Pratiques de résistance éthique au travail

 

 

Introduction : Qu’est-ce que la résistance éthique au travail ?

 

La résistance éthique désigne un ensemble de pratiques que les individus ou les collectifs mettent en œuvre pour défendre leurs convictions et leurs valeurs face à des organisations de travail ou à des évolutions de l’institution qui y portent atteinte.

 

L’éthique de la critique (dans la continuité de l’Ecole de Francfort et de Paulo Freire…) analyse la manière dont les rapports sociaux au travail altèrent les économies morales des travailleurs/ses et la manière dont ils tentent de résister à ces atteintes.

 

I- Les atteintes aux dimensions morales du travail

 

Le travail n’a pas seulement pour fonction de subvenir aux besoins physiologiques de l’être humain (fonction utilitaire). Sa portée sur le plan anthropologique est plus large. En particulier, dans les organisations de travail et dans les manières de travailler, les travailleurs et les travailleuses manifestent leur attachement à des économies morales, à des éthiques professionnelles.

 

Néanmoins, l’exacerbation de la domination instrumentale dans les organisations de travail impose aux travailleurs/ses d’autres logiques éthiques de travail que celles auxquels ils ou elles peuvent être attachées. En particulier, il s’agit d’imposer des types d’éthiques utilitaristes, orientées vers l’efficacité, en particulier économique, là où les économies morales des travailleurs/ses reposaient plutôt sur des logiques non-utilitaristes.

 

Economies morales des travailleurs/ses et éthiques professionnelles :

 

Il est possible de distinguer plusieurs économies morales des travailleurs/ses qui se traduisent par des éthiques professionnelles. On peut en donner deux exemples à titre d’illustration :

 

- L’éthique de la sollicitude  ou « care »: elle est centrale dans les métiers de la relation à autrui. Prendre soin d’autrui implique un rapport moral à l’autre. (Carol Gilligan, Pascale Molinier...)

 

- L’éthique de la profession : C’est une éthique du devoir. Elle implique le respect des normes de la profession. Par exemple, dans les métiers de la recherche, l’éthique de la profession valorisait un « amour désintéresse du savoir ». Cela veut dire que la découverte scientifique a une valeur en elle-même indépendamment de sa valeur monétaire. (Weber, « Le métier et la vocation de savant »)

Cette éthique de la profession peut se traduire également dans un cadre déontologique comme c’est le cas par exemple pour les agents du service public (avec les valeurs du service public : égalité de traitement, neutralité, continuité du service, l’intérêt général).

 

Dans ces deux exemples d’éthiques, on voit qu’est valorisé une forme de don ou de désintéressement contre une logique utilitariste du calcul d’intérêt

 

Il est possible de noter que ces deux exemples d’éthiques sont des éthiques anti-utilitaristes. Elles ne sont pas basées sur une conception de la morale où l’individu fait un calcul d’intérêt. Elles se distinguent en cela de l’éthique du marché qui suppose par exemple que les acteurs sont des agents rationnels qui sont mus par leur intérêt égoïste (voir les travaux du MAUSS).

 

L’historien E.D. Thompson explique que les mouvements collectifs de luttes sociales populaires sont liés à des atteintes portées aux économies morales des groupes qui les portent.

 

La déshumanisation de l’humain au travail

 

Les organisations de travail peuvent non seulement atteindre à l’économie morale des travailleurs, mais pour Paulo Freire dans Pédagogie des opprimés, elles peuvent atteindre à un principe plus fondamental encore, c’est la dignité de l’être humain au travail.

 

Le principe de « dignité humaine » est un principe moral à prétention universel qui dépasse les éthiques professionnelles sectorielles. En effet, c’est un principe que l’on retrouve par exemple au fondement de la déclaration universelle des droits humains de 1948 (art.1) ou encore dans le droit de la bio-éthique.

 

Ces atteintes à la dignité de l’être humain en tant que sujet au travail peuvent être de plusieurs ordres qui sont subsumées pour Paulo Freire sous le concept de désuhumanisation. Lorsqu’il y a déshumanisation, le sujet au travail n’est plus reconnu comme une personne. Il y a alors atteinte à la reconnaissance éthique au travail (voir Brun et Dugas, voir également A. Honneth, E. Renault)

 

Le sujet au travail est alors considéré uniquement comme un objet, un instrument, au service de l’efficacité d’une organisation. Cette déshumanisation peut prendre deux formes :

 

- L’exploitation : il s’agit ici avant tout d’augmenter la rentabilité du travailleur/se. Cela passe en particulier par le fait d’intensifier le travail (faire plus en moins de temps) ou par le fait de faire travailler gratuitement (voir par exemple Maud Simonet sur le travail gratuit) ou encore d’imposer des heures supplémentaires…

 

- La réification : elle consiste à imposer aux travailleurs/ses des procès de travail standardisés au nom d’une conception du travail efficace. Les travailleurs ne sont plus alors considérés comme des sujets capables de concevoir eux-mêmes leurs pratiques de travail, mais comme des exécutants, des rouages au service d’une activité de travail pensée en dehors d’eux (voir : par exemple les formes de néo-taylorisme)

 

Cette déshumanisation est liée de manière générale pour l’Ecole de Francfort à une domination progressive de la rationalité instrumentale dans les organisations de travail aussi bien du secteur public que privé. Il est demandé aux travailleurs de se soumettre à une économie morale utilitariste orientée vers la recherche de l’efficacité, en particulier économique. Il est possible de considérer que la phase du technolibéralisme (Sadin) correspond à de nouvelles formes de déshumanisation au travail.

 

Pour mettre en œuvre, ces pratiques de déshumanisation, l’institution peut avoir recours à des formes d’organisation du travail pathogènes qui conduisent à du harcèlement moral institutionnel :

 

Harcèlement moral institutionnel : Il s’agit d’une forme d’organisation du travail qui conduit à la dégradation collective de la santé psychique des travailleurs et des travailleuses, voire de leur santé physique. Le procès de (ex-)France télécom au Printemps 2019 a été présenté comme le procès de certaines pratiques de harcèlement moral institutionnel.

 

Conflits d’éthiques au travail et luttes liées à des économies morales

 

Les travailleurs et les travailleuses sont donc soumis à une nouvelle rationalité qui utilise en particulier les justifications de l’utilitarisme moral et de l’efficacité (voir par exemple l’altruisme efficace de P. Singer). Cette logique entre conflit avec les éthiques professionnelles qui étaient celles des travailleurs/ses et qui ne relevaient pas en priorité de l’utilitarisme : éthique de la sollicitude, éthique de la profession…

 

Ce conflit entre les éthiques non-utilitaristes auxquels adhèrent le travailleurs/ses dans leur activité et la nouvelle logique éthique que leurs imposent l’organisation du travail peut aboutir à des formes de souffrance éthique (voir Dejours).

 

L’épuisement professionnel peut apparaître par l’effort que fait le sujet au travail fait pour tenter de maintenir l’économie morale de sa profession face aux nouvelles logiques professionnelles instrumentales qui lui sont imposées.

 

Mais cela ne donne pas seulement lieu à des formes d’exit, mais également de voice (Hirschman). Dans ce cas, les travailleurs/ses peuvent être conduits à mettre en œuvre des pratiques de résistance éthique. Cela correspond à des luttes pour les types d’économies morales au travail auxquels ils ou elles sont attachées.

 

Les pratiques de résistance éthique constituent donc l’ensemble des pratiques de lutte que mettent en œuvre les travailleurs/ses pour maintenir l’économie morale spécifique de leur collectif de travail ou de leur groupe professionnel. Ce que Dejours appelle la dimension déontique du travail.

 

II- Typologie des pratiques de résistance éthique au travail

 

La tension individu et collectif dans la résistance éthique :

 

L’approche par les éthiques professionnelles et les économies morales au travail doit-elle se centrer sur les collectifs ou accorder également de la place à l’individu.

 

- Sur le plan moral, il apparaît contestable de refuser la part de la responsabilité individuelle. Sinon, on se trouverait dans la situation de Eischman qui niait lors de son procès toute part de responsabilité individuelle pour mettre en cause l’institution et sa hiérarchie.

 

- Sur le plan socio-politique, il n’est pas possible de tenir compte du fait que les individus sont pris dans des institutions ou des organisations de travail. Or ces institutions ou ces organisations de travail par leur fonctionnement peuvent faciliter des comportements contraire à l’éthique.

 

De fait, l’éthique de la critique met l’accent sur les formes de résistance éthiques collectives, mais elle ne nie pas non plus l’importance des formes de résistances éthiques individuelles quand cela est nécessaire.

 

 

Les formes de résistance éthique peuvent être multiples. On peut en dégager plusieurs :

 

 

- Les pratiques de résistance éthique informelles individuelles ou collectives :

 

Ces pratiques de résistance éthique ne sont pas verbalisées par les travailleurs ou les travailleuses dans un script public, mais donnent lieu plutôt à un script caché (voir James Scott). On peut appeler pratiques de résistance éthique informelles, des pratiques – plus ou moins dissimulées à la hiérarchie – visant à maintenir les économies éthiques des travailleurs/ses.

 

- Les pratiques de dissidence éthique individuelle ou collective :

 

Dans ce type de pratique, l’individu se dissocie de l’institution pour faire part de son désaccord avec les logiques de travail que celles-ci tentent d’imposer. La dissidence éthique a une valeur morale. Elle vise à éviter la banalisation de la domination de la raison instrumentale. Elle repose sur la vertu du courage moral, elle l'entraîne à mettre en oeuvre cette disposition à agir en conscience. 

 

En outre, la lettre de dissidence éthique alerte l'employeur sur un risque psychosocial et peut aller jusqu'à mettre en cause par la suite l'employeur dans le déclenchement de maladie professionnelles psychiques liés à des conflits de valeurs au travail. 

 

 

Formulation de lettre pour une résistance éthique :

 

Pour un agent public, en vertu de la déontologie du service public reposant sur les principes de….

Ou

Pour un enseignant, en vertu de la compétence qui m’est enjoint de mettre en œuvre, « agir en éducateur selon des principes éthiques et responsables »

 

je tiens à faire part d’une situation qui me pose un problème éthique :

 

- Par exemple :

- on me demande d’assurer telle ou telle mission…, mais sans me donner les moyens matériels de l’accomplir.

 

 

 

Une des formes que peut prendre alors la dissidence éthique est l’alerte éthique, par exemple lorsqu’une institution pratique de la « maltraitance institutionnelle » à l’égard des usagers qu’elle est sensée défendre. Cette forme de dissidence est d’ailleurs reconnu dans le droit avec le statut du lanceur/se d’alerte.

 

Mais ces pratiques peuvent être également collectives quand des salariés, non syndiqués par exemple, font savoir (voice) leurs désaccords à une situation qui porte atteinte à leur économie morale collective de travail.

 

- L’action syndicale et la grève

 

L’action syndicale et la grève peuvent être considérées comme une des formes que prend la lutte pour le maintient des économies morales des travaileurs/ses. En effet, les syndicats ne sont pas seulement les garants des intérêts matériels des salariés, mais également de leurs intérêts moraux.

 

L’inscription de la liberté syndicale et du droit de grève dans la Constitution les consacrent comme des éléments de la déontologie professionnelle des travailleurs/ses. Celles-ci et ceux-ci sont en droit de se syndiquer et de faire grève pour lutter contre les atteintes à leurs économies morales.

 

Cette dimension morale présente dans le syndicalisme a été par exemple mis en lumière par Pierre Besnard (voir L’éthique syndicaliste, 1938).

 

La désobéissance éthique :

 

Théorisé par Alain Refalo, la désobéissance éthique consiste à désobéir au cadre réglementaire imposé par l’employeur car le salarié estime que ce cadre porte atteinte aux valeurs éthiques de la profession.

 

Alain Duarte dans un article sur les travailleurs dans un centre de demandeur d'asile signale pour sa part des formes de désobéissance éthiques collectives au travail qui prennent une forme dissimulée. 

 

Conclusion :

 

Il est possible de dégager quatre idées importantes :

 

a) Dans le travail, les travaileurs/ses mettent en œuvre des économies morales. Ils se montrent attachées à certaines valeurs ou normes, à des éthiques professionnelles.

 

b) Les organisations de travail dominées par la rationalité instrumentale portent atteinte aux économies morales des travailleurs. Ces organisations tentent de leur imposer une économie morale uniquement dominée par la logique de l’efficacité.

 

c) Ces atteintes peuvent entraîner une dégradation de la santé psychique des travailleurs/ses (« souffrance éthique »). Mais elles peuvent donner également lieu à des formes de résistance éthique orientée vers la lutte pour la préservation des économies morales des travailleurs/ses.

 

d) il est possible de distinguer plusieurs pratiques individuelles et collectives de résistance éthique au travail.