Conflits d’éthiques au travail dans l’enseignement supérieur

 

 

La notion de « conflits d’éthiques » renvoie à l’idée qu’un ou une professionnelle peut se trouver face à des situations où plusieurs éthiques au travail sont en conflits.

 

- L’éthique de la profession (le métier et la vocation de savant – Max Weber) :

L’éthique de la profession de chercheur est sensée traditionnellement renvoyer à un amour désintéressé du savoir. La découverte scientifique est sensée être en elle-même sa propre récompense.

Une illustration de l’éthique de la profession-vocation, dans sa version la plus idéalisée, est le cas du mathématicien Grigori Perelman, qui en 2010 refuse un prix de 10 millions de dollars, en répondant que sa récompense est d’avoir réussi la démonstration de l’une des conjectures de Poincaré.

Dans les sciences humaines et sociales, la figure de l’intellectuel s’est construite depuis la modernité autour du livre : l’intellectuel lit des livres et il en écrit.

 

- La domination de la raison instrumentale (théorie critique de l’Ecole de Francfort) :

Sous l’effet de la domination de la raison instrumentale qui caractérise la modernité capitaliste, on observe une colonisation de l’ensemble des champs professionnels par l’agir stratégique. Cela se traduit par une pression à appliquer l’éthique de l’efficacité. Celle-ci se caractérise par une quantification, quantification qui rend possible l’évaluation du profit et la marchandisation de toute réalité.

Avec l’éthique de l’efficacité se met en place des normes d’évaluation de la profession de chercheur par la quantification du nombre d’articles publiés dans des revues qualifiantes. La domination de cette logique rend également moins prégnante l’idée d’une récompense intrinsèque (symbolique) au profit d’une reconnaissance matérielle (financière). Les chercheurs sont par exemple incités à créer des entreprises pour valoriser leurs découvertes.

 

- Premier conflit d’éthiques : l’affaiblissement de l’éthique de la profession par l’éthique de l’efficacité :

Sous la pression de la domination de la raison instrumentale, les chercheurs se soumettent à la logique de l’efficacité et délaissent les valeurs traditionnelles de la corporation. L’éthique de la profession reposait sur une forme de désintéressement là où l’éthique de l’efficacité impose un calcul utilitariste qui doit se traduire en termes de choix rentables pour la progression de carrière. (une nouvelle version de la trahison des clercs : Julien Benda, La trahison des clercs)

 

- L’éthique de la critique (Ecole de Francfort, Paulo Freire) :

L’éthique de la critique dénonce les rapports de pouvoir. On la retrouve par exemple dans le syndicalisme. Elle met alors à jour la contradiction entre l’éthique de la profession et l’éthique de l’efficacité. Dans le cadre de l’éthique de l’efficacité, accepter le désintéressement de l’éthique de la profession, c’est accepter des formes de rapports de domination où certains exploitent d’autres pour faire carrière.

 

- Deuxième conflit d’éthiques : quand l’éthique de la profession favorise l’exploitation

L’éthique de la critique entre en contradiction non seulement avec la domination de la raison instrumentale, mais elle se traduit également par un conflit d’éthiques avec l’éthique de la profession. Le sujet peut alors se trouver face à un dilemme éthique entre l’éthique de la profession et l’éthique de la critique.

 

- Les deux dimensions de la reconnaissance : La reconnaissance au travail peut être symbolique ou matérielle. Dans l’éthique de la profession, la seule reconnaissance qui est authentiquement valable c’est la reconnaissance symbolique. La reconnaissance matérielle renvoie à une autre ordre de grandeur (voir Pascal, Trois discours sur la condition des grands). L’éthique de l’efficacité implique une autre forme de reconnaissance qui est la reconnaissance matérielle. Ce qui fait que le sujet qui adhère à l’éthique de la profession peut continuer à bénéficier de la reconnaissance symbolique de ses pairs, sans pour autant avoir accès à une reconnaissance matérielle (statut, salaire…). [ La critique que fait Nancy Fraser à la théorie de la reconnaissance de Honneth est de s’en tenir à la dimension morale et symbolique de la reconnaissance, sans prendre en compte la dimension de redistribution économique].

 

Reconnaissance et souffrance au travail : Si le sujet ne se désengage pas du travail alors qu’il n’a pas accès à la reconnaissance matérielle (statutaire et salariale), c’est que par ailleurs il continue à recevoir une reconnaissance qui est symbolique. Celle-ci a d’autant plus de valeur que le sujet adhère à l’éthique de la profession. S’il n’y adhérait pas, la rétribution symbolique lui importerait peu, il ne rechercherait que la reconnaissance matérielle.

Le paradoxe d’un système qui veut imposer l’éthique de l’efficacité, c’est que ce système est d’autant plus rentable qu’en réalité les personnes continuent à adhérer à des éthiques qui ne sont pas utilitaristes (comme l’éthique de la profession ou l’éthique de la sollicitude). Or ce sont les personnes qui adhèrent le plus aux éthiques non utilitaristes dans leur pratique professionnelle qui sont dès lors le plus à risque de subir un épuisement professionnelle. En effet, elles sont dans une logique du don dans un système qui tend à reposer sur la logique de l’intérêt. (Voir à ce sujet également les analyses du collectif Burn Out)

 

Conclusion : La résistance éthique (Alain Refalo)

La résistance éthique est une attitude qui consiste à refuser la banalisation de la domination de la raison instrumentale. C’est avoir le courage moral de faire apparaître les contradictions entre par exemple un discours qui valorise l’éthique de la profession et la réalité qui tend à faire primer l’éthique utilitariste de l’efficacité.