Les dialogues de pédagogies radicales : constructivisme ou explicitation ?

 

 

La philosophie depuis l’Antiquité a utilisé la forme dialogue. Paulo Freire l’a souvent utilisé également pour présenter ses idées en philosophie de l’éducation. C’est pourquoi nous inaugurons une petite rubrique intitulée - Les dialogues de pédagogies radicales – qui vise à clarifier certaines questions en philosophie de l’éducation.

 

Constructivisme ou explicitation

 

Q : D’où vient la pédagogie constructiviste ?

 

I : Avant l’idée d’une pédagogie constructiviste, il y a eu l’idée d’une école active. Dans les deux cas, il y a un présupposé philosophique. L’être humain n’apprend pas en recevant passivement des connaissances. Il ne possède pas non plus de manière innée un savoir. Il apprend par son activité. C’est une thèse très profonde. Au début n’est pas le verbe, mais l’action. Il s’agit d’un retournement de toute la métaphysique occidentale et tradition religieuse chrétienne. Les pédagogies actives, défendues par le mouvement de l’Éducation nouvelle, ont pensé trouver leur assise scientifique dans la psychologie constructiviste.

Or il s’agit là d’une première difficulté, celle de vouloir justifier une orientation pédagogique par une théorie scientifique. En effet, la science est par principe soumise à un principe de changement. Le risque en appuyant la pédagogie sur la science, c’est que lorsque la théorie scientifique est remise en question, la pratique pédagogique qui en découle également.

Une telle orientation n’est pas celle de Paulo Freire qui a plutôt cherché a appuyé sa pratique pédagogique sur une théorisation philosophique. Or la philosophie est soumise à discussion, mais elle n’est pas soumise à un principe de dépassement historique. On continue par exemple à lire Platon aussi bien que Kant.

 

Q : Quelle est la position de Paulo Freire et des pédagogues critiques sur les pédagogies  constructivistes?

 

I : L’idée de mettre l’élève en activité contre la pédagogie transmissive s’est accompagnée de l’idée que la pédagogie devait être puerocentrée et non magistrocentrée. A travers la critique de la pédagogie bancaire par Paulo Freire, on a souvent associé ce dernier au refus de la transmission de contenus. En réalité, la critique de la pédagogie bancaire chez Paulo Freire désigne la critique d’un mode d’enseignement uniquement transmissif contre un mode d’enseignement relationnel, que l’on peut qualifier de dialectique, ou encore de basé sur le dialogue. Cela signifie la mise en dialogue de deux types de savoir : l’un est le savoir d’expérience des apprenants et l’autre est le savoir théorique de l’enseignant.

Paulo Freire s’est défendu d’être un partisan d’une vision puero-centrée contre une vision magistro-centrée. Il s’agit pour lui de mettre en œuvre une dialectique entre l’enseignant et l’apprenant. De même, il refuse d’être associé à une conception non-directive de l’éducation. Au contraire pour lui, il existe une directivité de l’enseignement, liée au fait qu’il défend une conception pédagogico-politique. Ainsi pour Paulo Freire, il ne s’agit pas avant tout de transformer la salle de classe, comme c’est le cas selon lui en général de l’Éducation nouvelle, mais de transformer la société par une pédagogie qui vise l’émancipation sociale.

Enfin, Paulo Freire refuse une vision technicienne de l’enseignement. Les techniques pédagogiques ne sont que des moyens. Ce qui compte, c’est l’articulation avec les finalités qui sont poursuives. C’est pourquoi la pédagogie est une praxis : elle associe indissociablement théorie philosophique et pratique pédagogique.

 

Q : On oppose parfois approche constructiviste et enseignement explicite. Comment peut se positionner la pédagogie critique dans ce débat ?

 

 

 

I : Tout d’abord, il faut distinguer plusieurs éléments. La pédagogie explicite (Pex) est une pédagogie canadienne basée sur ce que l’on appelle l’éducation par les preuves. Il s’agit par conséquent d’une pédagogie que l’on peut qualifier de techno-scientifique. De ce fait, la Pex prône une conception de la pédagogie qui repose uniquement sur la mise en œuvre des pratiques considérées comme les plus efficaces par la science sans considération des finalités politico-éthiques. Une telle vision ne s’accorde pas avec la pédagogie critique dans la mesure où celle-ci interroge l’efficacité des moyens en lien avec des finalités ethico-politiques. Par exemple, choisir de mettre une fille, un garçon en plan de classe parce que c’est plus facile pour gérer la classe pose des questions qui ne sont pas seulement celles de l’efficacité, mais également des questions relatives à l’égalité fille/garçon. En effet, les élèves filles ne peuvent pas être traités seulement comme des « moyens » de gestion de classe.

 

Q : Donc la pédagogie critique est hostile à l’idée d’enseigner explicitement ?

 

I : Non, la difficulté c’est que cette notion recouvre plusieurs conceptions. La pédagogie critique accorde une grande importance à la prise en compte des conditions sociales d’enseignement. Or les travaux en sociologie des inégalités sociales en éducation ont mis en avant l’importance d’enseigner explicitement pour lutter contre les inégalités sociales. Il y a sur ce plan un consensus de la sociologie des inégalités sociales en éducation, et au-delà dans d’autres disciplines en éducation.

 

Cela a conduit certains courants de la pédagogie constructiviste à intégrer cette demande. C’est le cas par exemple de Jacques Bernardin (GFEN) qui écrit par exemple : « Une pédagogie active telle que nous l’entendons, soucieuse de dévoiler le dessous des cartes du travail intellectuel, rompt avec l’implicite qui concourt à perpétuer les inégalités mais aussi avec « l’instruction directe » qui met l’apprenant sous coupe réglée du maître à penser. (…) Au critère d’efficacité, on pourrait substituer celui de pertinence : - pertinence sur le plan de la démocratisation, l’explicitation des procédures intellectuelles en permettant l’échange et l’appropriation par tous ; - pertinence sur le plan de la formation intellectuelle, dès lors qu’on sollicite le recul réflexif et l’échange critique, qui contribuent à la compréhension partagée, à la durabilité et à la transférabilité des acquisitions » (Dialogue n° 160 « Expliciter pour faire comprendre ? » – avril 2016).

 

Là, encore il est important de revenir à la notion de praxis chez Paulo Freire comme articulation de l’action et de la réflexion. Paulo Freire a critiqué ce qu’il appelait l’activisme : l’action sans la réflexion. Or c’est l’activisme qui conduit à des malentendus sociocognitifs dans les pédagogies constructivistes. L’élève est en activité, mais il n’est pas en situation de réflexion cognitive, il n’est pas mobilisé intellectuellement. Il est donc nécessaire que la relation pédagogique mette les élèves en situation de réflexivité, ce que la socio-linguiste Elisabeth Bautier, appelle une attitude de « secondarisation ».

 

En réalité, la pédagogie critique va au-delà d’être une pédagogie explicite, elle vise à être une pédagogie anti-discrimination. La pédagogie anti-discrimination met en œuvre une réflexivité critique sur les pratiques pédagogiques afin que celles-ci ne reproduisent pas les rapports sociaux de classe, de genre, de racisation ou encore liés à la situation de handicap. (Voir Pédagogie anti-discrimination : http://pedagogie-antidiscrimination.fr/ )