Simone de Beauvoir et Simone Weil : deux enseignantes de philosophie en rupture avec la bourgeoisie

 

 

Après de nombreuses critiques sur manque de féminisation du programme de philosophie en terminale, la nouvelle proposition de programme par le Conseil Supérieur des Programmes admet plusieurs femmes dont Simone de Beauvoir et Simone Weil.

 

L’objet de ce texte est de comparer les trajectoires sociales de ces deux intellectuelles en s’appuyant sur les concepts de « critique sociale » et de « critique artiste » tiré du Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Toutes deux – Simone de Beauvoir et Simone Weil - sont issues d’un milieu bourgeois et entendent effectuer une rupture avec la bourgeoisie. Mais cette rupture prend des formes assez différentes dans les deux cas. La comparaison portera sur la période avant 1943 car Simone Weil décède à cette date et Simone de Beauvoir est renvoyée également cette année là de l’Education nationale.

 

Deux jeunes femmes issues d’un milieu bourgeois parisien dans l’Entre-deux guerres

 

Simone Weil et Simone de Beauvoir présentent un certain nombre de similarité sur le plan de leur position sociale objective de départ.

 

Simone de Beauvoir est née en 1908 à Paris dans un milieu bourgeois catholique. Mais sa famille connaît un revers de fortune. Elle doit désormais inscrire ses perspectives d’éducation dans les standards de la petite bourgeoisie. Cela signifie que Simone de Beauvoir doit étudier dans la perspective de trouver un emploi d’enseignante. Elle effectue des études de philosophie à la Sorbonne et se classe 2e au concours de l’agrégation de philosophie.

 

Simone Weil est née également à Paris en 1909, dans une famille de la bourgeoise d’origine juive-alsacienne, et reçoit une éducation agnostique. Sa trajectoire scolaire est marquée par un plus grand élitisme que celle de Simone de Beauvoir : elle fréquent le lycée Victor-Duruy, puis la classe préparatoire au Lycée Henri IV où enseigne Alain. Elle est normalienne et obtient l’agrégation de philosophie où elle est classée septième.

 

Du point de vue des trajectoires sociales et scolaires, il y a donc de très grandes proximités entre les deux femmes : nées à Paris à la même époque, dans un milieu bourgeois, elles sont agrégées de philosophie.

 

Simone Weil et Simone de Beauvoir, par leur trajectoire de femmes intellectuelles, apparaissent comme des exceptions statistiques à leur époque. Toutes deux vont effectuer, par ailleurs, une rupture avec leur milieu bourgeois d’origine, mais dans des formes en réalité très différentes.

 

Simone de Beauvoir ou la critique artiste de la bourgeoisie

 

Dans le 2e volet de son auto-biographie, La force de l’âge, Simone de Beauvoir affirme à plusieurs reprises qu’elle et Sartre se situent en rupture avec leur milieu bourgeois. De même, ils se qualifient d’ « anarchistes ». Mais quel sens exact donner à ces propos ?

 

La rupture qui est opérée, ce sont avec les valeurs, la morale et les conventions bourgeoises. Ce qui veut dire avec certains aspects du mode de vie bourgeois qui paraissent hypocrites et conformistes.

 

Il ne s’agit pas d’une rupture avec le mode de vie bourgeois au sens de la critique sociale. Simone de Beauvoir insiste dans ses mémoires sur le fait qu’à cette époque, ils n’ont pas d’engagement politique. Sartre ne vote pas. Ils ne sont pas membres d’une organisation ou d’un parti. Elle parle plutôt de leur individualisme. Ils penchent à gauche dans leurs préférences politiques. Ils soutiennent plutôt le prolétariat contre la bourgeoisie, mais plus par mépris du mode de vie bourgeois.

 

Pourtant tous les deux sont enseignants et perçoivent donc un traitement qui leur permet de faire partie économiquement de la petite bourgeoisie.

 

Mais, c’est par leur mode de vie qu’ils font rupture, et en particulier Simone de Beauvoir en tant que femme, avec le mode de vie qui est celui de la bourgeoisie.

 

Elle n’est pas mariée avec Sartre tout en ayant une relation suivi avec lui. Ils ne vivent pas ensemble. Elle habite le plus souvent dans des hôtels. En dehors de ses heures de travail, elle passe beaucoup de temps dans des cafés – Le Flore, Le Deux-Magots ou encore Le Dôme – fréquenté par la bohème artiste parisienne.

 

En fait, la critique de la bourgeoisie semble porter en particulier sur le concept de « famille »: la famille bourgeoise nucléaire. En effet, Sartre et de Beauvoir reconstituent une « famille » mais d’une autre nature. Ce qu’ils appellent « la famille » est un petit groupe de personnes constitué par des jeunes gens avec qui ils entretiennent des liaisons sentimentale et sexuelles, et qu’ils entretiennent matériellement aussi durant la guerre : Olga, Wanda, Bost et Elise entre autres.

 

Cette critique du mode de vie bourgeois, des conventions bourgeoises, Simone de Beauvoir la porte au-delà de ce qu’admet la déontologie enseignante. Puisque elle est renvoyée de l’Education nationale en 1943 suite à un détournement de mineure. Situation qui ne semble pas être la première comme le relate Bianca Lambin dans ses mémoires. L’affaire se conclut sur un non-lieu, mais de Beauvoir est tout de même renvoyée car son mode de vie, les lectures qu’elle conseille aux élèves, comme A. Gide, apparaissent tout de même scandaleuses.

 

Simone de Beauvoir est donc enseignante entre 1929 et 1943. Selon les rapports d’inspection, le contenu de son enseignement est brillant et au-dessus de la moyenne des enseignants et sans doute aussi des élèves. Voici d’ailleurs comment elle-même présente son expérience de professeure dans un entretien beaucoup plus tardif à la télévision : « De mon temps comme le cours était quand même plus ou moins magistral, on s’intéressait aux élèves qui répondaient, qui exposaient… celles qui se taisaient je ne m’en occupais pas. D’ailleurs maintenant je me critique moi-même… je me dis que j’étais élitiste. Mais je ne suis pas sûre que je ne le serai pas encore aujourd’hui dans des circonstances analogues. Ce sont les élèves qui parlent, qui répondent, qui s’intéressent, qui intéressent aussi plus le professeur ».

 

A vrai dire, sa conception de l’enseignement est aussi en accord avec la sorte « d’anarchisme individualiste » qui était la sienne à l’époque, fondée sur une critique de la famille bourgeoise, des conventions et de la morale bourgeoise, au profit de relations basées uniquement sur des affinités électives.

 

Simone de Beauvoir à l’épreuve de Simone Weil

 

Ce qui surprend lorsque l’on compare les deux trajectoires avant 1943, c’est que parties de conditions sociales qui sont très proches, leur trajectoires de jeunes femmes adultes sont très différentes par certains aspects.

 

En 1943, à son décès, Simone Weil est l’auteure d’une œuvre philosphique très importante, même si une grande partie ne sera publié qu’après son décès. En revanche, au même âge, Simone de Beauvoir vient tout juste de publier en 1943 son premier roman L’invitée. Avant cela, elle s’exerce à écrire des romans qui n’ont selon ses dire que peu de valeur. Son œuvre philosophique est postérieure à cette époque, en particulier Le Deuxième sexe qu’elle ne publie qu’en 1949.

 

Le niveau d’engagement politique n’est pas le même. Simone Weil publie régulièrement des textes dans des revues syndicales. Elle est proche du syndicalisme révolutionnaire. Elle écrit par exemple dans la revue Révolution Prolétarienne.

 

Il est donc tout à fait remarquable de comparer les expériences de vie des deux jeunes femmes à la même époque. Ainsi, Simone de Beauvoir raconte, dans La force de l’âge, ses voyages avec Sartre, mais il s’agit, lorsqu’elle se rend en Espagne ou en Allemagne, de faire du tourisme. Lorsque Simone Weil se rend en Allemagne, c’est pour documenter la montée du nazisme et lorsqu’elle va en Espagne, c’est pour s’engager au côté des brigades internationales.

 

Dans La Force de l’âge, Simone de Beauvoir fait allusion à tout ce qui la sépare à cette époque de Simone Weil : « Colette Audry me parlait parfois de Simone Weil et, bien que ce fût sans grande sympathie, l’existence de cette étrangère s’imposait. Elle était professeur au Puy; on racontait qu’elle habitait dans une auberge de rouliers et que le premier jour du mois elle déposait sur la table le montant de son traitement : chacun pouvait se servir. Elle avait travaillé sur la voie ferrée avec les ouvriers du rail afin de pouvoir prendre la tête d’une délégation de chômeurs et présenter leurs revendications : elle s’était attiré l’hostilité du maire et des parents d’élèves, elle avait manqué se voir chassée de l’Université. Son intelligence, son ascétisme, son extrémisme, son courage m’inspiraient de l’admiration et je savais que, m’eût-elle connue, elle n’en eût pas éprouvé pour moi. Je ne pouvais pas l’annexer à mon univers et je me sentais vaguement menacée. Nous vivions à si grande distance l’une de l’autre que je ne me tourmentai tout de même pas beaucoup ».

 

Ce passage est tout à fait significatif. Il soumet Beauvoir à la propre théorie qu’elle et Sartre ont élaboré : « la mauvaise foi ». Cette thématique est déjà présente dans leurs conversations de l’époque selon ce qu’en dit Simone de Beauvoir dans La force de l’âge. La mauvaise foi est le fait de se considérer déterminé par notre milieu social ou par notre biologie, alors que ceux-ci nous conditionnent uniquement. Ce qu’il y a de menaçant chez Simone Weil, pour Beauvoir, c’est que Weil laisse apparaître le fait qu’il aurait pu être possible de faire un tout autre usage de sa liberté à la même époque. Liberté: une notion que le couple Sartre et Beauvoir déjà à cette époque portent très haut dans leurs discussions.

 

La proximité des conditions sociales et la différence de trajectoires d’existence entre les deux femmes semble donner raison au couple Sartre/Beauvoir : l’être humain n’est pas déterminé, mais seulement conditionné, nous sommes responsables de ce que nous sommes. Et pourtant, ce qui rend si exceptionnel la trajectoire de Simone Weil, c’est qu’il n’est pas si aisé de faire un usage aussi héroïque de sa liberté. Et c’est sur ce mystère que tant les sciences humaines et sociales que la philosophie viennent butter…

 

Simone Weil ou la critique sociale de la bourgeoisie

 

Simone Weil ne se marrie pas, ne fonde pas de famille et semble mépriser le confort d’un foyer bourgeois. Mais ce n’est pas seulement son mode de vie qui fait rupture avec les conventions bourgeoises, c’est avant tout son engagement social.

 

Alors que Simone de Beauvoir a enseigné durant 14 ans, Simone Weil a enseigné à peine plus de quatre ans durant la même époque, entre ses problèmes de santé, ses demandes de disponibilité et ensuite son engagement dans la résistance à Londres lorsque les nazis envahissent la France.

 

Néanmoins, là encore, ce que nous savons de Simone Weil laisse apparaître des choix d’enseignement assez différents de ceux de Simone de Beauvoir. Ce qui dans le discours de Simone de Beauvoir apparaît, sans doute avec raison, comme la manière d’enseigner majoritaire à l’époque, ne reflète pas totalement les pratiques de Simone Weil et laisse là encore apparaître une contingence. Il était possible de faire autrement...

 

En 1932, Freinet est attaqué par l’extrême droite. En 1933, Weil écrit une lettre pour le soutenir. Elle même est intéressée par les pratiques d’éducation ouvrière. Elle tente de mettre en œuvre des pratiques de la pédagogie Freinet dans sa classe.

 

Par ailleurs, elle s’engage également dans une Université populaire où elle donne en particulier des cours de mathématiques à des ouvriers. Ses principes d’enseignement sont moins basés sur l’acquisition de connaissances, que sur la capacité d’être transformé, en tant que sujet, par la compréhension de la vérité.

 

On l’a vu Simone de Beauvoir se caractérise par un enseignement qui critique surtout les mœurs de l’époque par exemple par ses conseils de lecture de Gide. Au contraire ce qui vaut des ennuis à Simone Weil avec l’institution, c’est plutôt son engagement militant. Elle suscite le scandale, en tant qu’enseignante, pour avoir pris part à une grève ouvrière. Un rapport d’inspection souligne le sérieux apporté à la préparation des cours, mais note que son enseignement est « très tendancieux »… Elle même écrit dans une correspondance qu’à la fin de l’année toutes les élèves de sa classe sont prêtes à adhérer à la CGT.

 

Il est notable qu’alors que Simone de Beauvoir conseille à ses élèves la lecture de Gide, Simone Weil dans une lettre à une élève en fait la critique :

 

« Votre lettre m’a effrayée. Si vous persistez à avoir pour principal objectif de connaître toutes les sensations possibles – car, comme état d’esprit passager, c’est normal à votre âge – vous n’irez pas loin. J’aimais bien mieux quand vous disiez aspirer à prendre contact avec la vie réelle. Vous croyez peut-être que c’est la même chose; en fait, c’est juste le contraire. Il y a des gens qui n’ont vécu que de sensations et pour les sensations; André Gide en est un exemple. (…) Car la réalité de la vie, ce n’est pas la sensation, c’est l’activité, j’entends l’activité et dans la pensée et dans l’action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapport aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes ».

 

Cet extrait souligne sans doute là encore une différence entre Beauvoir et Weil. A plusieurs reprises dans La Force de l’âge, Simone de Beauvoir affirme qu’elle est intéressée par « la vie » : elle veut vivre. Mais sans doute, Weil n’aurait pas eu la même conception de ce qu’est vivre vraiment. Peut-être aurait-elle pensée que Simone de Beauvoir à cette époque est davantage dans la « sensation », et donc dans l’illusion, que dans la vie réelle. Ce qui illustre également la manière dont Simone de Beauvoir à l’époque semble passer à côté de l’analyse des grands évènements historiques. Au contraire, pour Simone Weil, vivre ce n’est pas profiter de la vie, consommer des expériences… C’est être actif, agir, transformer la réalité comme le font les ouvriers, mais également les militants politiques. Vivre est ici synonyme de praxis. Prendre contact avec la vie réelle, c’est pour Simone Weil à cette époque, quitter son emploi de professeure de philosophie, et devenir pendant quelques mois, ouvrière dans une usine. Il en naîtra un ouvrage : La condition ouvrière.

 

Conclusion :

 

Pour la première fois, deux femmes philosophes, ayant été enseignantes de philosophie dans l’Education nationale, doivent intégrer le programme officiel de philosophie.

 

Ce qui est assez amusant, c’est de constater que ces enseignantes, sans doutes brillantes, auraient néanmoins été loin de constituer des modèles d’enseignantes pour l’institution. En ce qui concerne Simone de Beauvoir, ses conseils de lectures et ses relations personnelles avec les élèves ne sont pas exactement celle que peut attendre l’institution. En ce qui concerne Simone Weil, elle se serait sans doute fait reprendre pour « manquement à l’obligation de neutralité » et à « l’obligation de réserve ». C’est sans doute là un problème pour les institutions : c’est que la pensée critique authentique nait souvent en rupture avec l’ordre social établit. C’est un point également qu’a souligné le pédagogue Paulo Freire.

 

Sur le plan socio-historique, ce qui est intéressant de constater, c’est comment deux femmes issues de la bourgeoisie dans l’Entre-deux guerres effectuent une rupture avec leur milieu social pour s’affirmer comme des intellectuelles. Mais comme on le voit cette rupture prend des formes assez différentes dans les deux cas : la critique artiste pour Beauvoir et la critique sociale pour Weil.

 

En définitif, les trajectoires individuelles, surtout par leur proximité sociale – deux femmes intellectuelles, professeures agréegées de philosophie, issues de la bourgeoisie parisienne -, nous interroge sur la part de contingence de l’existence individuelle par rapport aux déterminations sociales.

 

NB : Quand j’étais professeur de terminale, j’ai souvent fait étudier Simone Weil à mes élèves : en particulier un extrait de « Lettre à une élève » et de « Allons nous vers la révolution prolétarienne ? ». J’ai fait étudié Sartre, mais pas Beauvoir, ce qui est en définitif assez regrettable...

 

Références bibliographiques :

 

CSP, Programme de philosophie - https://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/86/8/Tle_Philosophie_Commun_Voie_G_VDEF_1125868.pdf

 

- Simone De Beauvoir :

 

De Beauvoir Simone, Mémoire d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958.

 

De Beauvoir Simone, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960.

 

Fleury Danièle, « La brève carrière d'un jeune professeur « très au-dessus du commun » », Les Temps Modernes, 2009/3 (n° 654), p. 22-42. DOI : 10.3917/ltm.654.0022. URL : https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2009-3-page-22.htm

 

Lambin Bianca, Mémoire d’une jeune fille dérangée, Pari, Balland, 1993.

 

Archive INA, « Qui était Simone de Beauvoir ? » - https://www.youtube.com/watch?v=qp4msXDd7eM&t=885s

 

- Simone Weil :

 

Chambat G., « Simone Weil et la question de l’éducation ouvrière », N’autre école, 2012

 

Auteur ?, « Simone Weil, une pensée de l’éducation », conférence donnée à l’IUFM du Puy le 4 février 2009, http://presencephilosophiqueaupuy.over-blog.com/article-simone-weil-une-pensee-de-l-education-60666788.html

 

De Lussy Florence, Simone Weil, Paris, PUF, 2016.

 

Weil Simone, « Lettre à une élève », La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1951.