Militantisme existentiel et militantisme social : un abîme infranchissable ?

 

 

Dans un texte Murray Bookchin oppose le militantisme style de vie (ou existentiel) au militantisme social. Pourtant cette opposition est-elle si légitime que cela ? Le militantisme existentiel s’oppose-t-il nécessairement au militantisme social ?

 

(voir la traduction du texte : « Anarchisme social ou anarchisme mode de vie »

https://fr.theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-anarchisme-social-ou-anarchisme-mode-de-vie )

 

Han Ryner (1861-1938) : un exemple de la thèse de Bookchin

 

Le cas de l’individualiste Han Ryner constitue un bon exemple de la thèse de Bookchin. Ryner recherche, tout comme le dernier Foucault, celui du souci de soi, dans la philosophie antique, en particulier stoicienne, le fondement d’une éthique de vie. Il est intéressant à cet égard de citer et de commenter des extraits de l’un des textes de Ryner : « Petit manuel individualiste »  (1905) :

 

« J’ai adopté la forme par demandes et par réponses si commode pour l’exposition rapide. Elle n’exprime ici aucune prétention dogmatique. Il n’y a pas ici un maître qui interroge et un disciple qui répond. Il y a un individualiste qui se questionne lui-même. »

 

Ryner se réfère ici à la forme du « catéchisme politique », mais qu’il réadapte pour en faire un « exercice spirituel » (Hadot), un texte qui est un dialogue de soi à soi, en vue d’encourager une transformation de soi.

 

« Qu’est-ce que j’entends par individualisme ?

J’entends par individualisme la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu’à la conscience individuelle. »

 

Ryner met ici en avant une tradition qui fait de la conscience individuelle la source de toute valeur morale. Celles-ci ne doivent pas être cherchées dans une transcendance divine ou dans la société. Cet aspect constitue la base pour une éthique de la désobéissance civile.

 

« Que dois-je faire pour mériter réellement le nom d'individualiste ?

Je dois mettre tous mes actes d'accord avec ma pensée.

(…) Comment s'appelle l'effort pour mettre sa vie d'accord avec sa pensée ?

Il s'appelle la vertu.

La vertu obtient-elle une récompense ?

La vertu est sa récompense à elle-même. »

 

Comme la conscience individuelle est la seule source de valeur, l’éthique consiste dans une cohérence interne au sujet entre sa pensée et ses actes. Tout l’effort de l’éthique consiste dans un travail de soi sur soi pour parvenir à cette cohérence.

 

«Quel est l'état de celui qui sait pratiquement que les choses qui ne dépendent pas de nous sont indifférentes ?

Il est libre. Personne ne peut le forcer à faire ce qu'il ne veut pas ou l'empêcher de faire ce qu'il veut. Il n'a à se plaindre de rien ni de personne. « 

 

Comme le souligne avec justesse Bookchin dans son texte critique, ici la liberté devient effectivement synonyme de liberté intérieure ou d’autonomie. La liberté c’est le fait de parvenir à une maîtrise de soi telle que le sujet ne puisse plus être troublé par les évènements extérieures.

 

« Le sage exerce-t-il une action sociale ?

Le sage remarque que, pour exercer une action sociale, il faut agir sur les foules, et qu'on n'agit point sur les foules par la raison, mais par les passions. Il ne se croit pas le droit de soulever les passions des hommes. L'action sociale lui apparaît comme une tyrannie, et il s'abstient d'y prendre part. »

 

Là encore, la déclaration de Ryner semble parfaitement illustrer la thèse de Bookchin : il refuse l’engagement dans une action collective de lutte sociale.

 

« Qu'est-ce que le sage pense de l'anarchie ?

Le sage regarde l'anarchie comme une naïveté.

Pourquoi ?

L'anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté.

N'a-t-il pas raison ?

La vraie limite n'est pas le gouvernement mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant une de ses branches. »

 

Là encore, cette affirmation semble donner raison à Bookchin. Au lieu de faire une critique de l’État ou des rapports sociaux capitalistes, l’individualiste fait une critique de la société en elle-même.

 

« Si le supérieur social ordonne, non plus une chose indifférente, mais une injustice ou une cruauté, que fera l'individualiste ?

Il refusera d'obéir.

La désobéissance ne lui fera-t-elle pas courir des dangers ?

Non. Devenir l'instrument de l'injustice et du mal, c'est la mort de la raison et de la liberté. Mais la désobéissance à l'ordre injuste ne met en danger que le corps et les ressources matérielles, qui sont au nombre des choses indifférentes.

Que fera alors l'individualiste ?

Devant un ordre injuste le refus d'obéir est le seul devoir universel. La forme du refus dépend de ma personnalité. »

 

On reconnaît ici une thématique de ce que Xavier Beckært appelle « l’anarchisme rénitent » qu’il définit de la manière suivante : « L’anarchisme révolutionnaire quant à lui, se subdivise en deux : le courant insurrectionnel de Bakounine, Kropotkine, Stirner, en principe violent, et le courant rénitent (= qui refuse, qui résiste) de Tolstoï, Tucker, en principe non-violent ou qui tend vers la non-violence comme méthode. »

 

Cette capacité du sujet à désobéir trouve sa source dans la conscience et sa force dans la pratique de la vertu. C'est parce que "le sage" c'est habitué à vivre selon sa conscience qu'il est capable d'une distance critique vis-à-vis du tyran et qu'il peut également trouver la force de lui désobéir. 

 

L’anarchisme rénitent, une limite à la thèse de Bookchin ?

 

De ce fait, Xavier Beckaert voit dans Thoreau le fondateur en quelque sorte d’un autre courant de l’anarchisme qui se caractériserait par « le refus d’obéir ».

 

On trouve également chez Thoreau, comme chez Ryner, la recherche d’une éthique perfectionniste qui se réfère non pas à la philosophie antique, mais à sa philosophie transcendantaliste caractérisée par la recherche d’une vie simple proche de la nature.

 

Mais si Thoreau est un individualiste, pour autant sa désobéissance n’est pas sans lien avec ses convictions en faveur du mouvement abolitionniste comme le prouve sa défense de John Brown. Si son acte de désobéissance civil s’effectue de manière solitaire, en réalité il s’inscrit dans un mouvement plus général de lutte pour l’abolition de l’esclavage.

 

D’une certaine manière l’engagement de Thoreau en apparence solitaire, n’est pas un engagement solitaire, pas plus que ne l’est l’acte de Rosa Parks de rester assise.

 

Néanmoins, il est possible de se demander si le militantisme existentiel peut se traduire par un engagement plus direct dans l’action collective ?

 

Gandhi : militantisme existentiel et action collective

 

On peut voir que Gandhi allie ensemble un militantisme existentiel et un militantisme social. De fait, l’approche gandhienne n’oppose pas ainsi le militantisme style de vie  (ex : jeûnes, végétarisme...) et le militantisme social (ex : grêve, manifestations...).

 

Néanmoins, on peut se demander si un militantisme existentiel menant à l’action collective est nécessairement sous-tendu par une conception religieuse du monde ? En effet, au moins pour une part, le style de vie que s’impose gandhi est sous-tendu part une recherche spirituelle d’ordre religieuse. De même, Martin Luther King était un religieux.

 

Pourtant, on peut remarquer que l’anarchisme style de vie n’est pas absent par exemple chez Elisée Reclus qui est végétarien, prône le naturisme et l’union libre, même s’il est hostile aux colonies anarchistes (ou milieux libres). Il y a donc chez lui la volonté de joindre à anarchisme social, un anarchisme style de vie.

 

La dimension éthique de l’anarchisme social est également revendiqué par Kropotkine sous une autre forme avec « la morale anarchiste », mais qui apparaît moins comme un travail sur soi que comme un élan vital.

 

L’anarchisme : cohérence et éthique

 

La cohérence est la caractéristique de l’anarchisme style de vie : il ou elle veut mettre en accord ses discours avec son mode de vie. C’est en cela qu’il s’agit d’une éthique de vie.

 

Néanmoins, on peut considérer que l’anarchisme peut-être lui également caractérisé comme une éthique politique.

 

En effet, il y a une recherche de cohérence entre les moyens et la finalité. L’anarchisme prône une une finalité qui la démocratie directe ou l’autogestion, de fait les organisations anarchistes se caractérisent par :

- par une organisation démocratique ou autogestionnaire

- par une prise de décision à la démocratie directe< ;

 

Comme les anarchistes refusent les représentants et prône l’auto-organisation, de fait leur mode d’action, est l’action directe sans représentants.

 

Il n’y a que sur un point concernant la cohérence entre moyens et fins où il y a une divergence entre anarchistes, c’est ce qui concerne l’usage de la non-violence : certains anarchistes prônent la non-violence, tandis que d’autres prônent l’action violente.

 

De manière générale, on peut également constater que l’action anarchiste se situe dans une perspective qui a été appelé « la propagande par l’exemple ». C’est en vivant et en agissant comme un anarchiste que les anarchistes seraient susceptibles de convaincre davantage que par le discours.