Fictions philosophiques : Le techno-capitalisme


 

 

(Aphorismes)

 

Peut-il y avoir une puissance heuristique d’une philosophie fiction ? Pouvons-nous créer des expériences de pensées sous la forme d’autres mondes possibles philosophico-littéraires qui nous donnent à voir le déploiement sans limites de certaines logiques du monde contemporain ?

 

0. Hypothèse : il existe une puissance heuristique de la fiction philosophique.

 

0.1. La fiction philosophique est création d’expériences de pensées dans d’autres mondes possibles.

 

0.2. Elle est sélection de certaines tendances du monde actuel.

 

0.3. Elle en est systématisation pour en faire apparaître plus nettement les conséquences.

 

0.4. Elle donne à voir les risques de leur déploiement sans limites.

 

1. Le monde se trouvait progressivement colonisé par le techno-capitalisme.

 

1.1. Chaque instant de l’existence était quadrillé par la quantification du temps.

 

1.2. Les écrans envahissaient les existences.

 

Peu à peu le travail et le loisir étaient connectés aux écrans.

 

1.2.1. Plus les loisirs se connectaient, plus on était sollicité par les publicités ciblées, et plus on achetait en ligne.

 

1.3. L’organisation du travail était chaque fois plus tournée vers l’efficience.

 

1.3.1. Cela avait d’abord commencé par les entreprises. On prônait l’organisation scientifique du travail. On chronométrait. On rationalisait.

 

1.3.2. Cela s’était poursuivi dans les administrations publiques. Il fallait désormais faire plus, avec moins.

 

1.3.3. Puis, cette logique s’était répandue dans les associations. C’était l’entrepreneuriat social.

 

1.3.4. Il fallait dans tous les cas rechercher l’efficience.

 

1.4. Toute action devait se donner les formes du calcul utilitariste.

 

1.4.1. Les algorithmes prenaient de plus en plus de décisions à la place des humains.

 

1.4.2. Après tout, leur puissance de calcul était nettement supérieure.

 

1.4.3. Bientôt, on leur assurait, on ne serait plus gouverné par des humains.

 

1.4.4. Ainsi, on n’aurait plus à se préoccuper de politique. On pourrait tranquillement s’enrichir et consommer.

 

1.5. On leur promettait le capitalisme vert.

 

1.5.1. Tout ce que le capitalisme avait détruit serait régénéré.

 

1.5.2. Déjà le réchauffement climatique était sur le point d’être jugulé.

 

1.5.3. Grace à la biologie de synthèse, avec les ADN des espèces disparues, on les feraient renaître.

 

1.5.4. On dépolluerait les mers, l’air et la terre.

 

1.5.5. On leur assurait l’opulence à venir: les ressources sans limites.

 

1.6. On leur promettait la robotisation.

 

1.6.1. Il en serait fini de la pénibilité du travail.

 

1.6.2. Il en serait même fini du travail.

 

1.7. On leur promettait l’ère du transhumain.

 

1.7.1. Disparaîtraient alors la maladie, la vieillesse et la mort.

 

1.7.2. Ce serait la fusion de l’humain et de la machine.

 

1.7.3. C’était la puissance utopique de l’imaginaire capitaliste.

 

2. Progressivement, les humains oubliaient les autres logiques d’action.

 

2.1. Désormais, seule avait de la valeur l’action utilitariste, la recherche d’efficience.

 

2.2. Durant une époque, les humains avaient pensé que la recherche esthétique, la création artistique pourraient constituer des remparts à la colonisation des existences par la cage d’acier de l’efficience.

 

2.2.1 Mais la création artistique n’était devenue que l’instrument du marché capitaliste.

 

2.2.2. Dans les hautes sphères du marché de l’art, on spéculait sur quelques noms

dont les œuvres atteignaient des prix inégalés.

 

2.2.3. L’esthétique était utilisée par le système de production capitaliste pour séduire.

C’était là la fonction du design graphique.

 

2.3. Les humains avaient cru un temps à la dignité de l’être humain.

 

2.3.1. On avait même fut une époque combattus pour l’égale dignité et la non-discrimination.

 

2.3.2. Mais tout cela était un passé révolu. Seul comptait désormais le calcul d’utilité.

 

2.4. La science expérimentale avait acquis une position extraordinaire.

 

2.4.1. La plupart des scientifiques ne travaillaient plus à élaborer des théories explicatives du monde.

 

2.4.2. Ce qui était attendu d’eux et d’elles était de déterminer qu’elles étaient les techniques les plus efficaces, par exemple dans le domaine de la santé ou de l’enseignement.

 

3. Le marché avait imposé son implacable logique, la loi de l’offre et de la demande.

 

3.1. L’administration informatique et le marché ne faisaient plus qu’un. C’était l’ère du techno-capitalisme.

 

3.1.2. L’harmonieuse rationalité du calcul dominait l’ensemble de l’organisation sociale.

 

3.1.3. Il restait bien une irrationalité dans l’humain, mais l’analyse prédictive permettait de s’en prémunir.

 

3.1.4. Tous et toutes étaient constamment surveillés par les technologies algorithmiques. Mais pour leur plus grand bien. La criminalité avait presque totalement disparue.

 

3.1.5. Rien n’était plus désirable leur assurait-on. Le bonheur pour le plus grand nombre. Le bonheur dans la consommation.

 

3.2. La pauvreté avait été résorbée.

 

3.2.1. Ce n’est pas que les inégalités sociales s’étaient éteintes. Elles avaient même au contraire accrues.

 

3.2.2. De fait, un groupe d’oligarques détenaient la plus grande partie des richesses.

 

3.2.3. C’est à eux qu’appartenaient les ordinateurs des administrations chargées d’organiser ce qui n’était pas pris en charge par le marché.

 

3.2.4. Mais la population ne vivant plus dans la pauvreté, alimenté par la publicité et la consommation, n’avait plus de raisons de protester.

 

3.3. Leur temps de loisir était occupé par l’industrie du divertissement.

 

3.3.1. Le sérieux et la gravité n’avait plus de place. Tout n’était plus que jeux.

 

3.3.2. On leur proposait des réalités virtuelles de plus en plus immersives.

 

3.3.3. Mais de plus en plus, le travail se transformait lui-même en jeu, le temps que l’on abolisse totalement le travail.

 

4. Il y avait néanmoins le problème des résidus.

 

4.1. On les appelaient ainsi parce que c’étaient ceux et celles dont on ne savait pas quoi faire.

 

4.2. Il y avait encore à cette époque là différents types de résidus.

 

4.3. Ils ou elles étaient improductifs, ou coûtaient trop cher à la société du fait d’une pathologie rare et que l’on ne savait pas encore soigner, ou encore transgressaient les règles sociales de manière répétitives.

 

4.4. Heureusement, il n’étaient pas bien nombreux.

 

4.5. Mais leur existence était irrationnel dans l’ordre algorithmique de l’efficience.

 

4.6. La décision fut alors prise de s’en débarrasser.

 

5. Fut un temps où quelques humains s’interrogeaient encore.

 

5.1. La condition existentielle de l’humain n’était-elle pas en train de disparaître ?

 

5.2. Ce par quoi, par le passé, on avait essayé de donner un sens à son existence s’estompait progressivement. Que signifierait être humain quand le travail, la lutte pour des idéaux ou l’angoisse de la mort auront disparu ?

 

5.3. Mais leur esprit s’engourdissait sous l’effet de l’accélération technique et du flot d’informations, des sollicitations publicitaires. Ils oubliaient alors leurs questions.

 

5.4. Arriverait un temps, où on ne se les poserait même plus. Elles auront alors perdu toute signification. Elles seront devenues incompréhensibles.