Réflexions sur la pensée validiste

 

 

Comme il y a une pensée straight (Monique Wittig), il y a une pensée validiste. Mais en quoi consiste-t-elle ? Quels en sont les ressorts ?

 

Work in progress

 

La pensée validiste est celle des personnes valides et plus largement des sociétés validistes. Elle s'impose comme une évidence impensée. Son évidence même est rendue par l'étrangeté du terme « validiste » qui montre à quel point tout ce qui concerne les valides, leur idéologie et leur domination n'est pas interrogée. Si en tant que valide, on peut s'interroger sur la pensée validiste, cette interrogation n'est sans doute jamais achevée dans la mesure où elle est toujours susceptible de laisser poindre des biais validistes.

Le texte ci-dessous n'en sera d'ailleurs peut-être pas exempt dans la mesure où les valides se constituent comme tels face à une pluralité d'autres situations qu'ils et elles renvoient à des marges qu'ils et elles désignent par le terme « handicap ».

 

1- La naturalisation

 

Comme dans d'autres oppressions sociales, la pensée validiste tend à naturaliser la situation des opprimé-e-s. On peut sur ce point faire un parallèle avec la situation des femmes dont l'oppression sociale est naturalisée. Si les femmes sont socialement inférieures, cela tiendrait à une supposée infériorité intellectuelle ou physique. Si on n'ose guère aujourd'hui évoquer l'infériorité intellectuelle, on continue à la chercher dans une infériorité relative à la force physique ou plus généralement dans le dysmorphisme sexuel qui entrainerait des différence psychologiques par exemple émotionnelles.

 

On trouve la même dimension à l’œuvre dans la pensée validiste qui se matérialiste par l'opposition entre le « modèle médical » et le « modèle social » du handicap. Le modèle médical du handicap considère que la situation de handicap trouve son fondement dans une source biologique.

 

Le modèle social du handicap, sans nier l'existence d'une réalité biologique, n'en fait pas le fondement et la légitimation de la situation sociale du handicap. C'est pourquoi par exemple, il met en avant la notion d'accessibilité. C'est l'organisation sociale qui créée avant tout la situation de handicap.

 

En réalité, le mécanisme qui est à l'oeuvre dans cette naturalisation des inégalités sociales avait déjà été mis en lumière par Jean-Jacques Rousseau dans Le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Les différences naturelles ne fondent pas les inégalités sociales. En effet, l'inégalité est une valeur politique et non pas un fait naturel. Tous les individus sont différents, c'est le droit et la politique qui décident de les traiter de manière égale.

 

2. L'essentialisation

 

Le deuxième mécanisme de la pensée validiste, c'est l'essentialisation. Cela consiste à attribuer une essence commune aux opprimé-e-s. On retrouve par exemple également ce mécanisme dans l'oppression des femmes. Il y aurait « LA FEMME », l'éternel féminin.

 

Dans le cas du handicap, il y aurait les « handicapés », comme si les personnes en situation de handicap n'avaient comme autre point commun que d'être désignés de cette manière là par les valides.

 

On trouve le même mécanisme avec les immigrés. Cette catégorie réunit des personnes qui ont pour seul point commun que d'être classés par opposition aux nationaux.

 

Ainsi, le rapport social de pouvoir se manifeste dans la capacité même à pouvoir constituer une catégorie générique où tous les autres, ceux et celles qui sont altérisés, sont enfermés sans distinction de ce qui les caractérisent en propre : handicap physique, handicap sensoriel, handicap psychique, handicap cognitif, handicap mental… 

 

3. Les dominants comme catégorie impensée

 

Une caractéristique des dominants, c'est qu'ils catégorisent les autres, mais refusent d'être catégorisés. Les dominants n'ont pas de couleur : ils ne veulent pas qu'on les appellent les blancs. Les dominants sont dans l'évidence de l'étalon majoritaire. L'homosexualité est une catégorie problématique, l'hétérosexualité est une catégorie tellement évidente que la plupart du temps elle n'a pas à se nommer en tant que catégorie. On ne fait pas de coming out hétérosexuel à ses parents.

 

De même, les valides ne se nomment pas comme valides. Ils nomment les autres comme handicapés. Les valides sont dans la norme. Ils sont la normalité. De ce fait, ils n'ont pas besoin de se catégoriser.

 

4. L'infériorisation

 

Une autre caractéristique de la pensée de la domination, c'est que non seulement elle créée des catégories d'altérisation, mais en outre, elle désigne comme inférieure ces catégories. La différentiation s'accompagne d'une hiérarchisation. C'est le cas par exemple de la dyade « hommes/femmes » où la différenciation s'accompagne d'une infériorisation.

 

On trouve le même mécanisme dans la pensée validiste. Non seulement les personnes en situation de handicap se trouvent altérisées, mais en outre elles sont caractérisées par un supposé manque ou défaut par rapport au valide.

 

Les personnes en situation de handicap ne sont pas seulement différentes, mais ils ou elles manqueraient d'un attribut qui constituerait le valide comme perfection : la santé, la raison, les cinq sens, une complétude physique… Pour la pensée validiste, la personne en situation de handicap serait un être incomplet, « déficient », ou encore « dysfonctionnel » relativement au valide.

 

5. L'insulte

 

La pensée validiste, comme d'autres pensées de la domination, ne se contente pas d'altériser et d'inférioriser, mais elle constitue les catégories ainsi crées comme des insultes.

 

C'est le cas par exemple pour l'homosexualité en particulier masculine, mais c'est le cas également à plus d'un titre pour les situations de handicap qui sont souvent utilisées comme des insultes considérées comme dégradantes pour les valides.

 

En cela, la pensée validiste montre comment non seulement elle se constitue par différenciation et infériorisation d'autres catégories, mais également comment elle considère ces catégories comme avilissantes.

 

6. Les paradoxes de la visibilité et de l'invisibilité

 

Comme dans le cas d'autres pensées de la domination, la pensée validiste entretient une relation complexe à la visibilité et à l'invisibilité.

 

Les opprimé-e-s sont souvent invisibilisés : elles sont sous-représentées dans l'iconographie, sous-représentées dans les espaces de pouvoir, invisibilisées dans leurs apports à l'histoire de l'humanité.

 

Cela s'explique d'autant plus que les catégories dominées ne sont pas traditionnellement pleinement considérées comme des êtres humains, qu'elles sont renvoyées à une sous-humanité par rapport à l'étalon majoritaire qui est l'homme blanc hétérosexuel, cisgenre, valide, de classe moyenne supérieure ou de classe sociale supérieure.

 

Mais à l'inverse, lorsque les catégories socialement dominées tentent d'acquérir de la visibilité, elles sont taxées de communautarisme : communautarisme gay, communautarisme musulman…

 

De même, la pensée validiste tend à invisibiliser dans ses représentations les situations de handicap visibles. A l'inverse, elle demande des gages aux personnes ayant un handicap invisible. Car pour être considéré comme handicapé, il faudrait avoir l'air handicapé. La situation de handicap doit être conforme à l'idée que s'en font les valides.

 

7. Intégration et diversité

 

La pensée validiste, comme d'autres formes de pensée de la domination, demande à ce que les catégories altérisées se conforment à son modèle. Elles les constituent comme « autres », mais elle leur demande d'intégrer son modèle. C'est le cas pour les immigrés, les homosexuel-les….

 

La pensée validiste exige des personnes en situation de handicap qu'elles se conforment à leur modèle de société. Elle les constituent comme différentes et les marginalisent, et ensuite leur impose de s'intégrer, de rentrer dans le moule social qu'elle définie comme la norme.

 

En réalité, la diversité est comme cela a été souligné auparavant un fait. Il existe une diversité d'êtres humains qui se repartissent dans un continuum entre les deux catégories binaires qui désignent socialement le sexe masculin et le sexe féminin.

 

De même, il existe en réalité un continuum entre ce que la société décide de considérer comme valide et comme handicapé. Ce ne sont pas des catégories étanches, ni des catégories qui sont fixes tout au long de l'existence d'un même être.

 

Comme d'autres pensées de la domination, la pensée validiste a besoin de classer les êtres dans des catégories sociales binaires au lieu d'accepter l'existence factuelle de la diversité au sein de la société.

 

8. Portée d'une critique du validisme

 

La critique de la pensée validiste est d'autant plus important que le validisme est sans doute l'une des formes de pensée de la domination les plus profondes.

 

Elle établie sur la situation de handicap une chape de plomb qui rend encore plus difficile de penser le handicap comme une condition sociale et la possibilité de mouvements sociaux contre l'handiphobie et le validisme.

 

En effet, pour les valides, le handicap est une fatalité naturelle. La pensée validiste enferme les individus dans ce que Paulo Freire appelle une conscience fataliste.

 

La pensée validiste, comme d'autres pensée de la domination, considère que les dominé-e-s doivent accepter leur sort, qu'ils et elles ne doivent pas se révolter et accepter ce qu'on leur donne en étant reconnaissant.

 

Néanmoins, comme la montré Monique Wittig, les pensées de la domination ne sont que l'effet d'une réalité plus profonde, le rapport social en tant que réalité socio-politique. Dans le cas de la pensée straight, il s'agit du régime politique de l'hétéropatriarcat.

 

Dans le cas de la pensée validiste, celle-ci se fonde sur une organisation sociale plus profonde qui considère les personnes en situation de handicap comme des êtres improductifs et donc qui seraient socialement inutile. Comme les homosexuels seraient des êtres improductifs dans l'ordre du travail reproductif.

 

La pensée validiste trouve son fondement dans une organisation sociale matérielle et non pas dans de simples représentations mentales. Il ne s'agit pas seulement de changer les mentalités, il s'agit de combattre l'organisation socio-politique de la société validiste.

 

De ce fait, la critique du validisme va plus loin qu'une simple revendication néolibérale de pluralisme et de diversité, elle implique une abolition même des catégories et des classes sociales qu'implique le validisme en tant que rapport socio-politique. Car le handicap n'est pas seulement une catégorie de pensée, mais il constitue une classe économico-politique. Une classe marginalisée et exclue par les valides de l'essentiel de l'organisation socio-politique de la société.

 

La situation de handicap renvoie à une discrimination sociale structurelle touchant le travail, le logement, l'éducation, les transports….

 

On saisit la profondeur de la pensée validiste et du rapport social validiste quand on constate qu'un système aussi complet de discrimination structurelle peut perdurer en suscitant aussi peu de réflexions critiques, de dénonciations et de luttes sociales de masse soutenues par des allié-e-s.

 

 

NB : Albert Memmi, dans Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, défini une condition particulière qui se caractérise par le fait d'être à cheval entre la condition d'oppresseur et d'opprimé. C'est le cas par exemple des personnes non-binaires, qui sans être cisgenres peuvent ne pas être non plus transgenres. C'est le cas également aussi des personnes qui ont par exemple un « trouble spécifique de l'apprentissage » (type trouble dys-) sans reconnaissance de handicap… Ces positions sociales sont généralement des bons observatoires car la personne expérimente les privilèges des dominants et certaines expériences sociales qui sont celles des dominé-e-s.

 

Bibliographie :

 

Delphy, Christine. Classer, dominer: qui sont les" autres"?, Paris, La fabrique éditions, 2008.

 

Eribon, Didier. Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, 1999.

 

Guillaumin Colette, "Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature." Paris, Côtéfemmes , 1992.

 

Marissal, Jean-Pierre. « Les conceptions du handicap : du modèle médical au modèle social et réciproquement… », Revue d'éthique et de théologie morale, vol. 256, no. HS, 2009, pp. 19-28.

 

Memmi Albert, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, Paris, Payot, 1973.

 

Rousseau, Jean-Jacques. Oeuvres politiques: Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Discours sur l'économie politique. Écrits sur l'abbé de Sain-Pierre. Du contrat social. Bordas, 1989.

 

 

Wittig Monique La pensée straight. Éditions Balland, Paris, 2001.