COVID : L’éthique médicale et l’invisibilisation des discriminations systémiques

 

 

Ce texte vise à présenter les controverses éthiques en matière de triage et la manière dont ces controverses telles qu’elles sont présentées en France invisibilise les risques de discriminations indirectes (ou systémiques).

 

I- Définitions générales

 

1. L’éthique : qu’est-ce que c’est ?

 

L’éthique générale : Elle s’interroge sur les principes généraux qui peuvent régir les problèmes impliquant un jugement normatif en terme de bien/mal, juste/injuste. Il s’agit d’un synonyme de philosophie morale.

 

L’éthique sectorielle : L’éthique s’est ensuite divisée dans différents secteurs en particulier professionnel. On parle ainsi d’éthique médicale dans le domaine de la médecine.

 

2. Le triage : de quoi parlons-nous ?

 

Il faut distinguer plusieurs formes de triage :

 

- Le triage afin d’éviter l’acharnement thérapeutique : il est courant que les services de soin, en particulier de réanimation, refusent un patient si sa prise en charge relève de l’acharnement thérapeutique (ou obstination déraisonnable). (Loi Claeys-Leonetti)

 

- Le triage liée à une pénurie de moyens : il faut distinguer néanmoins dans le cas de l’épidémie de COVID, le risque de cette forme de triage de celle qui est pratiquée en cas de triage de guerre ou de catastrophe. La cinétique lente de la maladie permet une anticipation qui implique que les pouvoirs publics peuvent tenter de palier la pénurie des ressources par exemple par la réquisition de l’industrie.

 

Il sera dans le cadre de ce texte uniquement question du triage liée à une pénurie de moyens.

 

II- Présentation synthétique des controverses éthiques autour du triage

 

En éthique générale, il existe de grands courants comme l’utilitarisme, le déontologisme (ou égalitarisme) ou encore l’éthique du care (ou éthique de la sollicitude)…. On retrouve ces courants dans les discussions relatives aux éthiques sectorielles.

 

1. Le critère majoritaire ou critère de l’opinion publique

 

Une première manière de procéder pourrait être de demander à la population, par voie de sondage, quels critères de triage leur apparaissent acceptables. C’est ce qu’à fait le laboratoire Ethix en Suisse.

 

Néanmoins, si cette option pourrait paraître démocratique, elle pose des difficultés dans la mesure où la population majoritaire peut trouver légitime des critères qui en réalité sont discriminatoires. Ainsi, la majorité des personnes trouvent qu’il est plus juste de prioriser une personne en fonction de son âge. Une personne plus jeune serait prioritaire sur son aînée car elle a « moins eu le temps de profiter de la vie ».

 

De fait, les éthiciens s’accordent sur le fait que les protocoles de triage doivent éviter les discriminations directes qu’elles soient négatives ou positives. Il n’est pas non plus possible d’effectuer en discrimination positive en fonction de l’âge, de la situation de handicap ou de classe sociale, car cela serait là aussi une discrimination sanctionnée par la loi.

 

2. Le critère égalitariste : l’égale dignité des personnes et la non-discrimination

 

Si la non-discrimination est inscrite dans la loi (loi de 2008), c’est qu’elle découle d’un autre principe qui est l’égale dignité des personnes. Ce critère est au fondement de la bioéthique depuis la 2e guerre mondiale (valeur constitutionnelle depuis 1994).

 

Le critère de l’égale dignité des personnes implique une égalité inconditionnelle de la valeur des personnes indépendamment de toute caractéristique physique ou sociale de la personne : richesse, état de santé…. C’est pourquoi de ce principe découle le droit de la non-discrimination.

 

Une autre caractéristique de l’égale dignité de personnes, c’est qu’une vie ne vaut pas moins que plusieurs vies. En effet, le principe de dignité inconditionnelle de chaque personne, implique que chacune a une valeur absolue. De ce fait, on ne peut pas appliquer de calcul relativement aux vies humaines. Kant écrit ainsi : les objets ont un « prix », les personnes ont une « dignité ».

 

Les critères qui correspondent à l’approche égalitariste sont soit « premier arrivé, premier servi » ou le « tirage au sort ». Pourquoi s’agit-il de critères égalitaristes ? Car on ne cherche pas à prioriser les personnes à partir de qualités intrinsèques.

 

Référence : CCNE, « Enjeux éthiques face à une pandémie » (mars 2020) - https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/reponse_ccne_-_covid-19_def.pdf

 

3. L’utilitarisme : maximiser le nombre de vie sauvées

 

Néanmoins, si l’on regarde les protocoles qui ont été établis en éthique médicale relativement à la gestion de la pénurie de soin, ils tendent à se référer de manière préférentielle à l’éthique utilitariste. Cela pour deux raisons au moins. La première est que la médecine tend à être utilitariste dans ses raisonnement: cela signifie qu’il est courant pour évaluer la pertinence d’un traitement de s’appuyer sur la balance coût/bénéfice.

 

Le deuxième argument porte contre l’égalitarisme face à une situation de pénurie : comme l’égalitarisme refuse d’évaluer la qualité des personnes, il conduit à ce qu’une ressource puisse être immobilisée pour un patient qui de toute façon va décéder peut être au détriment de plusieurs patients qui survivraient.

 

L’utilitarisme raisonne à partir de la maximisation du bien-être collectif. Néanmoins, il en existe plusieurs versions.

 

- L’utilité sociale : Le critère de l’utilité sociale consiste à essayer de prioriser les personnes qui seraient les plus utiles socialement. Néanmoins, il est difficile de trouver une liste sur laquelle tout le monde s’accorde. Par conséquent, les protocoles de triage refusent généralement le principe d’utilité sociale.

 

- Les critères médicaux : l’exemple du « score de fragilité » : Pour trouver un critère objectif, on tend à se tourner vers des critères considérés comme scientifiques. L’objectivité tiendrait ici au fait que l’on s’appuie sur la neutralité scientifique.

 

Référence : « Les principes et critères du triage doivent assumer la primauté d’une logique utilitariste sur une logique de la stricte égalité, à savoir l’exigence de sauver le plus grand nombre de vies sur celle des soins donnés aux malades les plus graves ». Obervatoire Covid Ethique et société, 7 avril 2020

- https://www.espace-ethique.org/sites/default/files/reanimation_decision_7.04.20_.pdf

 

L’une des faiblesses de l’utilitarisme c’est qu’il peut conduire à sacrifier des groupes minoritaires au profit du bien-être collectif. Or d’une certaine manière, c’est ce qu’implique le triage liée à la pénurie de moyen : il faut bien choisir qui va être sacrifié. En cela, le philosophe Jurgen Habermas a écrit qu’il s’agissait d’un « choix tragique ». En effet, il est tragique dans la mesure où relativement au principe d’égale dignité des personnes, il est immoral.

 

Il est possible d’effectuer une autre remarque, c’est que l’utilitarisme est la logique qui caractérise les politiques publiques néolibérales. Il s’agit de maximiser les ressources : « faire plus avec moins ». En soi, en adoptant l’éthique utilitariste, on reste dans la logique néolibérale.

 

4. Le care ou l’éthique de la sollicitude : prendre soin d’autrui

 

Si l’éthique du care apparaît comme un des grands courant de l’éthique mobilisé dans le domaine du soin, pour autant elle est peu sollicitée relativement aux débats sur le triage. Pourquoi ?

 

Sans doute parce que le care indique l’impératif de prendre « soin d’autrui », mais pas qui en priorité doit être privilégié. L’éthique du care va être présente pour indiquer que même les personnes qui n’ont pas accès aux ressources de soin permettant de sauver une vie, doivent avoir néanmoins accès aux ressources permettant des soins palliatifs.

 

5. L’équité ou le principe de différence

 

Le principe d’équité apparaît comme fondamental dans les situations de triage ordinaire où l’on priorise ce qui en ont le plus besoin dans l’accès aux ressources de soin relativement à ceux qui sont en meilleurs santé. L’équité consiste à donner plus à ceux qui ont le plus besoin.

 

Néanmoins, si l’équité rompt avec le principe de l’égalitarisme, en situation de pénurie, il se heurte à la même objection utilitariste que ce dernier : il conduirait à « gaspiller » des ressources selon la perspective utilitariste.

 

Néanmoins, il existe une autre version du principe d’équité qui découle du philosophe John Rawls. Ce dernier admet deux principes. Le premier consiste dans la primauté du principe d’égalité : ce qui correspond à l’égale dignité des personnes. Néanmoins, ce principe on l’a vu se heurte à des difficultés. Le deuxième principe est le principe de différence : des inégalités sont justes, si elles améliorent le sort des plus défavorisés .

 

Le deuxième principe implique donc de choisir les règles éthiques en imaginant que nous soyons dans la situation des personnes les plus défavorisées dans la société.

 

De ce fait, on s’aperçoit alors que le choix apparemment neutre des critères médicaux conduisent alors à des discriminations indirectes (ou systémiques). Certes, on ne discrimine pas directement des groupes, mais le score de fragilité frappe plus particulièrement certains groupes : les personnes âgées, en situation de handicap, ou de comorbidité. De même, statistiquement, le score de fragilité impact plus particulièrement les classes populaires.

 

Cela revient à ce que certains groupes qui sont déjà les plus désavantagés habituellement le soient encore plus au moment de l’épidémie : puisque c’est eux que la société choisirait de sacrifier en premier avec l’utilitarisme.

 

Ainsi, dans la perspective utilitariste, il serait acceptable de priver une personne en situation de handicap des ressources en oxygène auquel elle a accès habituellement, ce que refuse en revanche le principe de différence.

 

Référence : L. Syd M Johnson, « Prioritizing justice in ventilator allocation », Journal of Medical Ethics, 15 avril 2020. - https://blogs.bmj.com/medical-ethics/2020/04/15/prioritizing-justice-in-ventilator-allocation/

 

Citation : « Quelle que soit la structure ou la politique que nous adoptons dans des circonstances d'inégalité (ou de différence), la justice exige que nous choisissions celle qui est la plus avantageuse possible pour ceux qui sont les membres les moins favorisés de notre société. Cela signifie certainement ne pas accorder moins de priorité aux ventilateurs pour le maintien de la vie des personnes handicapées ou de celles présentant des problèmes de santé sous-jacents aggravés et plus courants du fait des discriminations structurelles, systémiques et des inégalités socioéconomiques ».

 

Conclusion : Synthèse des controverses :

 

1.Depuis la 2e guerre mondiale, le principe fondamental qui oriente l’éthique est l’égale dignité des personnes. Au regard de ce principe, toute priorisation des personnes, en fonction des caractéristiques de celle-ci, est injuste. Considéré comme justes en soi, les critères appliqués en situation de pénurie, c’est risquer d’affaiblir de le principe d’égal dignité des personnes.

 

2. La plupart des protocoles de triage sont influencés par l’utilitarisme. Il faut remarquer que cette approche semble d’autant plus évidente qu’elle correspond à la logique néolibérale d’efficience.

 

3. Néanmoins, l’équité ou principe de différence conduit à mettre en valeur que l’apparence neutralité rationnelle de l’utilitarisme et des critères médicaux qu’elle emploie, conduit à invisibiliser des discriminations indirectes.

 

4. Le rôle des éthiciens/nes ne doit donc pas être de justifier le triage et d’élaborer des protocoles de triages, mais plutôt d’alerter les politiques, la population et les professionnels médicaux sur les risques de discrimination directe ou indirecte que comportent telle ou telle procédure édictée par exemple par les sociétés médicales.