Une pédagogie socio-ethique

 

 

La socio-éthique est une approche de l’éthique professionnelle qui s’inscrit dans la continuité de l’oeuvre de Paulo Freire.

 

Qu’est-ce que la socio-ethique professionnelle ?

 

La socio-ethique professionnelle est un courant de l’éthique professionnelle, en particulier de l’éthique professionnelle enseignante.

 

Elle reprend la thèse de Paulo Freire sur les finalités de l’ethique enseignante : « L’éthique dont je parle est celle qui se sait confrontée aux manifestations discriminatoires en termes de race, de genre, de classe. C’est pour cette éthique inséparable de la pratique éducative – peu importe si nous travaillons avec des enfants, des jeunes ou des adultes – que nous devons lutter. » (Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie).

 

La socio-ethique combine trois dimensions : la connaissance du cadre juridique de l’Education nationale, l’analyse sociologique du contexte d’enseignement, la réflexion éthique sur les situations professionnelles. La démarche socio-ethique apparaît comme indissociable de l’action en pédagogie d’émancipation sociale.

 

Le cadre juridique d’une pédagogie socio-ethique

 

Le droit général de la fonction publique considère que les enseignants ont une obligation de neutralité économique, politique, religieuse et philosophique.

 

Néanmoins, l’approche socio-ethique implique également une analyse sociologique de l’Institution que constitue l’école publique. Celle-ci est le produit de l’état d’un ensemble de forces sociales contradictoires. Ainsi, dans le cadre juridique de l’école publique, on trouve à la fois « l’éducation à l’entreprise » que « le refus de toutes les discriminations » ou la « lutte contre les inégalités sociales »… Ainsi s’il existe une obligation juridique de neutralité, au point de vue sociologique, il n’existe pas de neutralité de l’espace scolaire.

 

Au sein de ce champ de force, la socio-ethique considère que l’enseignante, du fait de sa liberté pédagogique, possède la possibilité de choisir en priorité à l’intérieur du cadre juridique de l’institution, celles qui sont le plus en accord avec les finalités socio-ethiques pour orienter son action pédagogique.

 

Ces orientations juridiques de l’Education nationale sont en particulier les suivantes :

 

L’article L 111-1 du code de l’éducation : « L'éducation est la première priorité nationale. Le service public de l'éducation (...) contribue à l'égalité des chances et à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en matière de réussite scolaire et éducative ».

 

Le référentiel de compétence des enseignants précise : « 1. Faire partager les valeurs de la République - Savoir transmettre et faire partager les principes de la vie démocratique ainsi que les valeurs de la République : la liberté, l'égalité, la fraternité ; la laïcité ; le refus de toutes les discriminations ». Il ajoute : « - Se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre, promouvoir l'égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes. (…) identifier toute forme d'exclusion ou de discrimination, ainsi que tout signe pouvant traduire des situations de grande difficulté sociale ou de maltraitance ».

 

A cela, le référentiel de compétence des enseignants ajoute : « - Prendre en compte les préalables et les représentations sociales (genre, origine ethnique, socio-économique et culturelle) pour traiter les difficultés éventuelles dans l'accès aux connaissances ».

 

Comme on le voit, la lutte contre les inégalités sociales et la lutte contre les discriminations peuvent constituer deux orientations que l’enseignant-e peut choisir de privilégier au milieu des différentes injonctions qui lui sont faites et qui ne sont pas hiérarchisées comme « l’éducation à l’entreprise », « le numérique à l’école »...

 

Cela peut d’autant plus se justifier que de tous les pays développés la France est celui qui reproduit le plus les inégalités sociales à l’école. De ce fait, il peut apparaître tout à fait légitime que les enseignant-e-s accordent à la lutte contre les inégalités sociales à l’école et à l’équité en éducation une priorité.

 

Quelle socio-éthique pour la pédagogie ?

 

La lutte de Paulo Freire contre les discriminations et les inégalités sociales s’inscrit dans une vision philosophiquement plus profonde de l’être humain qui est une lutte contre la réification de l’humain et pour son humanisation : « La déshumanisation qui se constate, non seulement, chez ceux qui sont dépouillés de leur humanité, mais aussi quoique de manière différente, chez ceux qui en privent les autres, est une déviation de la vocation au « plus-être » (P.O., p.20).

 

L’idée que la finalité de l’éducation est l’humanisation de l’être humain implique que la pédagogie ne peut pas elle-même avoir recours à des pratiques déshumanisantes. Il doit y avoir une continuité éthique de ce point de vue entre les moyens et les fins. Ainsi, ce que Paulo Freire reproche à la « pédagogie bancaire » c’est sa réification de l’être humain : « : « l’éducateur est finalement le sujet agissant du processus ; les élèves en sont de simples objets » (P.O., p.53) ou encore : « l’étrange humanisme de cette conception bancaire se réduit à vouloir transformer les hommes en automates qui est la négation de leur vocation ontologique au « plus-être » (P.O., p.54). C’est ce qui différencie philosophiquement « éduquer un être humain » et « programmer une machine ». L’éducation ne peut pas être réduite à une programmation.

 

La relation pédagogique doit donc être une relation humaniste où chaque personne impliquée est respectée et considérée en tant que sujet humain et n’est jamais considéré comme un simple objet. La valorisation chez Paulo Freire d’une pédagogie dialogique tient au fait que le dialogisme conduit à une pratique où chacun est considéré comme un sujet dans la discussion. C’est de ce point de vue avec justesse que l’on a pu rapprocher la pédagogie dialogique de Paulo Freire de l’éthique de la discussion d’Habermas.

 

En effet, la pratique dialogique renvoie également à une conception délibérative de la démocratie et de la pédagogie. L’acte pédagogique tel qu’il est défini par Paulo Freire se situe à distance aussi bien de l’autoritarisme que du laxisme : « L’autoritarisme et la licence sont des ruptures de l’équilibre tendu entre autorité et liberté. L’autoritarisme est la rupture en faveur de l’autorité contre la liberté et le laisser-faire, la rupture en faveur de la liberté contre l’autorité » (Pédagogie de l’autonomie).

 

Cette éthique de la pédagogie conduit Paulo Freire à une critique sévère, dans la continuité de l’Ecole de Francfort, de toute conception technicienne de la pédagogie. La pédagogie ne se caractérise pas par ses techniques, mais par son projet politico-pédagogique : « La nécessaire formation technico-scientifique des apprenants quand elle se base sur la pédagogie critique n’a rien à voir avec une vision étroitement techniciste et scientifique qui caractérise le simple entraînement. C’est pour cela que l’éducatrice progressiste, capable et sérieux, non seulement doit bien enseigner sa discipline, mais inciter l’apprenant à penser de manière critique la réalité sociale, politique et historique » (Pédagogie de l’indignation, 1996).

 

De ce fait, la pédagogie ne peut pas se résumer à des techniques car dans ce cas là, l’enseignant devient un technicien et l’élève une machine que l’on programme pour enseigner. L’acte éducatif se trouve donc soumis à un processus de réification technoscientifique.

 

La pédagogie critique ou radicale ne se caractérise donc pas par ses techniques et ne peut donc pas fournir un stock de techniques qui pourraient être appliqués par les enseignants. Il n’y a pas de méthodes, y compris efficaces, qui vaudraient pour n’importe quel contexte d’enseignement. Cela tient également à la place accordée à la prise en compte du contexte social d’enseignement : effet établissement, effet classe… Comme l’écrit Yves Lenoir en citant Paulo Freire : « Freire lui-même n’a-t-il pas dit à ce propos à Macedo : «Donaldo, je ne veux pas être importé ou exporté. Il est impossible d’exporter des pratiques pédagogiques sans les réinventer. […] Demande leur de recréer et de réécrire mes idées » (Macedo et Araújo Freire, 2001, p. 107). Les principes mis en avant par Freire, dont l’indispensable mise en contexte sociohistorique, attestent de cette impossibilité ». (Lenoir, 2007)

 

La recherche-action critique en pédagogie ou le tatonnement expérimental de l’enseignant-e

 

Une pédagogie socio-éthique implique donc que les pratiques pédagogiques visent une finalité qui est la lutte contre les inégalités sociales et les discriminations.

 

Il est possible de comprendre cela selon deux dimensions : a) les contenus pédagogiques sont abordés du point de vue d’une pédagogie critique qui vise la conscientisation ou développement de la conscience sociale critique b) les pratiques pédagogiques mises en œuvre par les enseignant-e-s évitent la reproduction des rapports sociaux et des discriminations dans la salle de classe.

 

Cette visée est intersectionnelle. Cela veut dire qu’il n’est pas possible de considérer comme émancipatrice par exemple une pratique pédagogique qui remet en cause le rapport social autoritaire dans la salle de classe, mais qui laisse intacte les autres rapports sociaux comme ceux de sexe ou ceux de classe sociale.

 

La recherche-action critique en pédagogie radicale consiste donc à expérimenter dans la salle de classe des pratiques pédagogiques qui visent à la fois la conscientisation dans le fond et dans la forme qui évitent la reproduction des rapports sociaux. Les pistes pédagogiques ne peuvent être vues que comme des hypothèses à expérimenter.

 

Il s’agit d’une recherche-action critique dans la mesure où du fait de la variation du contexte social d’enseignement, il n’est pas possible de supposer qu’il existe des pratiques applicables dans tous les contextes qui parviennent à mettre en place cet objectif.

 

Il faut de ce fait que les pratiques qui sont expérimentées dans la salle de classe fassent l’objet d’une objectivation sociologique par l’utilisation par exemple d’une grille d’observation ethnographique pour se donner les moyens d’objectiver l’état des rapports sociaux dans la salle de classe.

 

Conclusion :

 

L’approche socio-ethique en pédagogie n’est pas tournée vers la recherche de méthodes scientifiquement efficaces, mais évalue d’un point de vue éthique l’adéquation des pratiques d’enseignement avec les finalités socio-ethiques.

 

Sur ce plan, des pratiques qui peuvent apparaître comme efficaces, mais comme contraire à des finalités socio-éthiques, comme des pratiques provoquant une réification de l’humain, peuvent être refusées pour des raisons éthiques.