RÔLE DE L'ÉDUCATION DANS L'HUMANISATION

 

Paulo Freire

(1969)

 

Résumé des conférences tenues à Santiago sous le parrainage de l'OEA, du Gouvernement chilien et de l'Université du Chili. Publié à l'origine dans Revista Paz e Terra. São Paulo, N. 9, p.123-132, out. 1969.

 

On ne peut pas considérer que l'éducation ne soit pas ce qui nous fait humain. Que faire, donc, qui se passe dans le temps et dans l’espace, entre les êtres humains, les uns avec les autres.

 

Il s'ensuit que la prise en compte de l'éducation en tant que phénomène humain nous renvoie à une analyse, même sommaire, de l'être humain.

 

Qu'est-ce que l'être humain, quelle est sa position dans le monde - sont des questions que nous devons nous poser au moment même où nous nous soucions de l'éducation. Si cette préoccupation, en soi, implique de telles enquêtes (des préoccupations également, au fond), la réponse que nous donnons dirigera l’éducation vers un humanisme ou non.

 

Il ne peut y avoir de théorie pédagogique, qui impliquant des fins et des moyens d'action éducatif, qui soit exempt d'un concept de l'être humain et du monde. Une éducation neutre, n’a pas de sens. Si, pour certains, l’être humain est un être qui doit s’adaptater au monde (au sens non plus naturel, mais structurel, historique et culturel), son action éducative, ses méthodes, ses objectifs s’adapteront à cette conception. Si, pour d'autres, l'être humain est un être en train de transformer le monde, ses activités éducatives vont dans un autre sens. Si nous le considérons comme une "chose", notre action éducative se déroule en termes mécanistes, entraînant une domestication croissante de l'être humain. Si nous le regardons comme une personne, notre action sera chaque fois plus libératrice.

 

Pour tout cela, dans cette présentation, il faut bien préciser la position éducative que nous défendons, nous abordons - bien que rapidement - ce point fondamental: l’être humain en tant qu’être dans le monde avec le monde. L'être humain lui-même, sa "position fondamentale", comme dit Gabriel Marcel, est celle d'un être en situation - "situé et fermé". Un être articulé dans le temps et l’espace, que sa conscience intentionnelle capture et transcende.

 

Ainsi, seul l'être humain, parmi les êtres incomplets vivant dans un temps qui est le sien, un temps de quoi-faire, est capable d'admirer le monde. Il est capable d’objectiver le monde, d’avoir un "non-je" constituant de son moi, lequel à son tour le constitue comme monde de sa conscience.

 

La possibilité d’admirer le monde implique d’être non seulement en lui mais avec lui. Cela consiste à être ouvert sur le monde, à le saisir et le comprendre ; c’est agir selon ses propres finalités afin de le transformer. Ce n'est pas simplement répondre à des stimuli, mais quelque chose de plus: c'est relever des défis. Les réponses de l'être humain aux défis du monde, à travers lequel il modifie ce monde, imprègne son "esprit", plus qu’un pur faire, ce sont des actions qui contiennent inséparablement action et réflexion.

 

Parce qu'il admire le monde et donc l'objective; parce qu'il capture et comprend la réalité et la transforme avec son action-réflexion, l'être humain est un être de praxis. Plus encore: l'être humain est praxis et, parce qu'il est ainsi, il ne peut pas se réduire à un simple spectateur de la réalité, ni même à une simple incidence de la conduite des autres être humains qui vont le transformer en "chose". Sa vocation ontologique, qu'il doit transformer en existence est celle du sujet qui agit et transforme le monde. Soumis à des conditions concretes qui le transforme en objet, l'être humain sera sacrifié dans sa vocation fondamentale. Mais, comme tout a son contraire, la situation concrète dans laquelle naissent les êtres humains-objets génère aussi les être humains-sujets. La question à laquelle nous sommes maintenant confrontés consiste à savoir, dans la situation concrète où des milliers d'être humains se trouvent réduits à la condition d’objets, si ceux qui les transforment ainsi sont vraiment des sujets. Dans la mesure où ceux qui sont interdits d’être sont des "êtres pour un autre", ceux qui alors les interdisent d’être sont des faux "êtres-pour-eux-mêmes". Par conséquent, ils ne peuvent pas être des sujets authentiques. Personne ne l'est, on interdit aux autres de l’être.

 

C’est une exigence radicale de l’être humain en tant qu’être incomplet: il ne peut pas être, si les autres ne sont pas. En tant qu'être incomplet et conscient de son incomplétude (ce qui ne se produit pas avec les "êtres en eux-mêmes" qui, également incomplets, tels que les animaux, les arbres ne se savent pas incomplets), l'être humain est un être en recherche permanente. Il ne pourrait pas y avoir d’être humain sans recherche, de même qu’il pourrait y avoir de recherche sans monde. Etre humain et monde: monde et être humain, "corps conscient", sont en interaction constante, s’impliquant l’un l’autre. Alors seulement, vous pouvez voir les deux, vous pouvez comprendre l’être humain et le monde sans les déformer.

 

Ainsi si l'être humain est cet être de recherche permanente, en vertu de la conscience qui doit être incomplete, cette recherche implique:

a) un sujet

b) un point de départ

e) un objet

 

Le sujet de la recherche est l'être humain même qui se réalise. Cela signifie, par exemple, qu'il n'est pas possible, d'un point de vue humaniste, d'"entrer" dans l'être de ma femme pour mener à bien le mouvement qu'elle doit faire. Je ne peux pas prescrire mes opinions. Je ne peux pas la frustrer dans son droit d'agir. Je ne peux pas la manipuler. Je me suis mariée avec elle, mais je ne l'ai pas achetée dans une boutique, comme s'il s'agissait d'un ornement. Je ne pas peux faire d’elle ce que je pense qu’elle devrait être. Je l'aime telle qu'elle est, dans son incomplétude, dans sa recherche, dans sa vocation d'être, sinon je ne l'aime pas. Si je la domine et si j'aime la dominer, si elle est dominée et si elle est heureuse de l'être, donc dans il n'y a pas d'amour dans nos relations, mais une pathologie de l'amour: le sadisme chez moi, le masochisme chez elle.

 

De la même manière et pour les mêmes raisons, je ne peux pas écraser mes enfants, les considérer comme des choses que je mène là où cela me semble le mieux. Mes enfants, comme moi, sont le "devenir". Ils sont comme moi, ils cherchent. Ils ont hâte d'être, tout comme moi. De même, je ne peux pas chosifier mes étudiants, chosifier les gens, les manipuler au nom de quoi que ce soit. Parfois, ou presque toujours, pour justifier de tels actes indiscutablement irrespectueux de la personne, on a cherché à déguiser ses objectifs réels avec des explications messianiques. Il est nécessaire, disent-ils, de préserver ces pauvres masses aveugles des influences néfastes. Et avec ce salut, ceux qui agissent de la sorte ont l’intention de se sauver eux-mêmes, en privant le peuple du droit primordial de formuler sa parole.

 

Nous soulignons cependant un point à ne pas oublier. Personne ne peut chercher seul. Toute recherche dans l’isolement, toute recherche mue par des intérêts personnels et de groupes, est nécessairement une recherche contre les autres. Par conséquent, c’est une fausse recherche. Ce n'est que dans la communion que la quête est authentique. Cette communion, cependant, ne peut pas se produire si certains, en cherchant, deviennent des contraires antagonistes de ceux qui leur interdisent de chercher. Le dialogue entre eux devient impossible et les solutions que les premiers cherchent pour atténuer la distance dans laquelle ils se trouvent dans les relations avec ces derniers ne dépasse pas - et ne pourra jamais le faire - la sphère de l’assistentialisme. Au moment où ils ont dépassé cette sphère et ont décidé de rechercher la communion, ils ne seraient plus antagonistes entre eux, et n’interdiraient plus la recherche des autres. Ils auraient renoncé à la déshumanisation à la fois des seconds et d'eux-mêmes (puisque personne ne peut s'humaniser en déshumanisant) et adhérer à l'humanisation.

 

Le point de départ de cette quête est l'être humain lui-même. Mais comme il n'y a pas d’être humain sans monde, le point de départ de la recherche se trouve dans les êtres humains-monde, c’est à dire dans l'être humain dans ses relations avec le monde et avec les autres. Dans l'être humain dans son ici et son maintenant. On ne peut pas comprendre la recherche en dehors de cet échange être humain-monde. Personne ne va plus loin si ce n’est en partant d'ici. La propre "intentionnalité transcendantale ", qui implique la conscience de la limite, ne s’explique que dans la mesure où, pour l'être humain, son contexte, son ici et son maintenant, ne sont pas des cercles fermés dans lesquels il est. Mais pour les vaincre, il faut qu’ils soient en eux et que d’eux ils soient conscients. Vous ne pourrez pas transcender vôtre ici et vôtre maintenant s’ils ne constituaient pas le point de départ de ce dépassement.

 

En ce sens, plus vous connaissez de manière critique les conditions concrètes et objectives de votre ici et de votre maintenant, de votre réalité, plus vous pouvez effectuer la recherche, à travers la transformation de la réalité. Précisément parce que votre position fondamentale est, répétant Gabriel Marcel, celui d’être "en situation", en réfléchissant sur la "situationnalité", la connaissant de manière critique, s'insère en elle. Plus on est inséré, et et non pas seulement adapté à la réalité concrète, plus on deviendra sujet des modifications, plus on s’affirme comme un être d'options.

 

De cette manière, l'objectif fondamental de la recherche, qui est "l'être-plus", l'humanisation, se présente à l’être humain comme un impératif qui doit être existentialisé. Existentialiser, c'est réaliser la vocation à laquelle nous nous référons au début de cette présentation.

 

Eh bien, si nous parlons d'humanisation, de "l'être-plus" de l'être humain - l’objectif fondamental de sa quête permanente -, nous reconnaissons son contraire: la déshumanisation, l’être moins. Ensemble, l’humanisation et la déshumanisation sont à la fois les possibilités historiques de l’être humain en tant qu’être incomplet et conscient de son inachèvement. Seulement le premier constitue sa véritable vocation. Le second, au contraire, est le distorsion de sa vocation. Si nous devions admettre la déshumanisation, comme quelque chose de probable et de prouvé par l’histoire, pour établir une nouvelle vocation pour l'être humain, il n'y aurait plus rien faire, sauf d’assumer une position cynique et désespérée. Cette double possibilité – l'humanisation et la déshumanisation - est l'un des aspects qui explique l'existence comme un risque permanent. Risque que l'animal ne court pas parce qu'il n'est pas au courant de son caractère incomplet, d’une part, et de l'autre pour ne pouvoir pas animaliser le monde, il ne peut être désanimalisé. L’animal, quel qu’il soit, dans les bois ou dans un zoo, reste un "être en soi". Même quant il souffre en passant d'un endroit à un autre, sa souffrance n'affecte pas son animalité. Il n'est pas capable de se percevoir comme « désanimalisé". L'être humain, à son tour, en tant qu'"être pour soi", se déshumanise quand il est soumis à des conditions concrètes qui le rendent "Être pour un autre".

 

Une éducation n’est vraiment humaniste que si, au lieu de renforcer les mythes avec lesquels on veut garder l'être humain déshumanisé, on aspire au dévoilement de la réalité. Dévoilement dans lequel l'être humain existentialise sa véritable vocation: celle de transformer la réalité. Si, au contraire, l’éducation insiste sur les mythes et conduit à la voie de l'adaptation de l'être humain à la réalité, elle ne peut pas cacher son caractère déshumanisant.

 

Nous analysons brièvement ces deux positions éducatives: l’une, qui respecte l'être humain en tant que personne; une autre, qui le transforme en "chose". Commençons par présenter et critiquer la seconde conception dans certains de ses présupposées.

 

On appellera désormais cette conception la conception "bancaire" de l'éducation, car elle fait du processus éducatif un acte permanent de dépôt de contenu. Acte dans lequel le déposant est "l'éducateur" et le dépositaire est "l'éducateur".

 

La conception bancaire - en ne surmontant pas la contradiction éduqué-éducateur, mais au contraire, en le soulignant, ne peut servir que la "domestication" de l'être humain.

 

Si cette contradiction n'est pas surmontée, il s'ensuit:

a) que l'éducateur est toujours l'éducateur; l'éduqué, l'éduqué;

b) que l'éducateur est celui qui discipline; les éduqués, les disciplinés;

e) que l'éducateur est l'orateur; l'éduquer, écoute;

d) que l'éducateur prescrit; l'éducateur suit l'ordonnance;

e) que l'éducateur choisit le contenu des programmes; l'éducateur les reçoivent sous forme de "dépôt";

t) que l'éducateur est toujours le connaisseur; l'éducateur, celui qui ne sait pas;

g) que l'éducateur est le sujet du processus; l'éduquer son objet.

 

Selon cette conception, l’apprenant est comme un "vase" dans lequel l’"Educateur" met ses "dépôts". Un "vase" qui se remplit de "savoir", comme si le savoir résultait d'un acte passif de réception : dons ou impositions de tiers.

 

Cette fausse conception de l’éducation, qui rend l’apprenant passif et l’adapte, repose sur une conception également fausse de l'être humain. Une conception déformée de votre conscience. Pour la conception "bancaire", la conscience de l'être humain est quelque chose de spatialisé, de vide, qui est rempli de morceaux de monde transformés en contenus de conscience. Cette conception mécaniste de la conscience implique nécessairement qu’elle reçoit constamment des morceaux de la réalité qui la pénètre. Elle ne fait donc pas la distinction entre l’entrée dans la conscience et le devenir présent à la conscience. La conscience n'est que vide, nous avertit Sartre, dans la mesure où elle n'est pas remplie du monde.

 

Mais si pour la conception "bancaire", la conscience est ce vide qui doit être rempli, cet espace vide d’attente du monde, l’éducation est alors cet acte de déposer des faits, des informations à demi mortes, chez les apprenants.

 

Il ne reste que patiemment à recevoir les dépôts, à les classer, à les mémoriser, puis à les répéter. En fait, la conception bancaire finit par archiver l'être humain lui-même, à la fois le dépôt comme ce qu’il reçoit. En effet, il n’y a pas d’être humain en dehors de la recherche inquiète. Hors de la création, de la récréation. En dehors du risque, de l’aventure de créer.

 

Le souci fondamental de cette fausse conception est d'éviter les troubles. C'est freiner l'impatience. C'est mystifier la réalité. C'est pour éviter le dévoilement du monde. Et tout cela afin d'adapter l'être humain.

 

La clarification de la réalité, sa compréhension critique, l'insertion de l'être humain dans celle-ci :

- tout cela est une tâche absurde et démoniaque que la conception bancaire ne peut supporter.

 

En conséquence, les étudiants agités, créatifs et réfractaires à la chosification sont considérés par cette conception déshumanisante comme inadaptés, désajustés ou rebelles.

 

Enfin, la conception bancaire nie la réalité en devenir. Elle nie l'être humain en tant qu'être en recherche constante. Elle nie sa vocation ontologique au plus-être. Elle nie les relations être humain-monde, au-delà desquelles on ne comprend ni l'être humain, ni le monde. Elle nie la créativité de l'être humain, le soumettant à des schémas de pensée rigides. Elle nie son pouvoir d'admirer le monde, de l'objectiver, d'où résulte son action transformatrice. Elle nie l'être humain en tant qu'être de la praxis. Immobilise le dynamique. Cela transforme l'être en ce qu'il n’est pas et tue donc la vie. De cette façon, elle ne peut pas cacher sa nécrophilie ostentatoire.

 

La conception humaniste et libératrice de l'éducation, au contraire, ne dichotomise jamais l'être humain du monde. Au lieu de le nier, il affirme et s'appuie sur une réalité en perpétuelle mutation. On ne respecte pas seulement la vocation ontologique de l'être humain, mais également comment il se dirige vers cet objectif. On stimule la créativité humaine à connaître avec un point de vue critique; on sait que toute connaissance est soumise à un conditionnement historico-sociologique. Vous savez qu'il n'y a pas de savoir sans la recherche inquiète sans l’aventure du risque de créer. On reconnaît que l'être humain se fait être humain dans la mesure où dans le processus de son hominisation jusqu'à son humanisation, il est capable d'admirer le monde. Il est capable de se déprendre de lui, de se conserver en lui et avec lui, et en l’objectivant, de le transformer. Vous savez que c’est précisément parce que vous pouvez admirer le monde que l’être humain est un être de praxis ou un être qui est praxis. Elle reconnaît l'être humain en tant qu'être historique, Elle démystifie la réalité, c'est pourquoi elle ne craint pas son dévoilement. Au lieu de la chose-être humain adaptative, elle se bat pour l'être humain-personne, le transformateur du monde. Elle aime la vie, dans son devenir. Elle est biophile et non nécrophile.

 

La conception humaniste, qui refuse les dépôts, la simple dissertation ou narration de fragments isolés de la réalité, se déroule à travers une problématisation constante du monde des êtres humains. Il s’agit de problématiser, jamais d’être un dissertateur ou un déposant.

 

Comme la conception critiquée, sous certains de ses angles, ne peut opérer le dépassement de la contradiction éducateur-éduqué, la conception humaniste part de la nécessité de le faire. Et ce besoin s’impose autant qu’elle considère l'être humain comme un être d'options. Un être dont le point de décision est ou devrait être en lui, dans ses relations avec le monde et avec les autres.

 

Pour réaliser un tel dépassement, une existence qui est l'essence phénoménale de l'éducation, c’est sa dialogicité, l'éducation devient alors dialogue, communication. Et si c'est dialogue, les relations entre ses pôles ne peuvent plus être celles d’opposés antagonistes, mais de pôles qui se réconcilient.

 

Si, dans la conception bancaire, l'éducateur est toujours l'éducateur, et l'éduqué celui qui est éduqué, la réalisation du dépassement, dans la conception humaniste:

a) n'est plus un éducateur de l'étudiant;

b) n'est plus éducateur de l'éducateur;

c) mais un éducateur éduquant avec un éduqué-éducateur.

 

Cela signifie:

1) que personne n'éduque personne;

2) que personne ne s'instruit seul;

3) que les être humains s’éduquent les uns les autres, sous l’égide du monde.

 

La conception humaniste problématique de l'éducation supprime toute possibilité de manipulation de l'étudiant. De son adaptation. En conséquence, pour ceux qui sont vraiment capables d'aimer l'être humain et la vie, pour les biophiles, l'absurdité est non pas dans la problématisation de la réalité qui minimise et écrase l'être humain, mais dans le masquage de cette réalité déshumanisante.

 

Bien que la conception bancaire implique cette compréhension déformée de la conscience et la comprend comme quelque chose de spécialisé chez l'être humain, comme quelque chose de vide qui doit être remplie, la conception problématisante considère l'être humain comme un corps conscient. Au lieu d’une conscience "chose", la conception humaniste comprend, avec les phénoménologues, la conscience comme ouverture de l'être humain au monde. Ce n'est pas un conteneur qui se remplit, est un aller au monde pour l'attraper. La conscience elle-même est dirigée vers quelque chose. L'essence de son être est son intentionalité (intentio, intendere); c'est pourquoi toute conscience est toujours "conscience de". Même quand la conscience réalise un retour sur elle-même, "quelque chose d'aussi évident et surprenant comme intentionnalité "(Jaspers) continue d’être "conscience de ". Dans ce cas, c’est la conscience de la conscience, la conscience de soi même. En "rétroréflexion", dans laquelle la conscience devient intentionnelle à elle-même, le moi "est un et est double". Cela ne cesse pas d'être un moi pour être une chose par laquelle la conscience s’intuitionne. C'est toujours un moi qui revient intentionnellement sur lui-même, un moi qui ne se divise pas.

 

Alors que la conception précédemment critiquée, qui la traite de manière naturaliste, établit une séparation absurde entre la conscience et le monde, dans la vision maintenant discutée, la conscience et le monde vont ensemble. Intentionnellement pour le monde, celle-ci devient le monde de la conscience.

 

La conception "bancaire", ne pouvant pas vraiment étindre l'intentionnalité de la conscience peut, dans une large mesure, "apprivoiser" sa souplesse. Il s’ensuit que la pratique de cette conception constitue un paradoxe douloureux lorsque vécu par des gens qui se disent humanistes.

 

La conception problématisante de l'éducation, au contraire, en plaçant le monde humain en tant que problème, nécessite une position de réflexion permanente de l'apprenant. Ce n'est plus la vase vide qui se remplit, mais c'est un corps conscient, contesté et répondant au défi. Face à chaque situation problématique avec laquelle sa conscience est en train de saisir les particularités de la problématique totale, qui sont perçues comme des unités en interaction par l'acte réflexif de sa conscience, qui devient critique.

 

Alors que pour la conception "bancaire", l’important est de déposer des informations, sans aucun souci de l’éveil de la réflexion et de la critique (au contraire, en l’évitant), pour la conception humaniste le fondement est dans ce réveil, qui doit être chaque fois plus explicite.

 

La conception problématisante de l’éducation sait que si la conscience est son intentionnalité, son ouverture au monde, - en tant que monde de conscience - se constitue en tant que "vision de fond" de la conscience qui lui est destinée.

 

Dans le cadre de cette "vision de fond", cependant, tous les éléments ne sont pas rendus présents à la conscience, présente comme «perçue détachée en soi». La conception problématisatrice, en défiant les apprenants à travers des situations existentielles concrètes, dirige leur regard vers celles-ci, ainsi ce qui n'était pas perçu comme notable le devient.

 

 

De cette manière, l’éducation est constituée en tant que véritable acte humain. Les éducateurs-éduqués et les éduqués-éducateurs, médiatisés par le monde, y exercent une réflexion de plus en plus critique, inséparable d'une action à chaque fois plus critique. Identifiée dans cette réflexion-action et dans cette action-réflexion sur le monde médiateur, ils deviennent en même temps authentiquement des êtres de praxis.