L’ambivalence de la technique

 

 

La technique n’est pas neutre, mais elle n’est ni bonne, ni mauvaise en soi non plus. Elle est comme l’a souligné Jacques Ellul « ambivalente ».

 

Jacques Ellul, mais aussi David Noble par exemple, ont souligné que la relation à la technique moderne est souvent emprunte d’une forme de religiosité. Le problème n’est donc pas seulement la technique moderne, la technoscience, mais plus encore le rapport moderne à la technique. Il arrive que l’on s’exprime sur la technique comme si elle allait nous sauver. Il y a une sorte de divinisation de la technique. On attend de la technique qu’elle résolve tous nos problèmes comme si les questions relatives à la justice sociale et environnementale ou existentielles pouvaient trouver une solution technique.

 

Ce rapport religieux ou magique à la technique se remarque par l’application des qualités « bénéfiques » ou « maléfiques » à telle ou telle technique : telle technique serait bonne en soi, ou telle technique serait mauvaise en soi. Or les techniques ne sont ni bonnes, ni mauvaises en soi, elles sont ambivalentes. Si elles n’étaient que négatives, personne ne les utiliseraient. Mais à l’inverse, le problème c’est de croire que parce qu’une technique peut être utile, elle est bonne en soi, alors qu’elle apporte également son lot d’inconvénients.

 

On reconnaît l’attitude religieuse face à la technique par le fait que ceux qui croient à telle ou telle technique ne supportent aucune critiques : « Mais ces admirateurs se transforment aussitôt en croyants et ne tolèrent plus la moindre critique » (Ellul, p.380).

 

C’est ce qu’explique Jacques Ellul, dans un article, « Réflexion sur l'ambivalence du progrès technique » (La Revue administrative 18e Année, No. 106 (JUILLET AOUT 1965), pp. 380-391 (12 pages)) :

 

Extraits :

 

« C'est dans ce contexte qui ne peut pas ne pas être passionnel que je voudrais attirer l'attention sur un des caractères les plus importants du progrès technique, son ambivalence. J'entends par là que le développement de la technique n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre - mais qu'il est fait d'un mélange complexe d'éléments positifs et négatifs - « bons » et « mauvais » si on veut adopter un vocabulaire moral. J'entends encore par là qu'il est impossible de dissocier ces facteurs, de façon à obtenir une technique purement bonne et qu'il ne dépend absolument pas de l'usage que nous faisons de l'outillage technique d'avoir des résultats exclusivement bons. En effet, dans cet usage même nous sommes à notre tour modifiés. Dans l'ensemble du phénomène technique, nous ne restons pas intacts, nous sommes non seulement orientés indirectement par cet appareillage lui-même, mais en outre adaptés en vue d'une meilleure utilisation de la technique grâce aux moyens psychologiques d'adaptation. (....)

Nous pouvons donc choisir au sujet d'un élément, au sujet d'un usage : mais la civilisation technicienne est faite d'un ensemble non séparable de facteurs techniques. Et ce n'est pas le bon usage de l'un d'entre eux qui changerait quoi que ce soit. - II s'agirait d'un
comportement général de tous les hommes. - (.…) » (p.380)

 

(A propos des scientifiques sur le futur :) « Leurs réponses étaient passionnantes lorsqu'ils décrivaient l'évolution probable de leurs recherches, lorsqu'ils ouvraient les possibilités d'action sur la nature ou sur l'homme. Mais elles étaient d'autant plus décevantes lorsque l’on arrivait au niveau des significations et des fins. Il s'agissait de façon très incertaine d'évocation de la liberté, de multiplication des pouvoirs de l'homme... mais tout ceci n'était en rien lié de
façon étroite avec le développement concret des techniques.
On se trouvait au contraire en présence d'une sorte de vœu, de souhait mais situé à une distance qualitative infinie de ce qui était concrètement décrit" (....)

Ce qui nous reste, c'est d'être situé dans un univers ambigu, dans lequel chaque progrès technique accentue la complexité du mélange des éléments positifs et négatifs. Plus il y a de progrès dans ce domaine, plus la relation du « bon » et du « mauvais » est inextricable - plus le choix devient impossible - et plus la situation est tendue, c'est à dire moins nous pouvons
échapper aux effets ambivalents du système. » (p.381)

 

« Ce qui nous reste, c'est d'être situé dans un univers ambigu, dans lequel chaque progrès tech- nique accentue la complexité du mélange des éléments positifs et négatifs. Plus il y a de progrès dans ce domaine, plus la relation du « bon » et du « mauvais » est inextricable - plus le choix devient impossible - et plus la situation est tendue, c'est à dire moins nous pouvons échapper aux effets ambivalents du système. » (p.381)

 

«  C'est ce que nous voudrions mettre ici en lumière, en exposant quatre propositions : Tout progrès technique se paie. - Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. - Les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets favorables. - Tout progrès tech- nique comporte un grand nombre d'effets imprévisible » (p.382)

 

 

Conclusion : Une technique qui est jugée mauvaise, c’est en premier lieu une technique moins efficace qu’une autre à un moment donné de l’histoire. Dans ce cas, cette technique est abandonnée au profit d’une autre jugée plus efficace. Même si cela n’est pas toujours aussi simple car il peut y avoir des débats sur l’efficacité relative de telle ou telle technique. Mais qu’une technique soit efficace ou plus efficace qu’une autre technique, ne suffit pas à juger qu’elle est bonne en soi. Une technique pour aussi efficace qu’elle soit entraîne des inconvénients. Ce que souligne par ailleurs Jacques Ellul, c’est que le progrès technique sert en partie à compenser les effets négatifs produits par des techniques précédentes.

 

Le vrai problème n’est pas d’être pour ou contre le progrès technique. La vraie question est plutôt de savoir quelle place nous accordons à la technique dans nos existences. A savoir est-ce que nous acceptons de diviniser la technique et de considérer qu’elle va nous sauver ? C’est-à-dire est-ce que nous considérons que nous allons déléguer au progrès technique la fonction de résoudre les problèmes qui se posent à l’humanité. Mais plus encore, cela pose le problème de savoir si ces problèmes sont d’ordre technique. Tous les problèmes humains peuvent-ils recevoir une solution technique ? En particulier les problèmes sociaux et existentiels de l’être humain peuvent-ils recevoir une solution technique ? Enfin, même si c'est le cas, ces problèmes doivent-ils recevoir effectivement une solution technique ? Ou doivent-ils être résolus selon d’autres approches que la perspective technique ?