Education ou barbarie

 

 

Quel rôle peut jouer l’éducation face à la lutte contre la barbarie ? On peut s’interroger sur cela en réfléchissant à des situations extrêmes. En particulier, on peut s’interroger sur la trajectoire de Duch, qui après avoir été un bon élève et un enseignant de mathématiques appréciés par ses élèves, devint un tortionnaire de masse.

 

I- Survivre à l’extrême 

 

Qu’est-ce qui caractérise les personnes qui ont survécus à des expériences extrêmes ?

 

Pour essayer de répondre à cette question, il est possible de comparer les expériences personnelles et les analyses de James Bond Stockdale et de Victor Frankl sur la survie dans des camps de prisonniers.

 

Stockdale : entrer dans le monde d’Epictète.

 

James Bond Stockdale est un officier américain qui a survécu pendant sept ans comme prisonnier dans un camp durant la guerre du Viet-Nam où il a été soumis à la torture et à des mauvais traitements.

Avant la Guerre, Stockdale s’intéresse à la philosophie, en particulier celle des stoïciens. Au moment où son véhicule est touché, Stockdale se dit : « Je rentre dans le monde d’Epictète ». Du philosophe grec stoïcien, Stockdale se souvient en particulier de la distinction entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui ne dépend pas de nous ». Il décide d’appliquer cette règle durant sa vie dans le camp. Il accepte de jouer le rôle social que lui a imparti le destin, à savoir celui de prisonnier. Mais pour supporter sa situation, il garde à l’esprit qu’il peut avoir un contrôle sur ses sentiments de peur et d’angoisse.

Dans le camp, il essaie de soutenir les autres prisonniers en maintenant en particulier une règle, celle selon laquelle un soldat ne peut pas négocier pour sa propre liberté, mais seulement pour la liberté de tous les prisonniers.

Par la suite interrogé sur son expérience, quelqu’un lui a demandé ce qui caractérisait les personnes qui ont survécu dans ce camp de prisonnier et ceux qui sont morts. Stockdale a répondu que ceux qui étaient morts étaient les personnes qui étaient des optimistes. Ceux qui pensaient qu’ils allaient être libérés à Noël et qui lorsque la date arrivait, et qu’ils n’étaient pas libérés, mourraient le cœur brisé.

Il est intéressant de noter que le stoïcisme et les « exercices spirituels » (Hadot) des stoïciens constituent une source théorique des thérapies cognitives actuelles. Ces approches visent non pas à ce que le patient modifie la réalité, mais à ce qu’il modifie son jugement sur la réalité.

 

Victor Frankl : une psychologie existentialiste

 

Victor Frankl était un psychiatre autrichien. Avant la Seconde Guerre mondiale, il refuse de participer à l’euthanasie par les nazis des malades mentaux. Par la suite, il est interné dans des camps de concentration, dont le camp d’Auschwitz. Toute sa famille a péri dans les camps. Il a été le seul survivant.

Dans un ouvrage intitulé Découvrir un sens à sa vie, il revient sur cette question : qu’est-ce qui caractérisait les personnes qui ont survécu à l’expérience concentrationnaire ?

Victor Frankl a été tout d’abord surpris de constater que ce n’était pas les personnes en apparence les plus robustes physiquement qui ont survécu. Il s’agissait plutôt selon lui des personnes qui avaient la vie spirituelle la plus riche. Car ils étaient capables d’y trouver un refuge en dépit de la dureté du camp. Pendant qu’il était dans les camps, Frankl s’imaginait à la fin de la guerre en train de donner des conférences sur la psychologie des prisonniers dans les camps de concentration.

Ceux qui ont survécu étaient également, selon lui, les personnes qui étaient capables de donner un sens à leur vie. Pour lui, le sens de l’existence à ce moment consistait dans l’espoir de revoir sa femme et de pouvoir rédiger de nouveau le livre dont il avait perdu le manuscrit.

Durant son internement, Victor Frankl, en qualité de médecin, se porte volontaire pour aller soigner les prisonniers malades du typhus. Il se dit alors que quitte à mourir, autant le faire en étant utile aux autres.

Les positions de Victor Frankl sont proches de la philosophie existentialiste et il fut d’ailleurs un des fondateurs de la psychologie existentielle. Il refuse l’idée que l’être humain soit totalement déterminé par son histoire psychologique (contrairement à la psychanalyse) ou encore les conditions socio-historiques.

Il trouve dans son expérience des camps la preuve empirique de l’existence d’une liberté humaine. Ainsi, il se souvient avoir vu certains prisonniers, au péril de leur vie et donc en affrontant la mort, venir en aide à d’autres prisonniers, leur donner de la nourriture.

 

Y-a-t-il des points communs à ces deux expériences ?

 

James Bond Stockdale et Victor Frankl ont voulu généralisé à partir de leur vécu personnel de survie à une expérience extrême, ce qui leur avait permis de surmonter cette épreuve. Néanmoins, on ne peut être que marqué par les différences entre ces deux expériences. Cependant, y-a-t-il des points communs entre eux ? Le point commun chez ces deux auteurs consiste dans la notion de « forteresse intérieure » qui vient du stoïcisme et qu’ils mobilisent tous les deux. Ils considèrent que ceux qui ont survécu, sont ceux qui ont pu garder une « forteresse intérieure », une liberté d’esprit intérieure qui les empêchait d’être totalement soumis aux conditions matérielles du camp.

 

II- Survivre à l’extrême ?

 

Dans la partie précédente, intitulée « Survivre à l’extrême », portait sur deux exemples de survie dans des conditions extrêmes. Mais comme s’interroge Jean-Michel Chaumont, faut-il survivre à tout prix ? (Survivre à tout prix ?, 2017).

 

Duch ou la désempathie stoicienne

 

Dans la partie précédente, l’un des exemples choisi était celui de James Bond Stockdale qui s’était appuyé sur la philosophie stoïcienne pour parvenir à survivre durant son expérience dans un camp de prisonnier.

 

Il est pourtant troublant de constater que Françoise Sironi, dans Comment devient-on tortionnaire ? (2017), met en avant que c’est également la philosophie stoïcienne, ou du moins l’idée qu’il s’en faisait, qui a été utilisée par Duch pour agir comme un criminel de masse.

 

Duch a été jugé comme un des pires criminels de masse, auteur de crimes contre l’humanité, de la période Khmères rouge au Cambodge. Françoise Sironi s’interroge dans cet ouvrage : comment un enseignant de mathématiques, dévoué à son travail et à ses élèves, a pu devenir l’un des pires criminel de guerre du XXe siècle ?

 

Elle souligne dans son ouvrage la place tout à fait particulière que Duch a donné à la pensée stoïcienne, ou du moins la forme qu’il en avait retenu à travers le poème d’Alfred de Vigny, La mort du Loup, que lui avait enseigné ses professeurs français dans son enfance qu’il idéalisait tant pour leur culture.

 

Surtout dans les moments où il recevait l’ordre de réaliser les pires atrocités, Duch se récitait des vers d’Alfred de Vigny : «  Pleurer, gémir, souffrir est également lâche. Accomplissez votre noble tâche. » Françoise Sironi ajoute : « Ces modes de fonctionnement psychologique que sont la désempathie et l’absence de capacité à penser par soi-même, sont une caractéristique commune des auteurs de crimes contre l’humanité ».

 

Ce qui devient alors troublant, c’est que c’est la même capacité à modifier son jugement sur la réalité et à résister à ses sentiments qui constitue le mécanisme qui a permis à Stockdale de survivre dans un camp de prisonnier et à Duch de diriger, entre autres S21 (voir le film S21 de 2003), un camp de prisonnier particulièrement cruel.

 

Alors y-a-t-il une différence fondamentale entre les mécanismes psychiques qui font que l’on peut devenir un bourreau, doté d’une absence totale d’empathie, et ceux qui permettent à une victime de résister à la plus extrême déshumanisation ?

 

Qu’est-ce qui distingue les bourreaux des résistants ?

 

Dans Aurais-je été résistant ou bourreau ? (2013), Pierre Bayard s’interroge sur ce qui conduit à ce que l’on devienne un bourreau ou un résistant. Y-a-t-il une différence fondamentale entre ces deux types de personnalité ou bien est-ce que ce sont simplement les circonstances qui amènent des « hommes ordinaires » à devenir l’un ou l’autre ?

 

Lorsqu’on lit l’analyse de Françoise Sironi concernant la trajectoire de Duch, on ne peut qu’être frappé par deux autres éléments dans son comportement. Le premier, c’est la peur de la mort. Duch est prêt à se soumettre à tous les ordres parce qu’il a peur de mourir. Ici on revient à l’interrogation fondamentale de Jean-Michel Chaumont, chercher à survivre à tout prix. Est-ce que c'est la finalité qui oriente une existence ou y-a-t-il des valeurs qui valent plus que la vie d’un individu comme l'honneur ?

 

On le voit dans Découvrir un sens à sa vie, Victor Frankl est persuadé, à l’issue de son expérience des camps, l’être humain peut-être libre et responsable, parce qu’il a assisté à des scènes où des individus ont fait des choix qui allaient à l’encontre de l’instinct animal de survie. Il a assisté à des scènes où des personnes ont mis leur propre vie en danger pour en aider d’autres.

 

C’est quelque chose que Duch n’a jamais pu faire. Il se souvient pourtant d’un autre responsable Khmère rouge qui a sauvé des enfants de la folie meurtrière des camps de prisonniers. Il dit avoir honte de son comportement, de n’être jamais parvenu à faire cela.

 

La deuxième dimension qui apparaît dans le parcours de Duch, c’est sa docilité : « « Duch nous a dit, précédemment, que ses fonctions lui ont été attribuées du fait de sa docilité. » Duch a été un élève apprécié par ses instituteurs, un élève apprécié pour sa docilité. Mais ce qui souvent peut sembler une qualité à l’école et dans le monde de l’entreprise s’est transformé, dans une situation génocidaire, en une caractéristique funeste.

 

Éduquer après S21

 

Le philosophe Adorno avait écrit un texte intitulé « Eduquer après Auswitch ». Il avait également coordonné l’étude sur la personnalité autoritaire. Or que nous apprend la trajectoire de Duch ? Comment éduquer après S21 ?

 

Cette question se pose d’autant plus de manière troublante que Duch a été un bon élève. Il a été professeur particulièrement apprécié de ses élèves, n’ayant jamais recours aux châtiments. Quel troublant paradoxe !

 

A la lumière de la trajectoire de Duch, il semble qu’une des pistes réside dans le type de rapport à l’autorité que les enseignants sont conduits à construire : la manière dont ils ou elles valorisent ou non la docilité ou au contraire l’esprit critique.