Fanon, Freire et les possibilités concrètes d'une pédagogie décoloniale

 

 

Extrait d'un entretien avec Inés Fernandez Moujan (2014)

 

Inés Fernández Mouján. Dra en Ciencias de la Educación, Facultad de Filosofía y Letras Universidad de Buenos Aires. Su área de docencia e investigación están centradas en el campo de las teorías de la Educación con foco en la obra de Paulo Freire. Profesora Asociada Regular de la Universidad Nacional de Río Negro.

 

 

« Comme je le soutiens dans mes recherches, il existe un lien étroit entre la proposition politique de Fanon et la position que Freire prend Pédagogie de l'opprimée. Il n'y a pas de doute que Freire est interpelé par les écrits de Fanon, Peau Noir, masques blancs et Les damnés de la Terre. Ce dernier a eu une énorme influence sur Pédagogie des opprimés. Les idées de libération et de décolonisation sont celles que je crois cléfs pour comprendre la relation Freire-Fanon. C'est là que ce situe le noyau central idéologique qui a des conséquences politiques concrètes. Ce qui les interpelle est l'urgence politique. Fanon à partir du registre du politique (dans son apport pour penser les marques de la colonisation dans la subjectivité de l'opprimé et pour une autre part son engagement politique avec le FLN en Algérie) et Freire également dans un registre politique, mais dans l'intervention directe dans un des piliers qui est l'éducation. Les deux fournissent au début des années 1960 un changement de paradigme, un paradigme « autre » pour le dire dans les termes de Walter Mignolo. Je pense qu'ils observent la tension qui existe au XIXe siècle entre colonialisme et émancipation, domination et liberté, sous des formes simplement juridiques et politiques, mais non pas significativement effective pour un processus certain de libération. Ils se sentent choqués face à la dévastation que provoque la colonisation, de là ils sont conduit à proposer une posture ethico-politique et une théorie qui défie la modernité rationnelle des Lumières. Ils vont non seulement assumer dans la pratique directe cette posture, mais ils assoient les bases fermes pour une autre connaissance, c'est-à-dire, une raison décoloniale. Ils comprennent comme tant d'autres la nécessité d'amener plus avant une résistance à l'imposition coloniale/néo-coloniale. Le but est d'assumer l'expérience de la décolonisation pour donner une place à une pensée et à des pratiques qui défient les modèles culturels et politiques imposés c'est-à-dire penser et agir dans les termes d'une identité culturelle qui se meut depuis les bords, dans la contingence, et qui défie toute idée d'essentialisme.

 

Comme je le disais, ils proposent de se différentier du modèle eurocentré par conséquent les idées centrales sont libération et décolonisation. Le mot libération, comme on peut l'observer dans les écrits de deux auteurs, récupère l'héritage moderne européen de l'émancipation, mais il est étroitement associé à une radicalisée avec une rationalité autre qui prétend questionner les modèles universalistes et qui assume l'urgence politique de l'altérité niée. Je comprends que cette conception va plus loin que le mot émancipation, parce qu'il dévoile l'eurocentrisme de la raison des Lumières et ainsi démontre la dignité (de l'autre culture, de l'Autre). Elle contient en elle même une idée critique de la critique (européenne). Cela héberge de manière centrale une préoccupation pour la déshumanisation et cela revient à prendre une position intellectuelle et pratique à partir des bords et des frontières. Dans ce sens, c'est profondément performatif et cela est étroitement lié à la contingence, à l'historicité et à l'incertitude. Et cela défie de manière dialectiquement antagonique les opprimés et les oppresseurs.

 

De cette manière, les sens politiques sont constitutifs de la trame éducative, l’assujettissement et la libération prévalent en tension dans tous les liens pédagogiques et culturels. La libération pour les deux est une obligation éthique et politique en plus de la restitution politique de l'humanisation, une transformation totale. La décolonisation est une exigence minimale comme le soutient Fanon dans Les damnés de la Terre. Il est intéressant de s'arrêter sur ce point. Parce que c'est là que l'on peut identifier l'urgence de l'action politique et le défi de la rationalité qui l'organise, l'ordonne, le commande et impose une morale, une pratique et une culture comme unique voie de possibilité pour être des sujets. De sorte que nous allons proposer d'être des hommes et des femmes, mais en assumant la déshumanisation en première instance (le lieu assigné par le colonialisme à l'opprimé) et de là traverser le chemin de la déshumanisation/libération. Leurs propositions inversent le paradigme jusqu'alors accepté, selon lequel l'Europe avait donné à ses colonies la modernité et affirmant qu'en réalité la richesse, le pouvoir, le bien-être et le progrès de l'Europe s'est rassasié dans l'agonie des noirs, des arabes, des indiens. L'Europe est littéralement la création d'un Tiers Monde. Les deux identifient l'émergence d'un sujet doublement exceptionnel : l'opprimé. Leurs propositions se trouvent étroitement liées à l'interrogation sur la différence coloniale. L'extériorité constitue le lieu privilégié épistémiquement et politiquement pour réaliser un type de critique qui est impossible depuis le centre.

 

Une autre voie que l'on pourrait tracée est la suivante : les deux comprennent que l'unité de la communauté politique ne s'atteint pas par les accords à partir de raisons, mais que le champs politique est un espace où se déploient des actions stratégiques, qui sont conflictuelles et de résistance, que cela organise également les institutions à la poursuite de l'augmentation de la vie. Les actions qui confrontent, sur le terrain politique, les impositions de discours hégémoniques. Ils se situent dans la plus grande négativité possible et ils comprennent l'identité culturelle comme une catégorie éthique, politique et culturelle ».