Activité et théories sociales critiques en pédagogie

 

 

Quelle est la place respective de l’action et de la théorie sociale critique dans le processus pédagogique en vue de la transformation sociale ?

 

a) La dialectique de l’action directe et de la démopédie

 

L'idée, avec ses catégories, naît de l'action et doit revenir à l'action, à peine de déchéance pour l'agent” (Proudhon, De la justice, 1858).

 

Proudhon met en lumière les deux moments du rapport entre théorie et pratique dans le processus de transformation révolutionnaire:

 

L’idée naît de l’action: Il s’agit du moment pragmatiste de la transformation sociale. Les mouvements sociaux ne sont pas guidés par une théorie a priori, ils produisent leur propre théorie dans l’action. C’est ce qui caractérise le syndicalisme révolutionnaire qui ne s’appuie pas sur une théorie, mais sur l’action directe.

 

L’idée “doit revenir à l’action”: Une fois une théorie sociale critique élaborée sur la base de l’action, il s’agit de mettre en oeuvre une pédagogie - c’est la démopédie (ou éducation du peuple) - qui permet d’en acquérir la connaissance dans un but de transformation sociale.

 

La pédagogie constitue donc un processus qui permette de faire en sorte que la théorie puisse devenir utile au peuple pour qu’il puisse agir dans le sens d’une transformation de la société. Ce que Pelloutier exprimera en disant qu’il s’agit “d’instruire pour révolter”.

 

b) La vertu éducative de l’action directe

 

Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s’en rapporter qu’à soi ! A être maître de soi ! A agir soi-même ! “ (Pouget, L’action directe, 1910)

 

L’action directe pour le syndicaliste révolutionnaire, Emile Pouget, possède une vertu éducatrice. Elle permet aux travailleurs-e-s d’apprendre à agir par eux-mêmes sans prendre recourir à des intermédiaires, les représentants politiques. Elle leur apprend à être autonome, à agir par eux-mêmes.

 

c) La science de son malheur

 

Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur” (Pelloutier)

 

Si les syndicalistes révolutionnaires placent à la base l’action directe, alors comment expliquer qu’ils accordent une importance à l’éducation livresque en mettant en place des bibliothèques dans les Bourses du travail ?

 

Cela pose ainsi le problème de la place du savoir théorique dans le processus révolutionnaire.

 

En écrivant qu’il s’agit “d’instruire pour révolter”, Fernand Pelloutier pose également la question de la manière dont doit être orientée l’éducation pour qu’elle puisse jouer un rôle dans le processus de lutte contre les inégalités sociales.

 

d) Freinet ou la lutte contre le verbalisme

 

“Au verbalisme séculaire, on tend à substituer l’expérience individuelle ou en équipe, et le travail." (Freinet*, “Les techniques Freinet”, 1965 -URL: https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/33089 )

 

Freinet reprend du syndicalisme révolutionnaire son attachement à l’action directe pour en faire la base de sa pédagogie.

 

L’action directe permet aux travailleurs selon Pouget de développer leurs capacités d’autonomie, leur capacité à décider par eux-mêmes.

 

Mais comme on l’a vu ci-dessus, l’’action directe doit être complétée selon Pelloutier par le fait que les ouvriers acquièrent la science de leur malheur.

 

Or Freinet, en axant uniquement sur la lutte contre le verbalisme, semble penser qu’il suffit pour les opprimés qu’ils soient mis en action, pour qu’ils acquièrent la science de leur malheur.

 

Mais, ce faisant, il me permet pas de comprendre la manière dont la théorie peut être servir à l’action émancipatrice car la pédagogie de Freinet n’accorde pas de place spécifique aux théories sociales critiques dans le processus d’émancipation.

 

e) Freire ou la pédagogie comme praxis

 

« Mais, d’autre part, la praxis n’est pas l’action aveugle, dépourvue d’intention ou de finalité. C’est action et réflexion ». (Freire, “Conscientisation et révolution”, 1973)

 

Pour Paulo Freire, la pédagogie est une praxis. Cela signifie qu’elle est indissociablement théorie et action. Pour qu’elle soit indissociablement théorie et action, elle doit être mise en oeuvre sous forme d’un processus dialogique critique. Mais, cela signifie en outre que la théorie est orientée vers une finalité de transformation contre les injustices sociales.

 

Si en effet la pédagogie n’est qu’action directe, comme le soutien Freinet, alors on ne comprend pas le rôle que tiennent les théories critiques et même l’instruction dans le processus d’émancipation. Il suffirait d’agir pour s’émanciper et le savoir théorique n’aurait donc aucune utilité spécifique dans un processus d’émancipation.

 

Pourtant si l’émancipation peut avoir lieu sans avoir recours à un savoir théorique, force est de constater que nombreux sont ceux qui ont essayé d’acquérir un savoir théorique pour s’émanciper et que des oeuvres théoriques critiques ont souvent été mobilisés dans les processus d’émancipation révolutionnaire dans une perspective de lutte contre-hégémonique.

 

La conséquence en est donc que la pédagogie émancipatrice est un processus par lequel les théories sociales critiques sont rendues accessibles pour pouvoir jouer un rôle dans un processus de transformation sociale.

 

Conclusion:

Paulo Freire en considérant la pédagogie comme une praxis est conduit à mettre en lumière le fait que l’éducation populaire ne peut pas reposer uniquement sur une mise en activité des apprenants.

Les techniques pédagogiques ne sont pas émancipatrices en soi. Ce qui rend la pédagogie émancipatrice, c’est sa finalité de transformation sociale - “instruire pour révolter”.

Une pédagogie émancipatrice est donc une pratique dialogique critique qui permet aux opprimés de s’emparer d’une théorie de critique sociale pour pouvoir transformer la société vers plus de justice sociale.

 

 

* Voir également ce que dit Freinet au sujet de Montessori qui indique là encore le rapport de Freinet à la théorie:

 

“Verbiage mis à part, notre but est le même, mais nous ne partons pas systématiquement d’une philosophie plus ou moins orthodoxe. Nous pensons que si l’enfant est victime de l’adulte, l’éducateur est asservi lui aussi aux vieilles techniques et à la tradition scolastique. Mme Montessori a mis du matériel à la disposition des enfants. Nous généralisons cette façon de faire et nous laissons adultes et enfants créer librement leur culture et leur philosophie." (URL:

https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article=4489 )