède en mémoire pour l’organiser

  • il peut également formuler des objections à l’enseignant

  • ou pour par exemple effectuer des inférences personnelles et de les confronter avec l’enseignant et le groupe classe

  • il est capable d’aller approfondir tout seul ce qui a été vu en cours et de mener sur le sujet des réflexions personnelles qui vont plus loin que le cours.

 

L’enseignement qui est le plus à même de développer un rapport émancipé au savoir est d’abord celui qui est fourni par un enseignant qui a lui même un rapport émancipé aux savoirs, c’est-à-dire un rapport critique.

 

C’est dans la confrontation avec l’enseignant et dans la lutte que livre l’élève pour la reconnaissance de son égale dignité, qu’il peut acquérir également un rapport critique au savoir.

 

Conclusion:

De nombreux discours sur l’enseignement dans la forme scolaire se bercent d’illusions en pensant faire disparaître la conflictualité des rapports entre l’enseignant et les élèves. Ce rapport n’est plus conflictuel lorsque les élèves sont soumis. La conflictualité est inhérente à la fonction qu’occupe l’enseignant dans la forme scolaire: maintenir la discipline. La conflictualité entre lui et les élèves peut se construire uniquement autour du maintien de l’ordre.

Mais l’enseignant peut ne pas se contenter de ce rôle de gardien de l’ordre scolaire qui n’est pas seulement disciplinaire, mais également celui de la reproduction des inégalités sociales. Il peut tenter de le subvertir. Dans ce cas, il peut tenter d’introduire une dialectique intellectuelle. Cette confrontation dialectique dans l’ordre intellectuel est ce qui permet à l’élève de construire un rapport critique aux savoirs.

 

Annexe:

 

« Très peu de temps après mon arrivée chez M. et Mme Auld, cette dernière entreprit très aimablement de m’enseigner l’alphabet. Après quoi, elle m’apprit à épeler des mots de trois ou quatre lettres. J’en étais là de mes progrès lorsque M. Auld découvrit ce qui se passait et interdit sur le champ à Mme Auld de m’instruire davantage en affirmant notamment qu’il était illégal et dangereux d’apprendre à lire à un esclave. Il ajouta ces mots que je cite : « Donnez-en long comme le doigt à un nègre, il en voudra long comme le bras. La seule chose qu’un nègre doit savoir c’est obéir à son maître – faire ce qu’on lui dit de faire. L’instruction gâterait le meilleur nègre du monde. Si vous apprenez à lire à ce nègre (il parlait de moi), il ne sera pas possible de le garder. Cela le rendrait pour toujours inapte à l’esclavage.”

(Frederik Douglass)

 

Madame Auld incarne un exemple de figure socialement ambivalente: dominante en tant qu’esclavagiste, elle est dominée en tant que femme. Elle trahit l’ordre de domination de son groupe social en apprenant à Frederik Douglass les rudiments de la lecture. Elle peut être considérée comme une allégorie de la lutte contre la reproduction de l’ordre social inégalitaire que devrait incarner l’enseignant conscient.

 

 

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