L’identité sociale anomale

 

Cette notion vise à désigner le cas des personnes dont la position au sein des rapports sociaux est ambiguë.

 

Le concept anomalie

 

Le concept d’anomalie est défini par la philosophe Camille Fallen à partir entre autre de la figure du Canard-Lapin (https://fr.wikipedia.org/wiki/Canard-lapin). Le canard-lapin est à la fois un canard et un lapin, ni un canard, ni un lapin, tantôt un canard, tantôt un lapin.

 

Réalité et expérience des identités sociales anomales

 

Le concept d’anomal peut ainsi servir à désigner un type d’identité dans laquelle la personne occupe une place ambivalente au sein des rapports sociaux: à la fois exploiteur et exploité ou/et blanc et ethno-racialisé ou/et masculin et féminin…

 

Elle caractérise la situation de personnes qui sont objectivement difficilement assignables à une identité socialement claire de classe sociale, de genre, de racialisation... Elle ne possède donc pas les caractéristiques classiques de l’identité qui est la stabilité.

 

Les figures sociales de l’identité anomale ont une identité ambivalente, ou indéfinissable, parfois également fluctuante selon les situations d’interaction:

 

- Ainsi Boaventura de Sousa Santos explique que dans les rapports sociaux de racisation, les portugais occupent une place ambivalente car ils font partie de pays de la semi-périphérie. La semi-périphérie correspond à des pays qui ne font ni partie du Premier monde, les centres économiques, ni des pays du Tiers-monde, les pays de la Périphérie, tout en possédant certaines caractéristiques de l’un et de l’autre.

 

- L’identité sociale anomale peut être celle des métis. Ni blancs, ni noirs, et à la fois blancs et noirs. Cette identité sera d’autant plus susceptible de fluctuer qu’elle dépend de leur passing blanc.

 

- Les personnes queer ont également une identité sociale anomale. Elles ont un genre qui n’est ni féminin, ni masculin, ou/et féminin et masculin à la fois. Ce sont par exemple les personnes qui ont un genre androgyne. Il en va de même des personnes pansexuelles ou bisexuelles qui ne sont ni strictement hétérosexuelles, ni strictement homosexuelles. Des personnes trans* non-opérées dont la place sociale est ambivalente et peut changer en fonction des interactions sociales.

 

- Dans le cas des classes sociales, certaines personnes occupent des positions sociales anomales. C’est le cas de l’encadrement intermédiaire. Ces personnes sont dans une fonction qui les mets en position à la fois d’obéir et de commander. Dans les chantiers de BTP, les portugais souvent occupent cette position anomale lorsqu’ils sont promus chefs de chantiers, en dessous des français occupant les postes d’ingénieurs, mais au-dessus des africains occupant des postes d’ouvriers qualifiés ou non-qualifiés.

 

Phénomènologie de l’expérience anomale

 

Leur expérience des rapports sociaux est ambivalente. Leur identité n’est pas stabilisée pour les autres et change en fonction des interactions sociales. La personne en question peut selon les situations être classée arbitrairement dans une des catégories ou susciter au moins durant un temps de l'interaction une impression d’ambivalence.

 

La conscience du sujet anomal est celle d’une expérience subjective ambigüe.

 

Le sujet de l’expérience anomale peut jouer de l’anomalie. C’est le cas des personnes genderfluid dont l’identité de genre fluctue en fonction des situations. Mais le sujet de l’expérience anomale peut également subir cette expérience lorsque son genre est androgyne et que la perception de ce genre dépend de l’autre qui par un “monsieur” ou “madame” va l’assigner à l’un ou l’autre genre dans l’interaction.

 

L’expérience anomale peut être également vécue par un sujet dont l’identité ethno-raciale est ambivalente. Il peut s’agir par exemple de personnes maghrébines qui ne sont pas “typées arabes”, mais qui ont un nom d’“arabe”. Leur expérience anomale fluctue selon qu’elles sont présentées par leur nom, ou par leur physique.

 

L’expérience anomale peut également avoir lieu avec des personnes qui ont un type physique qui n’est pas clairement identifiable: sont elles d’origine française, d’Europe du sud ou maghrébine par exemple. L’interlocuteur n’est pas certain surtout lorsqu’aucun accent ne vient trahir une origine spécifique. Le passing “blanc” peut alors conduire à des situations de qui pro quo, la personne étant identifiée comme blanche ou européenne, alors qu’elle est originaire du maghreb ou d’Amérique latine par exemple.

 

L’expérience anomale peut surgir également lorsqu’une personne porte un prénom, voir un nom, dont la consonance peut passer dans deux pays différents. Son prénom peut être perçu comme français par exemple alors qu’il lui a été donné avec d’autres références culturelles. Par exemple, le prénom Ines peut être porté par des personne de langue française, portugaise ou arabe.

 

L’expérience anomale peut se trouver dans la conscience dédoublée de la personne qui est porteuse d’un handicap invisible. Elle n’est pas perçue comme ayant un handicap alors qu’elle est en réalité confronté à des limitations. Cette situation est décrite par exemple par Julie Dachez pour le syndrome d’Asperger.

(https://www.youtube.com/channel/UCF-njLWFsgM97UGvScZqH4Q )

 

L’expérience sociale anomale peut se vivre dans les rapports sociaux de travail. L’encadrement intermédiaire reçoit des injonctions de ses supérieurs et se trouve alors en situation d’exécutant. Mais, il se trouve en situation de domination vis-à-vis de ses propres subordonnés.

 

Les identités sociales anomales dans les oeuvres artistiques

 

Les oeuvres d’art ont souvent joué avec l’ambiguïté des identités anomales.

 

Les êtres mythologiques ou fantastiques tels que les chimères ou autres zooanthropes à la fois mi humains et mi-animaux suggèrent cette fascination pour les identités anomales: les centaure, les sphinges...

 

Les identités de genre anomales ont été représentées assez régulièrement au cinéma. Marlène Dietrich par exemple a été souvent mise en scène et s’est souvent mis elle-même en scène dans des films ou des photographies dans un genre anomal, à la fois masculin et féminin. C’est une identité de genre anomale qu’incarne Julie Andrews dans le film Victor/Victoria.

 

Les identités de genre anomales sont également exploité au sujet du racisme. Le roman abolitionniste, L’Esclave Isaura (du romancier Bernardo Guimaraes) raconte l’expérience anomale d’une esclave métisse, ayant un passing blanc.

 

L’anomalie apparaît également dans les personnages de femmes enfants comme celui de Caroll Backer dans le film Baby doll d’Elia Kazan.

 

Alors que le langage mathématique recherche la clarté et la distinction, au contraire l’expérience esthétique peut privilégier le fait de faire éprouver au spectateur une situation d’ambivalence, d’anomalie dont l'ambiguïté exerce une fascination.

 

Citation:

 

“Les frontières tracent la ligne entre ce qui est sécurisé et ce qui est insécurisé, afin de distinguer entre nous et eux. Une frontière est une ligne de division, une étroite bordure escarpée. Une frontière est une place vague et indéterminée créée par un résidu émotionnel d'une frontière non-naturelle. C'est en constant état de transition. Les interdits sont ses inconvénients. Les traverseurs vivent là : le voyeur, le perverse, le queer, le dérangeant, le bâtard, le mulâtre, le demi-race, l'à moitié-mort, en bref, ceux qui traversent, qui passent à travers ce que les Gringo confinent au « normal ». Le Sud-Ouest considère les habitants transfrontaliers, comme des étrangers, qu'ils possèdent ou non des documents, qu'ils soient des chicanos, des indiens ou des noirs” ( Gloria Anzaldua, Borderlands/ La frontera, The New Metiza, 1987)

 

 

Références sur le concept anomalie sociale et philosophique:

 

De Sousa Santos B., Etat et société dans la semi-périphérie du système mondial: le cas du Portugal (1995)- URL: http://www.boaventuradesousasantos.pt/media/pdfs/Estado_e_sociedade_Analise_Social.PDF

 

 

Fallen Camille, « L’anomalie quasi créatrice », Po&sie, 2011/2 (N° 136), p. 113-117. DOI : 10.3917/poesi.136.0113. URL : http://www.cairn.info/revue-poesie-2011-2-page-113.htm