Pour une philosophie morale et politique en éducation (II)

 

 

Après avoir présenté les principes généraux d’une théorie critique en éducation, il s’agit de s’intéresser plus précisément à des questions précises que se posent les enseignants en prenant en compte la réflexion philosophique qu’implique l’analyse de ces situations.

 

II-Philosophie de l’éducation appliquée

 

1. Autorité et tenue de classe

 

Cette question est bien souvent l’une des premières que se pose le jeune enseignant : comment réussir à tenir sa classe et à imposer une autorité ?

 

Il est possible de distinguer deux courants principaux dans la gestion de classe. Il y a les tenants d’une gestion de classe efficace s’appuyant sur le comportementalisme. Il s’agit de faire répéter et intérioriser les comportements attendus. Si ces méthodes peuvent être certes efficaces sur le plan de l’observation scientifique, leurs opposant leur reproche de rapprocher l’éducation du dressage.

Dans ce cas, la question qui se pose consiste à savoir si une éducation à une citoyenneté démocratique est compatible avec ce type de gestion de classe. Ne prépare-t-elle pas des personnalités autoritaires plus susceptible de se soumettre aveuglement à l’autorité ?

 

A l’inverse de la gestion de classe comportementale, se trouve la gestion de classe démocratique. Elle repose sur le fait que l’enseignant-e construit avec l’élève les règles de classe. Par la suite, l’enseignant-e fait participer les élèves à la gestion de classe dont le fonctionnement doit se rapprocher d’une mini-démocratie. C’est ce modèle là que peut incarner par exemple les conseils d’élèves. Néanmoins, la mise en place d’un gestion de classe démocratique peut s’avérer complexe dans le cadre d’une institution où la plus part des enseignants ne pratiquent pas la gestion de classe démocratique.

 

Il n’est pas nécessairement pertinent d’en blâmer les enseignants, car il faut tenir compte du fait que l’école est comme l’a souligné Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, une institution disciplinaire. La forme scolaire comme l’usine est issue d’un même mouvement de rationalisation de la vie sociale caractérisée par une domination de la raison instrumentale : mise en place d’horaires fixes, de programmes, d’exercices…

 

Le problème devient alors le suivant : comment développer une personnalité démocratique dans le cadre d’une forme scolaire qui est une institution disciplinaire ?

 

Il est admis aujourd’hui que la manière dont l’enseignant peut maintenir la discipline physique a des limites. Durant le XXe siècle, l’usage des châtiments corporels à l’école est apparu de plus en plus comme inadmissible. Là encore, la réflexion sur les totalitarisme n’est pas sans lien avec cette évolution. En effet, la critique de la « pédagogie noire » qu’a effectué Alice Miller n’est pas sans mettre en valeur l’effet qu’auraient eu les éducations disciplinaires sur la soumission aux régimes fascistes. Réflexion que l’on retrouve également dans Le ruban blanc de Michael Haneke.

 

La discipline qu’impose l’enseignant dans le cadre de sa classe doit avoir pour fonction de fournir un cadre qui permette l’entraînement, pour les élèves, à faire entendre leur voix dès l’école maternelle dans le cadre d’une interaction dialogique. Cela est valable de l’école maternelle au lycée, jusque même l’université. L’autorité de l’enseignant est là pour rendre possible que tous les élèves ou étudiants aient la possibilité de faire entendre leur voix dans le cadre d’un dialogue collectif. Faire entendre sa voix, c’est s’affirmer comme une individualité en démocratie comme le souligne Sandra Laugier à la suite des philosophes transcendantalistes états-uniens.

 

2. Le rapport au savoir à l’école

 

Mais si l’école de masse a pris la forme d’une institution disciplinaire, elle ne se limite pas uniquement à être une institution disciplinaire. Elle a une nature ambivalente. Car en même temps, on n’apprend pas à lire et à écrire comme on apprend à marcher et à parler. Pour s’en convaincre, il est possible de prendre le cas de travailleurs immigrés qui n’ont pas été scolarisés dans leur pays d’origine. Par immersion, ils parviennent à apprendre à parler la langue de leur pays de travail. Mais, ils ne parviennent, bien qu’entourés de documents écrits, à apprendre à lire par simple immersion dans une société où pourtant la culture écrite est devenue fondamentale.

De fait, l’école semble bien avoir pour fonction de faire entrer les élèves dans la culture scripturale. Mais, on aurait tort de réduire, la fonction de l’école à cela. En faisant du développement de la conscience critique, l’objectif d’une éducation émancipatrice, Paulo Freire insiste sur le fait qu’une éducation émancipatrice ne se donne pas seulement pour objectif que les élèves déchiffrent et comprennent, mais également qu’ils sachent lire de manière critique. Cette alphabétisation critique consiste dans le fait de comprendre quels sont les enjeux sociaux des savoirs enseignés.

Ce rapport au savoir critique ne doit pas épargner une réflexion critique sur l’école et son fonctionnement qui en dévoile les ressorts sociaux : curricula cachés, sélection sociale, reproduction sociale… C’est ce que le sociologue Pierre Bourdieu a appelé « vendre la mèche ».

De fait, l’école du fait de sa fonction consistant à faire rentrer en masse dans la culture écrite les élèves, et donc dans une culture intellectuelle, suppose un certain type de rapport au monde qui est un rapport intellectuel au monde. Ce rapport est un rapport réflexif au monde. Dans la vie de tous les jours, on parle. Mais à l’école, on apprend par exemple la grammaire. De fait, pour que l’enseignant-e soit en mesure de faire rentrer les élèves dans un monde intellectuel, ille doit elle-même être une intellectuelle.

Mais l’apport de Paulo Freire a cette réflexion consiste à considérer qu’il s’agit d’aller plus loin encore dans ce que peut et doit apporter une éducation émancipatrice. Cette éducation doit inciter les élèves à transformer le monde social qui les entoure. C’est pourquoi, le pédagogue critique Henry Giroux a écrit que les enseignants devaient être des « intellectuels transformateurs » contre la réduction de leur tâche à être des techniciens.

 

3. L’élève au comportement difficile

 

Bien souvent les enseignants s’interroge sur l’attitude qu’ils doivent observer avec un élève au comportement difficile. Les raisons pour lesquels un élève à un comportement qui peut être jugé difficile dans le cadre de la forme scolaire peut s’expliquer sans doute par plusieurs raisons. Néanmoins pour essayer de limiter la question de l’aléa individuel, il faut remarquer que les élèves qui posent le plus de problème de comportement sont des garçons. Donc la question de la prise en charge des élèves au comportement difficile sont indissociable de la réflexion sur la masculinité hégémonique et la masculinité positive. Bien souvent, en maternelle ou en primaire, cet élève est décrit comme un élève qui est agressif avec les autres élèves et les frappent.

 

L’enseignant qui veut traiter la question des comportements difficiles à l’école doit donc en grande partie tenir compte de l’existence d’un rapport social de genre en éducation. Les filles ont intériorisés des comportements sociaux qui sont plus en adéquation avec le curriculum de comportement prescrit à l’école. Cette intériorisation peut-être vue comme l’éducation plus disciplinaire que reçoivent les filles qui inclut beaucoup plus d’injonction comportementale que les garçons. Mais, la réalité est plus ambivalente, car la masculinité hégémonique qui s’exprime dans l’éducation des garçon favorise également l’expression de comportements violents à l’égard des pairs.

 

De son côté, Séverine Depolly a montré que l’apparent conformisme scolaire des filles masquait en réalité des pratiques de transgression plus discrètes n’entrant pas en conflit frontal avec le suivi des apprentissages.

 

De ce fait, la réflexion sur la prise en charge des comportements difficiles à l’école est indissociable de la déconstruction des stéréotypes de la masculinité hégémonique et de la valorisation d’une masculinité positive.

 

4. L’élève en difficulté scolaire

 

Comme l’élève au comportement difficile a un sexe, l’élève en difficulté scolaire a une classe sociale. En effet, en France, comme l’ont montré les études PISA, le milieux social est la variable la plus lourde dans l’inégalité scolaire.

Pierre Bourdieu a montré comment l’école était une école de classe sociale et que par conséquent certains arrivaient à l’école avec un privilège culturel. A l’inverse, d’autres, se trouvent en situation de discrimination sociale du simple fait du fonctionnement de l’école. Il ne s’agit pas de handicap socio-culturel. Ce ne sont pas les familles de milieux populaires qui handicapent les élèves, mais l’école qui produit des différentiations passives qui discriminent les élèves qui ne possèdent pas le capital culturel attendu par l’école. Ce capital culturel peut être lié aussi bien à un ethos langagier de classe, qu’à une hexis corporelle, qu’à la possession d’une culturel scolairement légitime.

Sur ce plan, le rôle du pédagogue critique consiste à expliciter les codes sociaux implicites qui permettent aux élèves, aux enseignants et aux familles des milieux favorisés de maintenir leurs privilèges sociaux et d’accumuler un capital culturel.

Une lecture erronée de Paulo Freire consiste à penser qu’il s’opposerait à tout pédagogie bancaire considérée comme accumulation d’un capital culturel par les élèves de milieux défavorisés. Ce n’est pas l’acquisition d’un savoir, fut-il celui détenu par les classes bourgeoises, qui est problématique, c’est son accumulation détaché d’une finalité de transformation sociale : « Par la relation avec mes élèves, je diminue la distance qui me sépare de leurs conditions négatives de vie dans la mesure où je les aide à apprendre un savoir, peu importe quel savoir, que ce soit celui du plombier ou celui du chirurgien, avec les visées de changer le monde, de surmonter les structures injustes, mais jamais avec celles de leur immobilisme ». (Pédagogie de l’autonomie)

 

5. La différentiation pédagogique

 

La différentiation pédagogique est une incitation qui figure dans les textes de l’Éducation nationale. Elle est répétée bien souvent comme un mantra par les enseignants. Il faut différentier. Le problème serait alors, comment différentier. On voit bien ici comment s’effectue la réduction techniciste de la pédagogie. On s’interroge sur le comment différentié, mais sans mener une réflexion philosophique approfondie sur le pourquoi mettre en œuvre une différentiation pédagogique.

En effet, sur le principe juridico-moral, la différentiation pose une première difficulté. Elle rompt avec le principe d’égalité. Il convient alors de s’interroger sur ce qui justifie de rompre avec l’égalité.

Cette rupture de l’égalité proviendrait du fait que tous les élèves sont différents. Néanmoins, sur le plan moral, l’existence de la différence ne justifie pas à elle seule de rompre avec l’égalité. Cette différentiation serait indispensable car certains élèves ne pourraient pas apprendre ou plus difficilement sans cela. L’exemple par excellence se sont les élèves en situation de handicap. L’existence par exemple de troubles de l’apprentissage ou de handicap sensoriel justifie des pratiques pédagogiques différentes de celles utilisées habituellement avec les autres élèves.

Néanmoins, même si l’on admet cet état de fait, cela suffit pas à définir les conditions d’usage de la différentiation pédagogique. En effet, si l’on admet que le principe qui doit prévaloir est le principe d’égalité entre les élèves. On comprend dès lors que la différentiation active doit être une exception motivée par un principe de discrimination positive visant à rétablir de l’égalité. La différentiation ne doit jamais être qu’un moyen pour parvenir à plus d’égalité sociale entre les élèves et non pas un simple principe de valorisation de la différence des élèves en elle-même.

 

6. L’évaluation

 

La question de l’évaluation fait également souvent l’objet d’interrogations de la part des enseignants. Peut-on se passer de l’évaluation ? Si on évalue, selon quels principes faut-il le faire ?

L’évaluation est une nécessité de l’apprentissage. Pour apprendre, le sujet a besoin de pouvoir situer sa production par rapport aux objectifs d’apprentissage fixés.

La question qui se pose est alors selon quels principes philosophiques l’évaluation doit-elle être effectuée ?

L’évaluation ne doit pas prendre en compte que la performance intellectuelle de l’élève, mais également son travail. En effet, si on reste par exemple dans le système de note, pourquoi un élève qui aurait travaillé n’aurait pas une partie de sa note qui rétribue son travail. En effet, la capacité de travail est une qualité en soi et on peut la valoriser pour elle-même. La dévalorisation du travail en soi renvoi à une idéologie de la grâce déjà dénoncé par Bourdieu. Il faut avoir l’air de réussir sans travailler, simplement parce que l’on serait naturellement doué.

Mais en soi, les notes n’ont pas d’effet positif sur les apprentissages. De ce fait, on peut envisager une évaluation qualitative qui mettent en valeur les point positifs et les points d’amélioration possible.

 

7. La sanction à l’école

 

Il est illusoire de penser que dès lors qu’il existe un groupe social humain et des règles collectives, ne se pose pas le problème de la sanction des transgressions. La question n’est donc pas : faut-il se passer de sanctions ? Mais plutôt pourquoi et comment sanctionner une transgression à une règle collective ?

La sanction ne doit pas avoir pour fonction de châtier, d’effrayer ou encore d’humilier. Au contraire, elle peut avoir pour fonction de faire réfléchir au sens de la règle, de réparer ou encore de protéger la victime.

La question est donc davantage celle de la nature de la sanction adéquate à la transgression, celle de la sanction éducative.

 

8. La bienveillance

 

Parmi les vertus que notre époque attache à l’enseignant-e, l’une des plus ambiguë est sans doute la bienveillance. Que peut vouloir dire en effet que l’enseignant-e doit vouloir le bien des apprenants ?

On ne peut oublier que l’ouvrage d’Alice Miller consacré à la « pédagogie noire », tout l’inverse d’une pédagogie bienveillante, s’intitule, « C’est pour ton bien ». En effet, l’éducateur qui frappe l’enfant accompagne bien souvent ses actes de « cela me fait mal à moi aussi, mais c’est pour ton bien ». Je te maltraite mais avec une intention bienveillante.

De fait, si la bienveillance est tout l’inverse de la maltraitance, du fait de faire souffrir autrui, la bienveillance dans notre société semble s’identifier à la recherche du « bien être de l’enfant ». La psychologie aussi bien que l’économie nous dresse alors le portrait d’une finalité que devrait avoir en tête aussi bien l’enseignant que le manager, à savoir le bien-être de l’enfant ou du salarié. Dans un cas, le bien-être est la condition de possibilité des apprentissages, dans l’autre cas d’une meilleure performance au travail. Mais de ce fait, l’on réduit l’être humain à une certaine anthropologie : la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance. Pouvoir satisfaire tous ses besoins dans la consommation pourrait alors être le réalisation la plus parfaite d’une société bienveillante pour ses membres.

D’autres, comme Pierre Merle, semble opposer la bienveillance et l’humiliation. L’enseignant humiliant c’est celui qui ne respect pas l’élève, qui ne le traite pas avec la dignité qui lui est du en tant que personne morale.

Qu’est-ce que le bien que devrait viser l’éducation ? On peut considérer que ce bien est le développement des capacités de l’enfant. Elle devrait lui permettre de l’aider à croître et à développer ses capacités proprement humaines. A l’inverse, une éducation qui empêche l’individu de se réaliser comme personne humaine est une éducation aliénante. En effet, une éducation qui serait simplement agréable, mais qui ne permettrait pas à l’enfant de développer ses capacités lui permettant de mener une vie autonome, ne serait pas une éducation émancipatrice, mais aliénante.

 

 

9. La salle de classe comme un espace dialectique

 

L’émancipation a l’école ne peut être l’effet d’un despote éclairé. Mais, elle n’est pas non plus obtenu par la liberté négative. Cette conception consiste à laisser l’élève faire « tout ce qui lui plaît du moment qu’il ne nuit pas à autrui » (Neil). Certains ont considéré que la liberté à l’école peut être réalisée quand les élèves se prescrivent la loi à laquelle ils obéissent (Oury).

Mais il est possible d’avoir une conception de la liberté qui soit dialectique au sens de Hegel. La liberté se conquiert dans l’affrontement dans une lutte pour la reconnaissance, dans l’affrontement à l’autorité intellectuelle du « maître ». L’éducation doit nous donner les moyens de nous entraîner à ne pas avoir peur d’affronter l’autorité en faisant preuve de discernement critique.

En effet, l’éducation ne vise pas qu’une efficacité technique – faire acquérir des compétences techniques aux élèves -, mais elle doit leur permettre de développer des vertus intellectuelles et citoyennes.