Proposition d’éthique libertaire.

 

- Manière de produire des philosophies possibles -

 

Premier  moment : Axiomatique.

 

Dans le texte ci-dessous, nous nous amusons à reconstruire ce que pourrait être une éthique libertaire qui partirait de la subjectivité individuelle.

 

0. Prologue

 

0.1. L’objectif de ce texte est de proposer une éthique libertaire.

 

0.1.1. Par éthique, nous entendons une philosophie de l’existence que peut être adoptée par une subjectivité donnée.

 

0.1.2. Nous la qualifions de libertaire dans la mesure où l’on peut considérer qu’une approche libertaire peut prendre pour point de départ la subjectivité individuelle.

 

[C’est ce que fait par exemple Stirner dans L’Unique et sa propriété. C’est le point de départ des philosophies anarchistes individualistes de manière générale].

 

0.1.3. Il s’agit d’une proposition : cela veut dire qu’elle peut être adoptée ou non par une autre subjectivité.

 

0.2. L’écriture même de ce texte fait partie de l’éthique.

 

0.2.1. Ce texte est rédigé selon une forme analytique.

 

0.2.2. Il ne repose pas sur la discussion des auteurs.

 

0.2.3. Il ne s’agit pas non plus d’une étude empirique.

 

0.2.4. La forme en est donc hypothético-déductive. Elle repose sur des définitions, des raisonnements qui en découle et des objections.

 

0.2.4. La forme d’écriture de ce texte repose sur des exigences de clarté et de concision.

 

1. La subjectivité peut être un point de départ d’une éthique libertaire.

 

1.1. La philosophie moderne a été fondamentalement marquée par le cogito de Descartes.

 

1.1.1. Néanmoins la conception de Descartes cherche à tirer de la subjectivité un premier principe fondateur universel, un principe absolu qui puisse fonder la connaissance.

 

1.1.2. De nombreuses critiques ont été faites à ce programme. Entre autres, parce que pour sortir du solipsisme Descartes est contraint de s’appuyer sur une preuve de l’existence de Dieu. Mais, il ne s’agit pas ici du programme qui est adopté dans ce texte.

 

1.2. La subjectivité est le point de départ de cette éthique libertaire.

 

1.2.1. En effet, lorsqu’une subjectivité éprouve un ressenti, nul ne peut nier la vérité de son ressenti.

 

1.2.2. Par exemple, une personne qui éprouve une douleur, nul ne peut nier qu’elle éprouve cette douleur. [Voir également Thomas Nagel, « Quel effet cela fait d’être une chauve souris ? »].

 

1.3. Néanmoins, d’une telle affirmation, il n’est possible que de tirer une vérité subjective, et non pas une vérité objective.

 

1.3.1. Ce qui est vrai, c’est que j’éprouve moi cette douleur, mais rien ne permet d’affirmer que par exemple dans des circonstances identiques d’autres que moi éprouveraient cette douleur.

 

1.3.2. Par ailleurs, que j’éprouve un ressenti sur la réalité extérieure, ne signifie pas que ce ressenti est vrai.

 

1.3.3. C’est tout le problème par exemple des illusions d’optique qui a été discuté par les philosophes depuis l’Antiquité.

 

1.3.4. Cela constitue une limite au fait de faire de la subjectivité un fondement fiable de la connaissance objective.

 

1.3.5. Les limites qu’imposent le solipsisme et le relativisme d’un subjectivisme radical nous conduisent donc à rechercher un autre critère outre la vérité subjective.

 

2. La cohérence interne de la pensée peut être un critère pour une éthique libertaire.

 

2.1. A côté de la certitude (ou évidence subjective) comme critère de vérité, il est un autre critère qui a été proposé dans l’histoire de la philosophie, c’est celui de la cohérence.

 

2.2. Le critère de cohérence a pour avantage d’être un critère interne à la pensée humaine. Il préserve l’autonomie du sujet.

 

2.2.1. Le critère de cohérence permet ainsi de dépasser les limites du subjectivisme radical sans pour autant introduire un fondement dans un principe transcendant au sujet (comme Dieu).

 

2.3. La valeur du critère de cohérence tient au fait qu’il semble être une exigence interne de la pensée.

 

2.3.1. Refuser le critère de cohérence conduit le sujet à se contredire. C’est le problème du relativisme qui a été discuté depuis l’Antiquité par les philosophes.

 

2.4. Le critère de cohérence est un critère qui relève du perfectionnisme éthique et pas seulement d’une exigence intellectuelle.

 

2.4.1. En effet, un sujet peut estimer que le fait de rechercher une cohérence dans sa propre pensée, relève d’un projet d’accomplissement de soi, d’un idéal de la personnalité.

 

2.5. De ce fait, le principe de cohérence nous semple en adéquation avec une éthique libertaire.

 

2.6. Le critère de cohérence de la pensée nous pousse à rechercher une cohérence relativement en particulier à  :

 

- l’ensemble de nos positions dans les différents domaines de la réflexion philosophique.

 

- une cohérence entre nos positions philosophiques et l’ensemble des connaissances empiriques que nous admettons comme justifiées.

 

- une cohérence entre les présupposés de nos positions et les conséquences de nos positions.

 

2.7. La recherche de perfectionnisme, dans la cohérence interne de la pensée, suppose de prendre en compte les objections possibles.

 

2.7.1. En effet, si l’on s’en tient à un principe de cohérence interne restreint, il n’est pas possible de répondre correctement à « l’argument du paranoïaque ».

 

2.7.2. On appellera « argument du paranoïaque » (ou du « complotiste ») une situation dans laquelle le sujet fait preuve d’une remarquable cohérence interne de la pensée, mais cette pensée est incapable de résister à des objections extérieures qui lui sont faites.

 

2.7.3. De ce fait, la recherche perfectionniste de cohérence ne peut pas se limiter à la seule recherche d’une cohérence restreinte, mais doit viser une cohérence intellectuelle élargie. Il y a en effet plus de perfection éthique à être capable de produire une pensée cohérence qui résiste aux objections d’autrui.

 

2.7.4. Il en résulte que le subjectivisme radical qui est le point de départ d’une éthique libertaire est rapidement mis à mal.

 

2.7.4.1. En effet, si le sujet vise une plus grande perfection dans la recherche de cohérence, alors il ne peut se contenter de prendre en compte sa seule subjectivité :

 

- il se retrouve à tenir compte de la contradiction possible entre ses différents ressentis (les sens peuvent se contredire entre eux) au sujet de la réalité.

 

- il se retrouve à tenir compte dans sa confrontation avec le monde extérieur des possibles objections opposées à sa cohérence subjective par autrui.

 

3. De la cohérence de la pensée à la cohérence dans l’action.

 

3.1. Si nous admettons comme principe perfectionniste la cohérence dans la pensée, il est possible par extension de considérer que l’on peut admettre la cohérence entre la pensée et le discours, entre le discours et l’action.

 

3.2. La cohérence intellectuelle et la cohérence pratique peuvent relever toutes deux d’un perfectionnisme éthique.

 

3.2.1. En effet, toute personne qui admet comme principe de perfectionnisme éthique la cohérence dans la pensée tend à admettre la cohérence pratique.

 

3.2.2. Car si le sujet juge qu’il y a plus de perfection dans la recherche de cohérence, alors il tendra à rechercher la cohérence dans toutes les dimensions de son existence : à la fois intellectuelle et pratique.

 

[ Pour une discussion des difficultés de l’application du principe de cohérence à la fois dans la pensée et dans l’action, voir : Isabelle Pariente-Butterlin, « L’exigence de cohérence éthique chez Jonathan Glover », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 15 | 2019]

 

4. L’éthique libertaire se présente comme une affirmation de la préservation de la liberté du sujet.

 

4.1. Si l’éthique libertaire part du sujet et si elle adopte des critères éthiques qui sont internes au sujet, il est possible d’admettre également que son objectif est la préservation de la liberté du sujet.

 

4.2. En effet, comme on l’a vu aussi bien la cohérence de la pensée que la cohérence pratique sont des critères éthiques qui sont justifiés de manière interne :

 

- soit par une plus grande perfection dans la recherche de l’accord de la pensée avec elle-même

 

- soit par une plus grande perfection de la personne lorsque celle-ci recherche la cohérence entre sa pensée, son discours et son action.

 

4.3. Il en résulte que la subjectivité libertaire cherche à définir son éthique d’existence sans subir de contraintes extérieures. Il en résulte comme idéal perfectionniste : l’autonomie du sujet.

 

4.4. A contrario, il est possible d’admettre que lorsque une subjectivité libertaire se trouve confrontée à une contrainte qui est en inadéquation avec le jugement autonome de sa pensée, alors sa conception éthique la pousse à lutter contre cette contrainte pour préserver son autonomie de pensée et d’action.

 

Résumé du premier moment :

 

1. Une éthique libertaire peut prendre comme point de départ la subjectivité.

 

2. Une éthique libertaire peut adopter comme critère de son perfectionnisme la recherche de la plus grande cohérence possible au sein de la pensée du sujet. Mais cette cohérence ne peut pas être restreinte uniquement à la pensée du sujet, mais doit prendre en compte les objections possibles.

 

3. Une éthique libertaire peut adopter comme critère de son perfectionnisme la recherche de la plus grande cohérence possible entre la pensée, le discours et l’action.

 

4. La préservation de l’autonomie de pensée et d’action est un objectif en cohérence avec une éthique libertaire.

 

Deuxième moment : Discussion de l’axiomatique.

 

1. Une telle éthique libertaire, n’est-elle pas en définitive une éthique libérale de type kantienne ?

 

Si l’on part de l’éthique libertaire telle qu’elle a été conceptualisée précédemment, on peut s’apercevoir qu’elle comporte des points communs assez étranges avec l’idéal d’autonomie du sujet du libéralisme (en particulier dans sa version kantienne), question qui se pose d’autant plus que la pensée libertaire individualiste se situe plutôt du côté du perfectionnisme éthique. Or il y a traditionnellement des divergences en philosophie entre libéralisme et perfectionnisme en particulier dans le domaine politique.

 

Si par exemple, on reprend les trois maximes du sens commun énoncées par Kant dans La critique de la faculté de juger :

 

La maxime de la pensée autonome (sans préjugés) : «Penser par soi-même . » Il s’agit d’un principe d’autonomie de la pensée qui peut sembler en accord avec une conception anarchiste individualiste.

 

La maxime de la pensée conséquente : « Toujours penser en accord avec soi-même ». Il s’agit ici du critère de cohérence interne de la pensée qui a été avancée ci-dessus.

 

La maxime de la pensée élargie : « Penser en se mettant à la place de tout autre ». Chez Kant, il s’agit d’une conséquence de la pensée cohérente. Le principe de non-contradiction de la raison pratique exige qu’une maxime de la raison pratique puisse être applicable par tout autre individu.

 

Il s’agit d’une conception un peu différente de la réponse à l’argument dit du paranoïaque. Pour éviter l’objection de paranoïa, le sujet admet qu’il y a une plus grande perfection de cohérence à adopter la maxime de la pensée élargie.

 

Néanmoins, même si la formulation est différente, en réalité, il est possible de constater que les deux conceptions se rejoignent. En effet, les deux en arrivent à l’idée de la maxime de la pensée élargie par la principe de cohérence (non-contradiction).

 

- La cohérence dans la pratique : cohérence entre la pensée, le discours et l’action.

 

Là encore, il est possible de voir dans cette conception un point commun avec la position qu’adopte Kant relativement au mensonge. En effet, la cohérence pratique implique le refus du mensonge. Le sujet refuse de mentir à autrui relativement à sa pensée, mais aussi de lui mentir par la disjonction entre le discours et l’action.

 

Les points communs proviennent du fait que :

 

1. L’anarchisme individualisme, comme le libéralisme, font de l’autonomie de pensée du sujet un idéal éthique.

 

2. En adoptant le critère de « cohérence » comme critère de l’éthique, cette éthique libertaire se situe dans le courant rationaliste.

 

La différence tient au fait que chez Kant la formulation se trouve effectuée plutôt sous la forme d’impératifs rationnels, plutôt que sous la forme d’une éthique perfectionniste.

 

Il est intéressant néanmoins de constater que la « maxime de la pensée élargie » vient introduire une limite à l’individualisme libéral et anarchiste dans leurs définitions théoriques strictes. En effet, le sujet ne peut se constituer comme un sujet sans un « autrui intériorisé ». Ce qui veut dire que le sujet est d’emblée social et ne peut être pensé au sens strict comme un « atome  social ». Ou dit autrement, à la conscience monologique cartesienne, on se trouve conduit à substituer une conscience dialogique.

 

2. On oppose habituellement anarchisme individualiste et anarchisme social. Est-ce que cette éthique libertaire ne montre pas les limites d’une méthodologie philosophique reposant sur un raisonnement à partir d’un individualisme subjectiviste ?

 

On peut au contraire en arriver à la thèse inverse puisqu’on se rend compte qu’un subjectivisme conséquent est obligé, pour s’accorder avec son idéal perfectionniste ; de prendre en compte l’inter-subjectivité nécessaire à son idéal perfectionniste.

 

3. On pourrait également, dans une perspective marxienne opposer, à l’approche d’un perfectionnisme subjectiviste (qui est par exemple adopté par Sartre), d’être illusoire dans la mesure où cette approche prendrait les « choses » à l’envers. En effet, l’approche correcte serait d’étudier la manière dont le social détermine l’individu et non pas de partir de la subjectivité individuelle qui est le point de vue idéaliste.

 

Si sur le plan de la démarche scientifique, Marx peut avoir raison, du point de vue de la construction d’une éthique, sa position est plus discutable. Si on admet le déterminisme strict du sujet par la société, on tombe sous le coup d’un argument qu’on pourrait appeler argument d’Eichmann. Si le sujet est totalement déterminé par les conditions sociales extérieures, il ne devient plus possible d’effectuer une critique de la responsabilité des actions individuelle des dignitaires nazis.

 

4 . Certes on voit en quoi cette éthique libertaire peut produire une critique des rapports de pouvoir contrainte, et en particulier d’autorité, dans la mesure où elle conduit le sujet à agir pour préserver son autonomie de jugement et d’action. Mais ne peut-on pas opposer qu’une telle conception éthique est incapable de formuler une théorie sociale à même de produire une analyse de ces rapports de pouvoir ?

 

Etant donné que dans le perfectionnisme de l’éthique libertaire implique la recherche de cohérence. Il implique que le sujet cherche à donner une interprétation la plus cohérente possible de la réalité dans laquelle il vit que ce soit la réalité naturelle et la réalité sociale. De ce fait, l’action de résistance à l’oppression dans l’éthique libertaire s’appuie sur la production d’une théorie sociale qui permette de rendre compte de l’oppression à laquelle s’oppose le sujet.

 

5. Est-ce que si l’on fait du sens de l’existence individuelle, dans un monde sans dieux, la recherche de la cohérence intellectuelle et pratique chez le sujet, ne risque-t-on pas une forme de rigorisme subjectif ? En effet, ce qui deviendrait le plus important pour la subjectivité serait de vivre toujours en accord avec sa pensée plutôt que par exemple de se soucier d’autrui ?

 

C’est sans doute un risque possible….

 

Troisième moment : Pourquoi et comment écrire de la philosophie ?

 

A un autre niveau ce texte pose la question de savoir pourquoi écrire la philosophie. On peut voir à un certain niveau la philosophie comme un jeu intellectuel, mais qui n’a pas uniquement une fonction d’activité intellectuelle pour elle-même, mais de nous aider à réfléchir aux possibles de notre existence.

Imaginer des théories philosophiques, l’imagination philosophique, serait une manière de nous aider à nous orienter dans l’existence.

De ce fait, la forme même de l’écriture (axiomatique, dialogique…) peut devenir dès lors une sorte d’ascèse philosophique dont l’objectif est de nous entraîner à cette réflexion sur les possibles de notre existence.