Racialisation et ethnicisation du travail

 

Une approche matérialiste de la question raciale (1) suppose de voir en quoi les rapports sociaux de travail construisent la racialisation des groupes sociaux, sans pour autant réduire la question raciale aux rapports sociaux de classe économique. Il s’agit plutôt de mettre en valeur la co-construction des deux phénomènes.

 

Constructions de l’alterisation et racisme moderne

 

Le racisme en France et de manière générale en Europe n’est pas réductible dans sa construction historique au racisme moderne. C’est en cela que le paradigme décolonial latino-américain ne peut s’appliquer que partiellement en Europe. En effet, il existe des formes de racialisation actuelles qui plongent leur racine au Moyen-Age, avant même la colonisation.

 

Les formes d’exclusion et discrimination dont ont été victimes les juifs en Europe commencent au Moyen-Age et prennent à partir de cette époque plusieurs manifestations. Le statut de Robi (forme de servage) auxquels ont été assignés les roms pendant cinq siècles débute également au Moyen-Age, plus précisément au XIVe siècle.

 

Ces deux groupes continuent de subir actuellement le racisme. Dans le cas des juifs, les représentations continuent d’associer les juifs et l’argent. Dans le cas des roms, ils continuent d’être socialement marginalisés sur le marché du travail.

 

Colonisation, impérialisme et construction du racisme moderne

 

La colonisation avec l’esclavage liée en particulier à l’économie de la culture de la canne à sucre débute plus particulièrement dans l’Empire portugais avec Madère, puis le Brésil. Un dicton portugais dit “Dieu a créé les blancs et les noirs, les portugais ont créé les mulâtres”.

 

L’immigration de l’archipel de Madère peut donner une idée de la construction de la racialisation par le travail. Selon l’endroit où ils ont immigrés les madériens ont été ou non qualifiés de blancs. Leur proximité géographique avec l’Afrique et leur activité dans la culture de la canne à Sucre les a fait qualifiés de non-blancs à Hawaii. Il était ainsi possible de les payer moins que les blancs européens.

 

En revanche, en Afrique du Sud, bien qu’illégaux, ils sont considérés comme blancs car assimilés aux colons blancs portugais du Mozambique et de l’Angola. Ils bénéficient donc des privilèges blancs et occupent principalement des fonctions de commerçants.

 

Immigration post-coloniale et flux migratoires

 

Les flux de l’immigration sont particulièrement orientés par les attaches coloniales. En effet, les migrants tendent à s’orienter en priorité vers les pays de leur ancienne métropole. A cette division entre centre et périphérie, il faut ajouter une seconde division entre centre et semi-périphérie qui oriente les migrations du sud et de l’est de l’Europe vers le nord-ouest de l’Europe et l’Amérique du Nord.

 

Dans les années 1960, l’immigration industrielle, comme l’a montré entre autres Xavier Vigna, reproduit dans les usines la hiérarchie coloniale et raciale dans l’organisation du travail.

 

Cette hiérarchie se maintient encore actuellement dans l’organisation du travail par exemple dans le secteur du BTP comme l’a montré de son côté Nicolas Jounin.

 

(Voir: Nicolas Jounin, « L’ethnicisation en chantiers. Reconstructions des statuts par l’ethnique en milieu de travail », Revue européenne des migrations internationales[En línea], vol. 20 - n°3 | 2004, Publicado el 25 septiembre 2008, consultado el 22 julio 2017. URL : http://remi.revues.org/2025 )

 

Dans la division international du travail, le Portugal occupe une place de fournisseur de main d’oeuvre de la semi-périphérie. Cela peut expliquer pourquoi on retrouve des stéréotypes très proches sur les contre-maîtres portugais dans les plantations à Hawaii au XIXe siècle ou sur les chantiers en France au début du XXIe siècle.

 

Division raciale du travail dans la société française

 

Il est intéressant de combiner pour comprendre l’organisation raciale du travail en France actuellement les trajectoires scolaires et professionnelles des nationaux et des descendants d’immigrés en s’appuyant sur l’étude TeO, trajectoires et origines (https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19558/dt168_teo.fr.pdf ) .

 

La sociologie de Pierre Bourdieu a mis en lumière dans la reproduction les rôles des capitaux économiques, sociaux et culturels dans la réussite scolaire et l’insertion professionnelle.

 

Les descendants d’origine asiatique sont décrits dans les études sociologiques comme ayant un fort investissement dans les études. Les enseignants ont un préjugé positif sur ses élèves perçus en particulier comme forts en mathématiques. De même, les travaux sociologiques mettent en valeur des réseaux communautaires d’insertion professionnelle. Les immigrés d’origine asiatique connaissent une ascension sociale par les études, mais ils peuvent être confrontés à des difficultés pour s’insérer dans des secteurs professionnels dans lesquels ils manquent de capital social.Dans la représentation actuelle de la division internationale du travail, les salariés asiatiques sont considérés comme spécialistes des hard skill, des compétences techniques.

 

Les familles d’origine portugaise ne comptent pas nécessairement sur l’école pour assurer l’insertion professionnelle de leurs enfants. Elles bénéficient de réseaux communautaires d’insertion professionnelle surtout dans le secteur du BTP. De fait, on constate au fur et à mesure des générations une concentration forte des descendants d’immigrés portugais dans le secteur du bâtiment et des services à la personne. En revanche, les descendants de l’immigration d’origine portugaise ont un taux de chômage très bas.

 

Les familles des descendants originaire de l’Afrique du Nord et Sub-saharienne accordent une forte confiance dans l’école. Mais leur position sociale de classe populaire et les représentations sociales négatives dont ils sont l’objet rendent difficile la réussite scolaire des enfants. Ils possèdent de faibles réseaux communautaires d’insertion professionnelle. Le manque de capital scolaire et social font que ces descendants d’immigrés sont fortement touchés par le chômage et la précarité.

 

Un exemple: Trajectoires scolaires et ségrégation du travail chez les filles et les garçons de l’immigration portugaise

 

L’étude TeO fait apparaître que l’écart dans la poursuite d’études dans le supérieur entre les filles et les garçons d’origine immigré est important. Il est maximal chez les descendants de l’immigration portugaise: “Parmi les descendants d’immigrés venus du Portugal, les filles sont beaucoup plus nombreuses que les garçons à poursuivre des études dans le supérieur (60% contre 30%)” (TeO, p.51).

 

Néanmoins, comme le souligne plusieurs travaux comme par exemple la thèse d’Ines Esperitu Santo, la concentration dans le secteur de l’emploi reste forte. Deux tiers des immigrés et descendants d’immigrés portugais hommes sont dans le secteur du bâtiment et un tiers des femmes sont dans le secteur du service à la personne. La ségrégation sur le marché du travail liée à l’origine migratoire et au sexe est très importante chez les descendant-e-s de l’immigration portugaise.

 

Néanmoins l’étude TeO fait apparaître que l’écart de poursuite d’étude chez les filles descendantes de l’immigration portugaise semble se traduire par une mobilité sociale plus faible paradoxalement chez les filles. Les femmes d’origine portugaise ont un taux d’activité élevé et un taux de chômage plus bas y compris que la population majoritaire ( TeO, p.56). On remarque cependant qu’il s’agit du groupe de femmes d’origine immigrés qui déclare le plus fort pourcentage de travail à temps partiel, mais avec le plus bas taux de temps partiel contraint (TeO, p.72).

 

Lorsqu’on compare la structure d’emploi des descendant d’immigrés femmes (F) et hommes (G) portugais sur les emplois de classes populaires (ouvriers, employés), de professions intermédiaires et de cadres:

  • Classes populaires: 61% (H) et 68% (F) (avec bien évidement les hommes plutôt ouvriers et les femmes très nettement employée

  • Professions intermédiaires: 24% (H) et 18% (F)

  • Cadres: 10% (hommes) et 9% (femmes)

 

On constate donc que l’écart très important dans la poursuite d’études supérieures entre femmes et homme d’origine portugaise ne se traduit pas par un écart très important dans la structure des emplois de professions intermédiaires et de cadre, voire même que les hommes atteignent plus facilement le statut de Profession intermédiaire.

 

Conclusion:

 

On peut donc remarquer si l’on compare l’immigration portugaise et africaine qu’outre les préjugés discriminatoires dont souffrent les immigrés d’origine africaine, il existe des différences paradoxales de stratégies migratoires. Les portugais font peu confiance à l’insertion professionnelle par les études et davantage à leurs réseaux communautaires pour trouver un emploi. Sur le plan du chômage, cette stratégie est payante, mais au prix d’une ségrégation sur le marché du travail dans des emplois de classes populaires. A l’inverse, les immigrés d’origine africaine croient davantage en la méritocratie scolaire et sociale, mais en réalité paradoxalement, cela les conduit à payer un prix plus fort dans l’insertion professionnelle sur le marché du travail, auquel s’ajoutent des discriminations dont ne sont pas victimes les portugais considérés comme de bons travailleurs manuels.

Il est possible que les stratégies communautaires mises en place par les portugais ou d’autres groupes migratoires d’origine asiatiques contribuent paradoxalement à les protéger relativement du racisme en favorisant leur intégration professionnelle et sociale.

Néanmoins, on peut se demander si les formes de racisme dont sont victimes les personnes issues de l’immigration africaine et les personnes asiatiques ne dessinent pas les contours de la figure de la place de l’immigrés en France. Immigration de travail, leur exclusion du marché du travail par le chômage délégitime leur présence en France. A l’inverse, la réussite sociale des personnes issues de l’immigration asiatique leur vaut de subir des agressions. Entre les deux, l’invisibilité médiatique de l’immigration portugaise définirait la place légitime attendue pour les immigrés, celle d’une ségrégation de l’emploi pérennisée sur des emplois faiblement qualifiés d’ouvriers et d’employés.

 

 

(1) Amaouche et alli, “Pour une approche matérialiste de la question raciale”, Vacarme, 2015. URL: http://www.vacarme.org/article2778.html