De quoi le suicide au travail d’une directrice d’école est-il le nom ?

 

 

Il faut réellement prendre la mesure de la lettre de Christine Renon. Elle exprime des transformations profondes et inquiétantes du travail, pas seulement dans l’Education nationale, mais dans l’ensemble de la Fonction publique.

 

« Pour ma part, j’ai toujours fait pour le mieux... »

 

Il est nécessaire de souligner une première dimension. Etre un agent de la Fonction public, a fortiori un ou une enseignante, une directrice d’école, a un sens particulier. Etre un agent public, c’est avoir le sens du service public, c’est avoir intériorisé une certaine éthique professionnelle.

 

Cette éthique professionnelle fait que vous ne faîte pas votre métier juste pour le salaire à la fin du mois. Vous le faites également parce que vous croyez aux valeurs de votre métier, que ce métier à un sens qui est porteur d’une certaine transcendance :

 

« Pour ma part, j’ai toujours fait pour le mieux pour les élèves, les enseignants, les parents, j’ai essayé de me rendre disponible au maximum pour chacun, toujours répondu positivement à un service que l’on me demandait » écrit Christine Renon.

 

Il faut bien comprendre le sens de ces paroles dans toute leur profondeur. L’éthique du service public repose sur une logique que l’on retrouve également dans les métiers du care (du soin à autrui). D’ailleurs nombre de métiers de la Fonction publique sont des métiers du care comme c’est le cas dans la Fonction publique hospitalière ou dans l’Education nationale.

 

Le service public ne repose pas sur la logique du calcul utilitariste qui est celui du marché, mais sur une logique de solidarité (1) publique (sur lequel repose également notre système de retraites) (2). De fait, cela implique pour le sujet qui travaille dans le service public de l’enseignement, un engagement moral au travail. « On fait au mieux… on rend service » parce que l’on croit aux valeurs du service public. On croit à la valeur et au sens de ses missions.

 

Mais une question va alors se poser : que se passe-t-il lorsque la ou le salarié donne, parce qu’il en va de ses convictions morales, mais que l’institution dans laquelle il travaille ne lui donne plus les moyens de réaliser les valeurs qui devraient être celles de cette institution ?

 

« Je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaine de rentrée », voici ce qu’écrit Christine Renon.

 

« Ce qui occupe tout notre temps de travail et bien au-delà de notre temps rémunéré »

 

La lettre de Christine Renon met également en lumière un autre phénomène, c’est la manière dont le travail déborde au-delà des heures rémunérées… Ce travail ne déborde pas seulement parce que l’agent est subjectivement et moralement engagé dans ses missions. Il déborde également parce que les moyens mis à disposition par l’institution pour réaliser ces missions ne sont pas suffisants. Il est donc nécessaire pour maintenir la qualité du service public d’accepter de travailler au-delà des heures rémunérées. Si on considère par exemple que le temps rémunéré d’un enseignant est de 35 h par semaine, les études montrent que les enseignants travaillent 44 h en moyenne (certain déclarant plus de 50h de travail hebdomadaire) (voir à ce sujet une étude de l’INSEE de 2010 (3))

 

Ce qui apparaît ici, c’est une tendance profonde à l’oeuvre dans nos sociétés actuelles, et mis en lumière par certaines sociologues, c’est que ce système social qui prétend de plus en plus reposer sur le calcul de l’intérêt économique des agents, en fait tient par le travail gratuit que fournit une certain nombre d’acteurs et d’actrices (4).

 

Le Nouveau Management Public veut imposer au service public la logique d’efficacité qui est celle de l’économie productiviste : « faire plus avec moins ». Mais en réalité, le système tient avec moins de moyens en s’appuyant sur l’engagement moral au travail des agents.

 

« Les enseignants sont les seuls à qui l’employeur (…) ne fournit pas leur outils de travail »

 

Mais cet engagement moral au travail comme le souligne Christine Renon dans sa lettre va plus loin et est illustré par le fait que non seulement les personnels de l’Education nationale acceptent de travailler bien au-delà de leur temps rémunéré, mais en plus même ils paient pour travailler.

 

En effet, l’Education nationale ne fournit pas aux enseignants par exemple les ordinateurs personnels qui leur sont pourtant indispensable par réaliser leur travail (5).

 

Là encore, c’est bien parce que les enseignants ne s’engagent pas dans leur travail simplement pour avoir un salaire à la fin du mois, mais parce qu’ils accordent une valeur morale à leur missions qu’ils acceptent de dépenser pour travailler.

 

Là encore, on voit qu’un système, qui pourtant prétend imposer de plus en plus une logique utilitariste aux services publics, s’appuie en réalité sur les ressorts moraux de l’engagement au travail des enseignants.

 

Le poids des procédures

 

« La perspective de devoir faire le tableau des réunions. La perspective de devoir faire l’élection des parents d’élève. La perspective de devoir faire les plans de sécurité ».

 

Mais ce temps de travail et au-delà même du temps rémunéré se trouve colonisé par un ensemble de procédures imposées. C’est là une caractéristique de l’exacerbation de la réification que subie le travail actuellement (6). L’activité de travail subie une réification par l’augmentation du nombre de procédures et de contrôles induits par ces procédures.

 

Cette réification se trouve présente par exemple dans le secteur de la santé avec la médecine par les preuves (7) ou encore dans le secteur de l’éducation avec la tentative grandissante d’imposer une éducation par les preuves.

 

Cette réification du travail est encore accentuée, comme l’a bien montré Eric Sadin (8), par l’usage des nouvelles technologies qui imposent un certain nombre de procès. Mais qui en outre, conduisent à une intensification du travail par son accélération (9).

 

C’est ce sentiment également d’intensification du travail que décrit la lettre de Christine Renon :

 

« La perspective de ces tout petits rien qui occupent à 200 % notre journée »

 

Conclusion : « L’idée est de ne pas faire de vague... »

 

« Pas de vague » est souvent le mot d’ordre des institutions qui veulent préserver leur respectabilité extérieure quitte à couvrir des actes éthiquement problématiques. Ici c’est le fonctionnement même de l’institution qui manque à l’éthique. En effet, elle soumet les agents à un conflit d’éthique entre les valeurs intériorisées par l’agent du service public et les logiques d’efficience du nouveau management public.

 

Cependant, cette logique du « pas de vague » doit être refusée. Il s’agit au contraire de mettre en œuvre une logique de résistance éthique au travail qui passe par des pratiques de dissidence, de lutte syndicale ou encore de désobéissance éthique.

 

Car ce qui est enjeu c’est non seulement la santé physique et psychique des agents de la Fonction publique, mais plus encore la logique même de solidarité du service public. Car si les salariés de la Fonction publique s’épuisent au travail c’est qu’ils se trouvent pris de manière indue entre deux logiques contradictoires : celle de l’engagement moral au travail qu’implique le service public et la logique utilitariste d’efficacité que leur impose le nouveau management public.

 

Derrière l’épuisement au travail des agents de la Fonction public, c’est un choix de société qui est posé. Allons nous accepter que toutes les relations humaines se trouvent réifiées dans une logique d’efficacité (10), allons nous accepter que toutes les relations humaines se trouvent marchandisées (11)

 

 

Rassemblement éducation « Souffrances au travail : STOP ! » Mobilisé.es pour nos conditions de travail – 6 novembre 2019 - https://www.questionsdeclasses.org/?Rassemblement-education-Souffrances-au-travail-STOP-Mobilise-es-pour-nos&var_mode=calcul

 

Références :

 

(1) LAFORE, Robert. Solidarité et doctrine publiciste. Le “solidarisme juridique” hier et aujourd’hui In : Solidarité(s) : Perspectives juridiques [en ligne]. Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2009 (généré le 28 octobre 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/putc/220>. ISBN : 9782379280023. DOI : 10.4000/books.putc.220.

 

(2) Principe de solidarité que l’on retrouve également chez les théoriciens de l’éthique du syndicalisme : Pierre Besnard, « Le syndicalisme ». URL : http://www.fondation-besnard.org/spip.php?article88

 

(3) Les enseignants du premier degré public déclarent travailler 44 heures par semaine en moyenne

Personnels - Note d'information - DEPP - N° 13.12 - juillet 2013

 

(4) Simonet, Maud. Travail gratuit: la nouvelle exploitation?. Éditions Textuel, 2018. Dujarier, Marie-Anne. Le travail du consommateur: De Mac Do à eBay: comment nous coproduisons ce que nous achetons. La découverte, 2014.

 

(5) Touret Louise, « Dépenser pour travailler, le lot commun des profs », Slate.fr, septembre 2019. URL : http://www.slate.fr/story/182856/profs-credit-argent-education-nationale-depenser-pour-travailler

 

(6) Hibou, Béatrice. La bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale. La découverte, 2012.

 

(7) Elie Azria, « L’humain face à la standardisation du soin médical », 2012. URL : https://laviedesidees.fr/L-humain-face-a-la-standardisation-du-soin-medical.html

 

(8) Sadin, Éric. L'intelligence artificielle, ou, L'enjeu du siècle: anatomie d'un antihumanisme radical. L'échappée, 2018.

 

(9) Rosa, Hartmut. Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive. La découverte, 2017.

 

(10) Ce que Weber appelait la « cage d’acier ».

 

 

(11) Voir à ce sujet l’ouvrage du philosophe Sandel, Michael J. Ce que l'argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché: Les limites morales du marché. Le Seuil, 2014.