Deleuze ou la pédagogie du concept

 

 

Quel lien entre la philosophie de Deleuze et sa manière d’enseigner ? Quelle homologie entre le fond et la forme ?

 

 

Gilles Deleuze: une philosophie de la  création 

 

Gilles Deleuze, en particulier son travail avec Felix Guattari,  fait partie des philosophes qui ont fait référence dans l’après Mai 68 pour penser la question de l’émancipation.

 

Il a été une source de références créatives pour des artistes ou des militants. 

 

Cela peut s’illustrer par sa conférence “Qu’est-ce que l’acte de création ?” (1987): “Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun. L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance.(...) L’acte de résistance, il me semble, a ces deux faces : seul il résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes.”

 

On retrouve cette opposition à la communication et ce lien avec la création dans la philosophie telle que la conçoit Gilles Deleuze: “La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L’ami serait l’ami de ses propres créations. Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. (...) Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire il n’a pas créé de concept. Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt l’une, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard qu’elle émet spécialement.” (Qu’est-ce que la philosophie ?)

 

Mais, dans la création de concept, la philosophie se trouve soumise à la  rivalité de la société marchande capitaliste: “le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, la publicité, le marketing, le design s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs. C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise une abondante bibliographie déjà… Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie.” (Qu’est-ce la philosophie, ref infra)

 

Alors que la philosophie se donne une visée critique, la création marchande se donne pour objectif la publicité en vue de la vente et de l’achat.

 

Pour échapper à cette confusion entre philosophie et récupération marchande, il s’agit que la philosophie se donne pour objectif d’être une pédagogie du concept: “ se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers. Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième, désastre absolu pour la pensée, quels qu’en soient, bien entendu, les bénéfices sociaux du point de vue du capitalisme universel” (Qu’est-ce que la philosophie, ref infra).

 

Gilles Deleuze: l’acte d’enseignement comme geste créateur

 

Dans une video de 1975 à Vincennes, la salle est bondée et Deleuze refuse de faire son cours dans un amphi. Il s’en explique à son auditoire.

 

 “Amphithéâtre, moi j’ai dis, je ne veux pas. (...) C’est parce que je trouvais que faire ce que l’on fait en amphithéâtre changeait absolument la nature du travail, que si mal qu’on soit ici, n’importe qui peut intervenir ou bien me couper pour parler d’autre chose. Ce n’est pas possible en amphithéâtre. Que si je me mets dans un amphithéâtre, je suis attaché à un micro (...) C’est à dire, je me retrouve dans les conditions d’un cours magistral. On peut me dire: qu’est-ce que tu fais ? Tu fais un cours magistral… Cela serait une autre question. A mon avis, non ! Et si je ne fais pas un cours magistral à mon avis ici, c’est en partie à cause de cette salle à laquelle je tiens plus que toute autre chose.”

 

Pourtant, lorsqu’on regarde la suite de la video à la 35e minute, quand le cours de Deleuze commence. Plus de paroles et de protestations. L’auditoire écoute Deleuze de manière, on pourrait dire religieuse. 

 

Charles Soulié affirme d’ailleurs dans un article: “Deleuze adhère ainsi par toutes ses fibres au dispositif pédagogique le plus traditionnel qui soit, pourtant si vilipendé en 1968, celui du cours magistral. Il revendiquera toujours le caractère magistral de son enseignement” (infra). 

 

Alors s’agit-il d’un cours magistral dans sa forme classique ? Comment comprendre cet apparent paradoxe ?

 

La pédagogie de Deleuze n’est pas la pédagogie dialogique de Paulo Freire. Il n’adhère pas au paradigme de l’agir communicationnel habermassien: 

 

“Néanmoins, Deleuze écoute les objections et questions qui lui sont faites avec beaucoup de courtoisie, ce dont ses auditeurs lui sont reconnaissants. Et il ne prend jamais personne de front, ses objections, comme ses débuts de cours d’ailleurs, étant toujours introduits avec douceur et sur un mode interrogatif, ou dubitatif. Mais il ne répond jamais aux questions ou objections” (Soulié, ref infra)

 

Comme on l’a rappelé plus haut, la philosophie est pensée par Deleuze comme un acte de création au même titre que la création artistique. Et cet acte de création constitue une forme de résistance politique aux formes dominantes de la pensée.

 

De ce fait, sans doute faut-il penser l’enseignement de Deleuze à Vincennes comme une performance de création comme peuvent en effectuer les artistes contemporains.

 

Ce que l’auditoire de Deleuze vient chercher en écoutant un cours pendant 3h dans une salle bondée dans une institution dont les diplômes de philosophie ne sont alors plus reconnus, c’est d’assister à une performance de création philosophique.

 

Ils ne viennent pas assister à un cours magistral au sens où l’enseignant qui l’effectuerait lirait un manuel ou un cours d’histoire de la philosophie qui ne fait que répéter ce qui a déjà été dit:

 

“ Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. “ (Qu’est-ce que la philosophie ?)

 

Ce qu’ils viennent chercher c’est l’expérience d’une création de pensée philosophique. Mais pourquoi alors rechercher une telle expérience de création conceptuelle ? La question est en quoi assister à une expérience de création conceptuelle est ressentie comme émancipatrice par l’auditoire de Vincennes qui s’y rend volontairement  ?

 

Peut-être parce que comme l’explique Deleuze, “créer c’est résister”. Donc, là il s’agit de suivre l’acte de création d’une pensée de résistance. 

 

 

 

Conclusion:

 

Sans doute que la forme pédagogique émancipatrice ne peut pas être pensée indépendamment de la théorie critique à laquelle elle s’associe. Dans le cas de Deleuze, l’émancipation est pensée en lien avec le concept de “création” et de ce fait, la pédagogie peut prendre la forme d’une performance de création conceptuelle. 

 

Dans le cas de Paulo Freire, la dialogue occupe une place centrale dans sa conception anthropologique de l’être humain et le dialogue doit donc être mis au coeur du dispositif pédagogique. 

 

La praxis, le lien entre action et réflexion dans une pédagogie émancipatrice, doit donc être pensée comme l’osmose entre une théorie critique et une forme pédagogique. 

 

Références:

 

Video Gilles Deleuze à Vincennes (1975-76) - https://www.youtube.com/watch?v=tSCjYJ10I8c

 

Video Gilles Deleuze, “Qu’est-ce que l’acte de création ?” - https://www.youtube.com/watch?v=2OyuMJMrCRw

 

Soulié, Charles. « La pédagogie charismatique de Gilles Deleuze à Vincennes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 216-217, no. 1, 2017, pp. 42-63.

 

Deleuze Gilles, “Les conditions de la question: Qu’est-ce que la philosophie ? “ - http://archives.skafka.net/alice69/doc/gd_qcqlaphilo(intro).htm