Entrer en pédagogies critiques/radicales

 

 

Pour entrer en pédagogies critiques/radicales, il ne s’agit pas en premier lieu de chercher à se former sur des outils et des techniques. La démarche est tout autre, d’où sans doute des incompréhensions.

 

1. « Se conscientiser » sur les questions de justice sociale

 

La première démarche d’un-e éducateur/trice qui désire entrer en pédagogies critiques/radicales consiste à se conscientiser. Cela suppose plusieurs démarches :

 

a) Se conscientiser auprès des premières concernées

 

Il existe par exemple un ensemble de ressources en ligne pour se conscientiser en prenant en compte les expériences des premières concernées. Il peut s’agir en particulier de videos en ligne faites par les premières concernées ou avec la parole des concernées sur des questions telles que : le racisme, les LGBTQIphobies, le féminisme, la pauvrophobie… Ces documents permettent de se conscientiser sur l’expérience vécue par ces personnes.

 

b) L’objectivation sociologique de ces expériences

 

Mais si les pédagogues critiques sont sensibilisés à ces expériences, ils ne se contentent pas de se conscientiser sur cela. En effet, la pédagogie critique suppose une dialectique entre des savoirs expérientiels et des savoirs théorico-scientifiques.

 

Pour cela, il est nécessaire de se former en acquièrant une connaissance sociologique des situations d’inégalités sociales et de discriminations en éducation, mais également dans la société en générale. Cela passe en particulier par des connaissances issues d’une objectivation statistique de ces situations.

 

c) Les pédagogies critiques/radicales sont des praxis : la place des « approches critiques »

 

Mais pour donner sens à ces deux types de savoir, il faut pouvoir les organiser au sein d’une approche critique. Les pédagogies critiques/radicales sont des praxis qui visent la « conscientisation ». La conscientisation consiste à dépasser une analyse de la société en termes de relations inter-individuelles, pour parvenir à une analyse de la société en termes de rapports sociaux systèmiques.

 

La praxis est action/reflexion. Cela veut dire que l’éducateur/trice se réfère à une approche critique de lecture de la société. Les approches critiques désignent un ensemble de courants d’analyse socio-critiques : théories marxiennes, féministes, queer, théorie décoloniale… Ceux-ci ont été souvent développés conjointement à l’université et dans les milieux militants radicaux.

 

Lorsqu’on analyse les différents sous-courants de la pédagogie critique, on s’aperçoit qu’ils correspondent à des approches critiques :

- La pédagogie critique s’appuie sur l’Ecole de Francfort.

- La pédagogie critique féministe sur le black feminism

- La pédagogie critique de la norme sur l’intersectionnalité et la théorie queer

- La pédagogie décoloniale sur la théorie décoloniale latino-américaine

etc.

 

Il n’y a pas en revanche une approche critique en particulier, toutes les approches critiques peuvent faire l’objet d’une pédagogie critique. C’est pourquoi la pédagogie critique évolue également en lien avec l’apparition de nouvelles approches critiques.

 

Voir à ce sujet :

 

Irène Pereira, Les grammaires de la contestation, Paris, La Découverte, 2010.

Irène Pereira, Philosophie critique en éducation, Limoges, Lambert-Lucas, 2018.

 

d) Les pédagogues critiques ne sont pas des maîtres ignorants

 

On le voit, l’une des principales difficultés pour entrer en pédagogie critique, c’est que cela suppose déjà de la part de l’enseignant-e ou de l’éducateur/trice un gros travail d’auto-formation qui ne peut être fait que par une personne qui est déjà engagée dans une démarche de lutte pour la justice sociale.

 

Ce n’est donc pas une pédagogie qui s’adresse d’emblée à tous les enseignant-e-s.

 

Le processus d’émancipation en pédagogie critique/radicale est lié à la dialectique entre les savoirs sociaux expérientiels des personnes sur les oppressions et les savoirs théorico-scientifiques de l’enseignant-e sur ces mêmes oppressions. Les premiers sont situés et incarnés, les seconds généraux et abstraits.

 

Le recours à des savoirs théorico-scientifiques est un des éléments qui distingue la pédagogie critique d’un endoctrinement politique qui ne s’appuie que sur des opinions qui n’ont pas fait l’objet de démarches de recherche empirique et d’une réflexion philosophique rigoureuse.

 

2. De l’agir éthique à l’agir technique

 

Le deuxième point qu’il est important de comprendre c’est que la pédagogie critique/radicale demande un deuxième pas de côté par rapport à ce qui est habituellement attendu en termes de pédagogie, elle conduit à se poser des questions concernant l’agir éthique avant de se poser des questions concernant l’agir technique.

 

a) Le dialogue comme agir éthique

 

Une dimension centrale de l’agir éthique en pédagogie critique, c’est qu’il met en œuvre un dialogue critique en vue de la conscientisation. La praxis liée à la conscientisation comprend deux dimensions la réflexion critique et l’action transformatrice.

 

Réussir à instaurer un dialogue critique authentique est la mission la plus importante et la plus complexe du pédagogue critique. Car un dialogue critique authentique doit allier trois dimensions :

- Un questionnement problématisateur initié par l’éducateur/trice qui permette aux apprenant-e-s qu’ils aillent plus loin dans leur réflexion en les orientant vers une prise de conscience des rapports sociaux systémiques. Ce qui suppose de la part de l’éducateur/trice critique une maîtrise à la fois des approches critiques et de la démarche problématisante.

- Une éthique de la part de l’enseignant-e qui fait en sorte que le processus soit critique et non pas dogmatique, ce qui suppose de permettre la confrontation de plusieurs lectures du monde. Là également cela demande un bon niveau de formation, car il faut être à l’aise pour organiser une discussion sur ces différentes lectures critiques du monde.

- La capacité à organiser un dialogue égalitaire où chaque participant-e ose prendre la parole et où les rapports sociaux sont atténués.

 

Voir sur l’agir éthique : Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Eres, 2013.

 

De manière générale, la question de l'agir éthique ne concerne pas que le dialogue. Il concerne tous les choix en pédagogie critiques/radicales qui sont d'abord formulés comme des questions éthiques plutôt que comme des questions techniques. 

 

b) L’agir technique ou didactique critique

 

La didactique critique n’intervient qu’une fois que le pédagogue critique a développé son agir ethique. Il s’agit de choix d’outils pour aider le développement de la conscientisation.

 

Il y a deux niveaux dans ses choix techniques.

 

Le premier porte sur la pédagogie anti-discrimination (http://pedagogie-antidiscrimination.fr/). Elle nous aide à nous conscientiser et à lutter contre la reproduction de micro-discriminations dans l’agir enseignant. Elle permet d’atténuer les rapports sociaux dans la salle de classe.

 

Le second porte sur les méthodes ou les outils de conscientisation. Ceux-ci peuvent être des outils d’éducation populaire comme « le généogramme critique », le « photo-voice », ou encore des démarches propres à certaines disciplines scolaires et universitaires.

 

En revanche, du fait que l’objectif des pédagogies critiques ou radicales vise la conscientisation, elles ne fournissent pas des outils pour apprendre à lire efficacement ou à faire des mathématiques efficaces. Leur objectif est d’apprendre à développer une lecture critique du monde en lien avec une approche critique.

 

Voir: Sur les méthodes et outils de conscientisation, la rubrique praxis du site Les cahiers de pédagogies radicales :

- https://pedaradicale.hypotheses.org/category/praxis/pratiques

- https://pedaradicale.hypotheses.org/category/praxis/formation-enseignants

 

Conclusion :

 

La démarche de la pédagogie critique concerne deux types de personnes :

 

- des personnes qui possèdent une connaissance des questions de justice sociale (connaissances sociologiques, théorie critique…) et qui veulent développer des pratiques pédagogiques de conscientisation sur ces questions…

 

- des personnes (élèves, étudiants, professionnels, militants…) qui ont besoin d’être formés sur ces questions. Cela suppose dans ce cas, qu’ils entreprennent une telle démarche avec une personne qui a déjà une connaissance des questions de justice sociale et qui a développé des pratiques pédagogiques et didactiques de conscientisation sur ces questions.

 

A ce propos un bon exemple d’une telle démarche est celle des Scop d’éducation populaire qui ont édité l’ouvrage « Education populaire et féminisme » qui ont développé une démarche de conscientisation en s’appuyant sur l’approche critique issue du féminisme matérialiste.

 

Dans cet exemple, on voit comment des personnes concernées par une oppression décident collectivement de se lancer dans une démarche de conscientisation et d'auto-émancipation par la lecture collective de textes féministes matérialistes.

 

Voir l’ouvrage en ligne : « Education populaire et féminisme » - http://la-trouvaille.org/wp-content/uploads/2017/10/Education-populaire-et-f%C3%A9minisme.pdf