Théorie critique des catégories du travail

 

La notion de “travail” constitue une catégorie critique puissante. Mais cette notion pour être utilisée comme opérateur sociologique critique peut faire l’objet de plusieurs distinctions.

 

Remarques générales

 

Le travail est ici considéré avant tout comme une catégorie sociologique, et non uniquement économique, qui permet d’analyser empiriquement les formes d’inégalités entre des groupes sociaux dans l’effectuation d’activités. Cela a deux conséquences. Le travail déborde l’emploi. Cela signifie que le travail ne se réduit pas à l’emploi: il y a des formes de travail en dehors de l’emploi. Ainsi, on peut parler de “travail domestique” (Delphy) ou encore de “travail militant” (Nicourd, Denuzat)... Cela signifie également que l’opposition emploi-travail/activité est analysée de manière critique. En effet, ce qui relève chez certains auteurs de l’activité peut en réalité masquer des formes de travail produisant des “rapports sociaux” (Kergoat). De ce fait, la catégorie travail acquiert une certaine universalité en tant que “catégorie” critique pour repérer des inégalités sociales. Par exemple, il n’y a pas complémentarité sexuée des tâches dans les sociétés de chasseurs/cueilleurs car il existe un principe de hiérarchie liée à une maîtrise technique des armes (P. Tabet).

 

Le travail recouvre des activités qui peuvent être matérielles (ex: travail productif manuel, travail reproductif domestique…), comme des activités symboliques (ex: travail intellectuel, travail émotionnel…). Certaines catégories de travail peuvent être à la fois matérielle et symbolique comme le travail du care.

 

La division technique du travail n’est pas nécessairement socialement un problème. On peut admettre que la complexité de certaines activités nécessitent une spécialisation et donc qu’elles reposent sur une compétence particulière. Le problème réside plutôt dans la reproduction sociale de la division du travail: le fait qu’il existe des emplois qui sont plutôt occupés par des personnes dont les parents sont de classes supérieurs ou de classes populaires, le fait que certains travaux soient effectués plutôt par des femmes ou plutôt par des hommes…

 

Les catégories d’analyse proposées ci-dessous n'épuisent pas la question de la production des inégalités sociales dans les rapports de travail, mais elles permettent d’en dénomer certaines.

 

Les catégories d’analyse du travail

 

Les catégories ci-dessous peuvent permettre d’étudier les différents mécanismes de production d’inégalités sociales dans le travail.

 

- L’invisibilisation: L’activité d’un groupe social n’est pas reconnu comme un travail et valorisé comme tel. Ces valorisations peuvent être symboliques (reconnaissance) ou matériel (économique). Par exemple, le travail domestique des femmes au foyer n’était pas reconnu socialement comme un travail. Le travail des personnes sans-papiers peut être invisibilisé. (Sur l’invisibilisation du travail, voir: A. Honneth, O. Voiriol)

 

- L’appropriation: Le travail d’un groupe social est approprié par un autre. L’appropriation est une catégorie plus large que celle d’exploitation (Marx). En effet, l’exploitation de la force de travail est lié à l’extraction d’une plus-value économique. Dans le cas de l’appropriation, ce qui peut être obtenu peut relever d’un bénéfice également symbolique en terme par exemple de reconnaissance sociale. Il peut y avoir un lien entre invisibilisation et appropriation. En effet, pour s’approprier un travail, il est possible d’invisibiliser l’auteur du travail. Par exemple, c’est ce qui arrive au début de sa carrière à Colette quand Willy signe les oeuvres à sa place. (Ici la catégorie d’appropriation n’est pas utilisée dans le sens de C. Guillaumin qui s’en sert pour désigner “l’appropriation du corps” et la distinguer de l’exploitation (Marx) qui consiste en l’appropriation de la force de travail).

 

- La séparation: Cette catégorie porte sur la manière dont le travail est socialement divisé entre groupes sociaux et comment cela produit une ségrégation du travail. Les travaux des hommes ne sont pas ceux des femmes (“Kergoat”). On parle alors de ségrégation ethnique ou sexuée du marché du travail. Certaines études montrent que la répartition dans les professions peut-même dépendre de critères sociaux comme l’orientation sexuelle: par exemple par peur des discriminations, certains types de professions sont évitées ou d’autres préférées. La distinction entre travailleur manuel et travailleur intellectuel recoupe en grande partie la distinction de classe sociale dans les sociétés techno-capitalistes. La revendication d’une éducation intégrale (comprenant la co-éducation des sexes) et la rotation des tâches dans les milieux libertaires autogestionnaires ont constitué une tentative de remettre en question ces divisions sociales inégalitaires.

 

- La hiérarchie du travail: Ce principe consiste à attribuer plus de valeur symbolique et économique (salaire) à un travail. Le travail d’un homme vaut plus que celui d’une femme (“Kergoat”). Cet aspect recouvre également la ségrégation verticale du marché du travail: le plancher collant et le plafond de verre.

 

- Le sur-travail: Cette catégorie désigne chez Marx le temps de travail exploité qui est effectué par les ouvriers et qui n’est pas couvert par le salaire. Mais, il peut désigner plus largement le travail qui est effectué par un groupe social en plus par rapport à un autre groupe. Par exemple, les femmes en couple hétérosexuel consacrent en moyenne une heure de plus par jour au travail ménager que les hommes. Ce qui a donné lieu dans le mouvement féministe à la revendication du partage des tâches ménagères.

 

- L’exclusion: C’est lorsqu’un groupe subi une discrimination sociale qui rend difficile si ce n’est impossible son accès à certains travaux. Par exemple, les personnes en situation de handicap ou transidentitaires peuvent être confrontées à des formes d’exclusion en dépit de leurs compétences pour réaliser une tâche.

 

Conséquence:

 

- les rétributions du travail: Les rétributions d’un travail peuvent être matérielles ou symboliques. En définitif, l’analyse de ces différents mécanismes permettent d’étudier les inégalités dans les rétributions d’un travail. Une rétribution égale du travail ne garantie pas nécessairement une absence d’inégalité dans le procès de travail. Par exemple, les rétributions liées aux produits du travail peuvent être les mêmes pour tous alors que le temps que chacun peut y avoir mis va être inégal.

 

- Position sociale et rétributions: Il est également possible d’analyser les décalages entre le statut, le travail effectué et les rétributions. Par exemple, c’est le cas, lorsque un salarié est rémunéré pour un travail à des conditions inférieures au niveau de qualification qu’exige ce travail. La convention collective dans le privée est censée aider à lutter contre ce type d’abus.

 

Les différentes catégories de travail:

 

Il est possible de repérer une tripartition sociale du travail qui est présente dans l’Antiquité et qu’identifie Hannah Arendt par exemple sous la forme le citoyen (théoria et action), l’artisan (la fabrication technique: l’oeuvre), l’esclave (le labeur).

 

- Le travail de conception: il s’agit d’un travail qui caractérise les activités intellectuelles. Il consiste à imaginer le contenu du travail. Il s’agit du travail comme “projet”. Historiquement, certains groupes sociaux ont été exclus des travaux de conceptions ou intellectuels. C’est en particulier le cas des femmes. Cela continue encore d’être le cas dans une certaine mesure quand leur travail est jugé inférieur: par exemple en philosophie peu de femmes sont reconnues. Le travail de conception ne doit pas cependant être confondu avec le pouvoir de prendre les décisions. Par exemple, dans une entreprise des ingénieurs peuvent imaginer des projets, mais pour autant ce n’est pas nécessairement eux qui prendront la décision de les mettre en oeuvre. Il faut donc distinguer entre travail de conception et pouvoir de décision.

 

- Le travail technique: Le travail technique repose sur une compétence spécifique qui concerne l’adéquation des moyens aux fins. Le ou la technicien-ne ne conçoit pas nécessairement le projet, mais possède les compétences techniques pour mettre en oeuvre la réalisation du travail. Anthropologiquement, dans nombre de société, y compris les sociétés capitalistes modernes, les compétences techniques, liés aux outils ou aux machines, sont plutôt socialement détenus par les hommes plutôt que par les femmes (voir Paola Tabet).

 

- Le travail d’exécution: Ce travail ne demande aucune qualification technique ou intellectuelle spécifique. Ce qui peut laisser supposer une certaine interchangeabilité des personnes qui est plus difficile à obtenir sans formation spécifique dans les travaux techniques ou de conceptions qualifiés. Le travail d’exécution peut néanmoins supposer une différence d’habilité acquises avec le temps. En revanche, le problème de type de tâche c’est qu’elles peuvent être chronophages et jugées aliénantes (au sens où elles ne permettent pas de développer des compétences intellectuelles qui seraient proprement humaines). Un des enjeux de l’histoire des sociétés a été souvent de faire faire ces tâches par certains groupes sociaux afin de libérer du temps de loisirs pour d’autres ou pour s’enrichir. Dans l’Antiquité grecque, les esclaves effectuent ces tâches tandis que les citoyens, surtout l’aristocratie, peuvent libérer du temps pour se consacrer au loisir entendu comme le temps consacré à l’étude (la théorie: sciences , philosophie ) et à la politique (l’action)…L’un des enjeux de la réduction et du partage du temps de travail a été de dégager du temps de loisirs (à distinguer du divertissement des masses média) pour les personnes qui étaient socialement réduites aux tâches d’exécution (ouvriers non-qualifiés ou manoeuvre). C’est l’enjeu par exemple, lorsque le mouvement ouvrier réclame la journée de 8h: 8 heures de travail, 8 heures de sommeil, 8 heures de loisirs.

 

C'est sur la base de cette tripartition qu'est organisée la fonction publique avec les catégories A,B et C.

 

Conclusion:

Ainsi, l’étude de la production des inégalités au travail nécessite de prendre en compte plusieurs paramètres qui sont en particulier:

- la position sociale de la personne (ex: son sexe, la classe sociale de ses parents, son origine migratoire, son niveau de qualification et son type de qualification, sa situation de handicap, son orientation sexuelle, son apparence de genre…)

- la réalité du travail effectué (ex: le temps de travail, travail de conception, technique ou d’exécution..)

- la répartition des rétributions symboliques et matérielles du travail effectué