Controverse : Cohérence éthique et philosophie libertaire.

 

 

- Reconstruire une éthique libertaire -

 

Irène Pereira 

 

Résumé :

Cet article part d’une opposition entre une philosophie libertaire,

comme le minimalisme moral de Ruwen Ogien, et un certain nombre de positions

défendues par des mouvements féministes actuels.

L’objectif est alors de reconstruire une éthique libertaire, de type perfectionniste,

à partir de deux principes : I) La vérité subjective II) La cohérence éthique :

1) La cohérence intellectuelle : a) interne b) élargie, 2) La cohérence pratique.

 

 

 

Introduction: position du problème1.

 

Cette introduction ne vise pas à discuter les philosophies libertaires, le minimalisme moral, les éthiques du care ou encore les écrits du féminisme radical. Elle vise simplement à formuler un problème qui justifie selon moi la reconstruction d’une éthique libertaire.

 

1. Le minimalisme moral de Ruwen Ogien.

 

Le philosophe Ruwen Ogien se considérait comme un philosophe libertaire. J’avais eu d’ailleurs l’occasion de discuter un de ses textes et de débattre avec lui en 2015, avant son décès en 2017, lors d’une séance du séminaire Etape, autour de la liberté négative2.

 

Il a été le brillant défenseur d’un courant de la philosophie morale, appelée le « minimalisme moral »3 qui a été également beaucoup discuté en philosophie de l’éducation4.

 

Le minimalisme moral refuse les devoirs envers soi-même et considère que les seuls devoirs ne sont qu’envers autrui. Il s’appuie sur trois principes :

 

« La neutralité à l’égard des conceptions substantielles du bien

Le principe négatif d’éviter de causer des dommages à autrui

Le principe positif qui nous demande d’accorder la même valeur aux voix ou aux intérêts de chacun » (R. Ogien, Penser la pornographie, PUF, 2003).

 

Ruwen Ogien se considérait comme libertaire dans la mesure où cette position philosophique le conduisait à refuser toute forme de paternalisme et de devoir envers-soi même.

 

Cela le conduisait ainsi à être particulièrement libertaire concernant les questions de mœurs : la consommation de drogue, l’euthanasie, la sexualité… Il défendait par exemple la liberté de la pornographie dans son ouvrage : Ogien, Ruwen. Penser la pornographie (Presses Universitaires de France, 2003)

 

2. Que reste-t-il de la libération sexuelle ?

 

Certains aujourd’hui s’alarment que la libération sexuelle, qui s’était développée dans la continuité de mai 68, serait mise à mal par le féminisme.

 

Il y a en réalité au moins deux interprétations en concurrence sur ce sujet :

 

2.1. La première interprétation met en avant l’autonomie de consentement de la personne y compris des enfants. Être libertaire, ce serait considérer chaque personne comme capable de choisir sa propre existence. Il s’agit dès lors de refuser toute forme de paternalisme sexuel, non seulement relativement aux adultes, mais également relativement aux enfants.

 

2.2. La deuxième interprétation met en avant le fait que la libération sexuelle telle qu’elle a été définie dans la continuité de mai 68 a été en partie une liberté pensée du point de vue du désir des hommes adultes.

 

De ce fait, les relations en apparence consenties entre un mineur et un adulte ont en réalité été vécues par la suite par l’enfant ou l’adolescent comme une violence. C’est par exemple le propos du livre Le Consentement (Grasset, 2020) de Vanessa Springora.

 

Il deviendrait donc nécessaire d’introduire des lois protégeant les personnes les plus vulnérables relativement aux personnes qui auraient du pouvoir sur elles. Dans ce cas, il s’agirait de protéger davantage les enfants et les adolescents par rapport aux désirs des adultes.

 

De ce fait, un certain nombre de penseurs, considérés comme libertaires dans les années 1970, se voient maintenant reprochés d’avoir signés des pétition « pro-pédophilie » (qualifiée aujourd’hui de « pédocriminalité »)5.

 

Cette idée de protection des personnes les plus vulnérables, au détriment de leur autonomie, n’était pas une idée qui était tellement appréciée par Ruwen Ogien. Il reprochait par exemple aux éthiques féministes du care leur risque de paternalisme6. On peut d’ailleurs souligner que cette critique de paternalisme se trouve également chez les militants et les militantes handicapés pour une vie autonome7.

 

(Je précise néanmoins que Ruwen Ogien n’a pas du tout était un signataire d’une de ces pétitions. Il s’est intéressé uniquement dans sa philosophie au cas des personnes majeures.

Mon propos est simplement de mettre en lien deux idées que l’on peut trouver chez des penseurs libertaires :

a) l’affirmation de l’autonomie de consentement de toute personne, non seulement adulte, mais y compris enfant (au nom de la lutte contre l’adultisme).

b) l’affirmation dans le minimalisme moral de l’absence de devoir envers soi-même.

Ce qui conduit à l’idée que si un enfant et un adolescent affirment être autonomes et avoir consentis librement, il ne devrait pas y avoir de raisons morales de les protéger par des lois paternalistes).

 

De même, Ruwen Ogien avait publié un ouvrage La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale (2007) qui entrerait sans doute en contradiction avec des positions du mouvement féministe aujourd’hui sur l’artiste, l’œuvre d’art et le sexisme.

 

3. Le conflit entre féminisme radical et point de vue libertaire.

 

3.1. On peut appeler libertaire une philosophie qui préserve l’autonomie de l’individu contre toute forme de domination.

 

On peut supposer que cela aurait été une définition approuvée par Ruwen Ogien qui avait défendue la liberté négative dans son ouvrage L’État, nous rend-il meilleurs ? (2013).

 

3.2. Or ce qui se passe, c’est que des personnes aujourd’hui reprochent à une certaine conception de la libération sexuelle, se fondant sur le consentement individuel, de ne pas les avoir protégé de la domination, d’avoir même contribué à justifier leur domination.

 

Or comme il a été remarqué ci-dessus, on peut dire qu’un des reproches qui a été fait en réalité à la pensée libertaire, n’est pas d’avoir permis la défense de l’autonomie de tous les individus, mais en réalité d’avoir défini la liberté à partir du désir et du plaisir d’hommes adultes.

 

En réalité, la pensée libertaire aurait contribué à soumettre certains individus plus vulnérables, les enfants, à la domination des hommes adultes alors même que cette pensée prétendait affirmer la libération et le respect de l’autonomie de l’enfant.

 

3.3. Comment expliquer ce paradoxe ?

 

C’est qu’en réalité, d’autres voix, durant le même temps ont été invisibilisées. Celles d’ailleurs que critique Ruwen Ogien dans son livre Penser la pornographie comme la féministe radicale Catherine MacKinnon.

 

Pour les autrices du courant du féminisme radical, le consentement ne suffit pas à caractériser l’absence de violences sexuelles. En effet, les violences sexuelles sont l’effet d’un système social de domination – le patriarcat – qui conduit à ce que la personne puisse sembler consentir à sa propre domination.

 

On peut comparer cela au contrat de travail tel qu’il est analysé dans le marxisme. L’ouvrier consent à signer le contrat de travail en apparence librement, mais il y est contraint par le fait que ne détenant pas les moyens de production, il se trouve contraint de vendre sa force de travail.

 

3.4. Néanmoins d’un point de vue libertaire, la thèse féministe radicale pose un problème :

 

En effet, elle peut conduire à une forme de paternaliste. Une personne peut ainsi consentir à son oppression parce qu’elle est aliénée. Donc elle n’a pas conscience qu’elle est opprimée.

 

Ce qui peut conduire à vouloir la libérer contre elle-même. Ainsi, les actrices de films pornographiques, les prostituées seraient nécessairement sous emprises et aliénées par des violences patriarcales. D’où l’utilisation de l’argument par les féministes radicales que ces personnes auraient déjà été conditionnées à accepter ces violences par des violences antérieures qu’elles auraient subies dans leur enfance et leur adolescence.

 

3.5. Ce qui m’intéresse dans cet article, plus que le cas particulier des relations sexuelles entre mineurs et adultes, c’est l’opposition entre des penseurs libertaires et des autrices du féminisme radical autour de la question de « l’emprise » ou ce qu’on pourrait appeler dans des termes marxistes « l’aliénation » ou la « fausse conscience ». Ce qui veut dire des situations où le consentement du sujet ne serait pas suffisant pour affirmer son autonomie.

 

4. Comment une philosophie libertaire peut-elle se sortir de cette contradiction ?

 

a) D’un côté, elle est accusée de ne pas protéger de la domination les personnes les plus vulnérables.

 

b) D’un autre côté, protéger ces personnes semble aller contre la position d’une philosophie libertaire qui affirme l’autonomie de choix de l’individu contre toute forme de domination.

 

4.0.1. Je précise un point pour rendre plus explicite le problème. C’est qu’au moment des faits les personnes vulnérables peuvent avoir l’impression de consentir librement. D’où l’idée d’emprise chez les féministes radicales. Mais c’est plus tard qu’elles prennent conscience de l’effet de ces relations sur leur psychisme.

 

Il y a donc une tension entre d’un côté le fait que la victime au moment des faits puisse avoir l’impression d’être autonome et le fait que par la suite elle prenne conscience de la violence qu’elle a subie. Dit autrement, il s’agit d’une forme particulière de « crime avec victime » puisque la victime ne prend conscience que plus tardivement de la violence8. Il me semble que cette situation pose une difficulté aux théories libertaires qui se fondent sur l’autonomie de la volonté. Car il faut bien dans ce cas admettre une forme d’aliénation et l’idée que la personne doit être protégée malgré elle au moment des faits.

 

Certes, il s’agit du cas particulier des enfants et des adolescents. Mais c’est justement sur ce cas particulier qu’ont achoppés certains penseurs libertaires. En effet, ils ont étendu l’idée de liberté de l’individu et d’autonomie du consentement aux enfants, considérant qu’il y avait une libération des enfants à mener comme cela avait été le cas pour les femmes et les personnes racisées. Cette thèse est encore défendue par exemple par Yves Bonardel, dans son livre La domination adulte (Myiriadis, 2015). Il affirme que l’autonomie de la volonté de l’enfant doit être pensée sur le modèle de celle de l’adulte. (Je précise que Bonardel dans ses écrits, à ma connaissance, n’aborde pas la question de la sexualité des enfants et des adolescents).

 

Il me semble que la tension est en réalité encore plus profonde. Elle porte sur le cas de personnes qui individuellement considèrent ne pas ressentir de dommages alors que collectivement il existe un dommage. Prenons le cas d’un ou une mineur qui considère que son consentement a été respecté, alors que dans la plupart de ces situations par la suite les mineurs considèrent avoir été sous-emprise. La loi serait édicté pour protéger une catégorie de personnes collectivement (les enfants et les adolescents) mais effectivement serait vécue comme une contrainte pour cette personne particulière. Une telle loi, d’un point de vue libertaire, est-elle valable ? (Je ne rentre pas dans la discussion de savoir si les libertaires doivent admettre ou non des lois, c’est encore une autre discussion).

 

4.1. Il me semble qu’une des difficulté pour la philosophie libertaire tient au fait qu’elle est partie d’une prémisse qui est en partie battue en brèche par les mouvements féministes, anti-raciste ou encore queer : celle d’un sujet abstrait, neutre et universel.

 

On peut situer la philosophie libertaire de Ruwen Ogien dans la continuité de ce projet. Le sujet du minimalisme moral est un sujet abstrait, sans subjectivité particulière.

 

4.2. Il me semble au contraire, pour qu’une philosophie libertaire puisse répondre aux critiques du féminisme radical, qu’elle doit prendre pour point de départ une subjectivité située.

 

4.3. A partir d’un point de départ qui serait celui d’une subjectivité située peut-on admettre que des règles protègent un groupe particulier de personnes au détriment de l’affirmation d’autonomie d’un individu particulier membre de ce groupe ?

 

Première partie : Les principes de base d’une éthique libertaire.

 

Premier moment : La subjectivité comme point de départ.

 

1. Qu’est-ce qu’une éthique libertaire ?

 

1.1. J’appellerai libertaire dans ce texte une philosophie qui part de prémisses qui n’impliquent aucune transcendance par rapport à l’individu.

 

Cette éthique ne trouve pas sa source dans Dieu, la nature ou la société. Mais elle trouve sa source dans une subjectivité individuelle.

 

(En ce sens, on peut dire que toute éthique libertaire se situe d’une certaine manière dans la continuité de l’Unique et sa propriété de Max Stirner au sens  où elle prend sa naissance dans le « moi »).

 

1.2. J’appellerai éthique, une philosophie qui cherche à penser la conduite de l’existence individuelle.

 

1.3. Je me situerais dans le cadre d’une éthique perfectionniste (dans la continuité du perfectionnisme éthique tel qu’il a été introduit, par exemple, en France par Sandra Laugier à partir de ces travaux sur Calvell : La voix et la vertu : variétés du perfectionnisme moral (ouvrage collectif, 2010)).

 

En cela, la philosophie libertaire, telle que je la conçois, se distingue nettement de celle de Ruwen Ogien dans la mesure où ce dernier était opposé au perfectionnisme moral qui défini des devoirs envers soi-même.

 

1.4. De mon point de vue, il est possible d’argumenter en faveur d’une éthique libertaire perfectionniste. Mais celle-ci repose toujours en définitive sur le choix existentiel que fait une subjectivité d’y adhérer ou pas.

 

2. La subjectivité comme point de départ

 

2.1. Le point de départ de cette reconstruction d’une éthique libertaire est comme je l’ai dit précédemment la subjectivité, mais non pas le sujet moderne, neutre et universel comme l’est le sujet de Descartes ou de Kant.

 

2.2. La subjectivité dont il est question est une subjectivité située, plus exactement le point de départ en est le ressenti subjectif.

 

Il y a néanmoins une vérité de ce ressenti, une vérité subjective. En effet, nul ne peut contester le ressenti subjectif d’une personne. Nul ne peut savoir mieux qu’elle ce qu’elle ressent.

 

Cette incommensurabilité du ressenti subjectif, c’est ce qu’a mis en lumière Thomas Nagel dans son article : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve souris ? » (1974).

 

Ce ressenti peut être celui d’une personne queer qui ne se sent ni homme, ni femme, qui s’identifie comme « non-binaire ». Cela peut être le ressenti d’une personne transgenre qui ne s’identifie pas au sexe social auquel elle a été assignée à la naissance. Ect...

 

2.3. Ce ressenti peut être une souffrance subjective. Cela peut être par exemple la souffrance exprimée par Vanessa Springora quand elle estime avoir été sous-emprise lors de sa relation avec Gabriel Matzneff.

 

2.4. C’est parce que la subjectivité dont il est question ne correspond pas au sujet universel et neutre de la philosophie classique que je préfère dans mon texte parler de « subjectivité » plutôt que de « sujet ».

 

3 . Vérité subjective et vérité objective :

 

3.1. Néanmoins, le fait de faire de la souffrance éprouvée par le sujet la base d’une éthique et au-delà même d’une critique socio-politique se heurte à plusieurs arguments.

 

Je vais en exposer quelqu’uns :

 

- L’argument de la paranoïa : Une subjectivité donnée peut ressentir une souffrance, l’attribuer à un facteur extérieure à elle, alors qu’il s’agit d’une subjectivité paranoïaque. La subjectivité paranoïaque fait du monde extérieur une cause imaginaire de sa souffrance qui ne se trouve que dans sa psyché. Il y a ici une pathologisation et une psychiatrisation du ressenti subjectif.

 

- L’argument du masculiniste : Le masculiniste peut lui aussi dire éprouver une souffrance. Sa souffrance proviendrait du mouvement féministe qui opprime les hommes. De manière générale, cet argument pose la question de savoir quelle souffrance est légitime. Est-ce qu’il suffit de ressentir une souffrance pour que celle-ci doive être socialement reconnue comme légitime ?

 

- L’argument de la fragilité : C’est une objection qui est par exemple opposée à ceux qui se plaignent de « micro-agressions » raciste, sexiste ou homophobe. Certains auteurs considèrent que la micro-agression ne renverrait pas à une oppression, mais à une fragilité psychologique excessive du sujet. C’est la thèse des « snowflakes » (flocon de neige)9.

 

De manière générale, cet argument est souvent renvoyé aux personnes qui revendiquent une cause socio-politique de leur souffrance psychique. Par exemple, dans le cas des organisations de travail, si le sujet « craque » sous l’effet du stress, c’est lié à une fragilité qui serait propre à un sujet, et non pas la conséquence de l’organisation du travail. La preuve : seules certaines personnes « craquent »  en faisant des dépressions, des burn-out ou en développant des « troubles de l’adaptation ».

 

(Il faut noter qu’à contrario la reconnaissance dans le DSM de la notion de « stress post-traumatique » a été le produit d’une lutte de « victimes », en premier lieu aux Etats-Unis, les vétérans du Viet-Nam, pour faire admettre que certaines situations extérieures étaient de nature à déclencher chez un nombre significatif de personnes des troubles psychiques 10 ).

 

- L’argument de l’idéologie victimaire : De manière générale, ceux qui contestent la reconnaissance de la souffrance subjective des victimes identifient les luttes actuelles à une idéologie victimaire. Ils reprochent à cette demande de reconnaissance de la souffrance des victimes de conduire à une concurrence des individus pour être reconnus comme des victimes. Faire de la souffrance subjective, le point de départ d’une politique, conduirait aux pathologies de la reconnaissance.

 

Ce qui me paraît en définitif interrogé, à travers ces arguments, c’est la possibilité de faire de la souffrance subjective, le point de départ d’une revendication socio-politique. Peut-on sortir la souffrance subjective de sa subjectivité et lui donner un caractère objectif ?

 

3.2. Sur le plan d’une réflexion relevant d’une éthique libertaire, cela pose une question à un autre niveau. Une éthique libertaire se limite-t-elle à ne pouvoir énoncer que des vérités subjectives ? Y-a-t-il un autre critère qui pourrait permettre à une telle subjectivité de préserver son autonomie dans la conduite de son existence et d’essayer de dépasser les objections faites au subjectivisme ?

 

Deuxième moment : Le critère de cohérence.

 

Je vais argumenter dans ce deuxième moment de la réflexion comment il me semble que la cohérence peut-être un critère d’une éthique perfectionniste libertaire dans la mesure où la cohérence est un critère interne à la subjectivité.

 

1. La cohérence comme critère d’une éthique perfectionniste11.

 

Le premier argument, c’est que la cohérence peut-être considérée comme l’idéal d’une éthique perfectionniste qui peut être adoptée par une subjectivité donnée.

 

1.1. En effet, une personne peut estimer que l’objectif de son existence est d’arriver à une plus grande cohérence, qu’il s’agit d’un projet d’existence, d’une œuvre à la fois intellectuelle et pratique.

 

1.2. Elle peut également considérer que la cohérence peut être un objectif de la personnalité dans son ensemble. L’idéal de perfection de l’existence serait alors de parvenir à une cohérence entre sa pensée, son discours et son action.

 

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que toute personne se doit de poursuivre cet idéal d’existence, mais simplement de montrer : a) qu’il peut s’agir d’un idéal de perfectionnisme éthique b) que cette forme de perfectionnisme est compatible avec une éthique libertaire.

 

2. La cohérence intellectuelle interne

 

2.1. La recherche de cohérence intellectuelle interne n’est pas forcement réalisable, elle se situe peut-être au-delà de nos moyens intellectuels. Néanmoins, il est possible de donner quelques arguments en faveur de la recherche de cohérence interne dans une perspective libertaire :

 

2.2. Elle peut constituer un idéal régulateur, une certaine conception de l’excellence humaine, que peut se donner la pensée. En ce sens, la cohérence apparaît comme une vertu intellectuelle.

 

2.3. La cohérence intellectuelle se justifie également pour échapper aux apories du relativisme. En effet, une personne qui est incohérente intellectuellement, se trouve conduite à se contredire.

 

2.3.1. Cela pose dès lors des problèmes, si en outre, elle se donne pour objectif la cohérence pratique. On voit de ce fait que la cohérence intellectuelle apparaît comme une condition de la cohérence pratique.

 

2.4. Le critère de cohérence est un critère immanent à la pensée humaine. Il n’implique aucune imposition à la subjectivité extérieure à sa pensée.

 

2.5. La subjectivité peut vivre comme une imperfection le manque de cohérence entre les prémisses de sa pensée et les conséquences, entre les différents domaines de la pensée.

 

2.6. Elle peut aspirer à produire une cohérence dans sa pensée comme l’on produit une œuvre d’art. Il s’agirait de produire une harmonie de la pensée.

 

3. La cohérence intellectuelle élargie

 

3.1. Néanmoins, le principe de cohérence interne ne me semble pas suffisant pour garantir une éthique libertaire, y compris sur le plan de son idéal perfectionniste.

 

En effet, la cohérence interne me semble ne pas répondre totalement à l’argument de la paranoïa :

 

Car on peut imaginer qu’une subjectivité puisse produire un discours très cohérent sur le plan de sa validité interne, mais ne pas résister à une critique externe. On pourrait alors parler de subjectivité délirante : le discours est cohérent sur le plan interne, mais à partir par exemple de prémisses erronées.

 

3.2. Pour échapper à ce reproche, il me semble qu’il y a plus de perfection à être capable de produire une cohérence intellectuelle qui résiste également aux critiques externes. C’est ce que l’on peut appeler la cohérence élargie.

 

3.3. On peut donc dire que l’éthique libertaire est une éthique critique et non dogmatique dans la mesure où elle inclut la possibilité de se réformer par la critique externe.

 

3.4. Il en résulte que la subjectivité qui est au fondement d’une éthique libertaire n’est pas celle d’une conscience monologique, comme dans le libéralisme ou la philosophie classique, mais une conscience dialogique.

 

(A noter que cette éthique libertaire pourrait par certains aspects être rapproché des maximes du sens commun de Kant : : « 1. Penser par soi-même; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même » (Critique de la faculté de juger).

Ce n’est pas le moment de le discuter, mais juste de remarquer que l’éthique libertaire est perfectionniste et non pas déontologique. Elle ne se réfère pas à la transcendance d’un impératif catégorique. Je précise également que le point de départ n’est pas le même : il ne s’agit pas du sujet transcendantal. En outre, la cohérence élargie ne consiste pas tant à essayer de se mettre à la place de tout autre, mais à mon avis doit être davantage pensé comme un test de réfutabilité a posteriori à la manière de Carl Popper. Il s’agit surtout que cette cohérence puisse résister aux critiques auxquelles elle est soumise.).

 

4. La cohérence pratique.

 

4.1. La cohérence intellectuelle est sans doute une condition de la cohérence pratique. En effet, si la subjectivité se contredit dans sa pensée, et si elle doit mettre en accord sa pensée et son action, elle sera conduite à se contredire également dans son action. Son action deviendra elle-même incohérente.

 

4.2. Sur le plan du perfectionnisme éthique, il peut s’agir d’une aspiration à produire une cohérence de la personnalité aussi bien dans la pensée, le discours que l’action.

 

4.3. Il s’en suit que si une subjectivité parvient à établir une certaine cohérence (qui peut être un équilibre momentané) dans sa pensée, l’éthique libertaire implique que cela se traduise dans son discours et dans son action.

 

4.4. Ainsi :

a) si cette subjectivité en arrive à l’idée que la position la plus cohérente possible est que sa souffrance subjective à une origine socio-politique

b) que pour faire disparaître cette souffrance ou l’atténuer, il faut effectuer une transformation socio-politique.

c) il en résulte que sa cohérence éthique la conduit à devoir prendre une position publique sur la question et à agir en conséquence12.

 

4.5. De ce fait, bien que l’éthique libertaire, telle que je la définie, prenne pour point de départ la souffrance subjective (qu’elle soit donc une forme de subjectivisme), elle peut conduire néanmoins à une éthique de l’engagement collectif dans des luttes socio-politiques.

 

(La recherche d’une cohérence pratique pose des questions que je ne discuterai pas ici, mais on peut en avoir un aperçu dans cet article : Isabelle Pariente-Butterlin, « L’exigence de cohérence éthique chez Jonathan Glover », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 15 | 2019)

 

5. L’éducation de soi

 

Bien que cela ne fasse pas partie des principes de base de l’éthique libertaire, je vais consacrer un petit temps de cette réflexion au rôle de l’éducation de soi dans une éthique libertaire.

 

Je reprends la question de l’éducation de soi à Sandra Laugier13 (à la suite de Calvell comme thématique du perfectionnisme éthique). Cette thématique peut être également rapprochée de celle chez Pierre Hadot de la philosophie comme éducation des adultes14.

 

Il me semble que la cohérence intellectuelle interne et élargie nécessite une éducation de soi dans laquelle la philosophie peut jouer un rôle particulier par des pratiques d’ascèse philosophique :

 

- la méditation philosophique

- la lecture philosophique

- l’écriture philosophique argumentative

- le dialogue philosophique oral.

- l’écriture de dialogue philosophique.

 

Il est possible de considérer l’écriture de ce texte même comme faisant partie d’une éducation de soi dans le cadre de l’éthique libertaire telle que je la définie.

 

La cohérence pratique nécessite quand à elle également une ascèse qui permet de développer le courage moral. De mon point de vue, cette ascèse doit être développée dans la vie ordinaire afin de pouvoir faire face, entre autres, à des circonstances extraordinaires (au sens de ce qui sort du cours ordinaire de l’existence quotidienne).

 

Je ne développerais pas plus ces points dans le cadre de ce texte.

 

6. Quelques référence à une éthique de la cohérence.

 

Bien que ce texte ne se situe pas dans son approche dans l’histoire des idées et de la philosophie, je souhaite juste par quelques citations montrer que cette éthique de la cohérence a été défendue par des auteurs et autrices de la pensée libertaire et des pensées de l’émancipation.

 

Han Ryner : « Qu’est-ce que j’entends par individualisme ? J’entends par individualisme la doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu’à la conscience individuelle. (…) Que dois-je faire pour mériter réellement le nom d’individualiste ? Je dois mettre tous mes actes d’accord avec ma pensée » (Petit manuel individualiste, 1905). Ryner est une des figures de l’individualisme libertaire du début du XXe siècle.

 

Paulo Freire : « Je pense qu’une autre vertu que l’éducateur progressiste doit développer c’est la cohérence. C’est une autre chose difficile à penser – très difficile. Mais l’éducateur progressiste ne peut pas dire : « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ». » (Freire, « Les vertus de l’éducateur progressiste, 1988) ou  « Encore aussi importante que l’enseignement des contenus est la cohérence avec laquelle j’agis dans la classe, cohérence entre ce que je dis, j’écris et je fais. » (Freire, Pédagogie de l’autonomie, 1996). Paulo Freire est un éducateur brésilien connu en particulier pour sa pédagogie des opprimés.

 

bell hooks : « L’intégrité est présente lorsqu’il y a conformité ou accord entre ce que nous pensons, nous disons et faisons. (…). Dans Les six clés de la confiance en soi, Nathaniel Branden définit le terme : « L’intégrité est l’intégration de nos idéaux, convictions, normes, croyances - et de notre conduite. Lorsque notre comportement est conforme à nos valeurs, lorsque nos idéaux et nos pratiques s’accordent, nous avons de l’intégrité »  ( Teaching critical thinking: Practical wisdom, 2010 ). bell hooks est une féministe africaine américaine contemporaine, considérée comme un des inspiratrices des mouvements féministes intersectionnels (à noter qu’elle reprend la notion d’intégrité à l’auteur libertarien Nathaniel Branden, lui-même inspiré par l’autrice libertarienne Ayn Rand)).

 

Résumé de la première partie : Les principes de base d’une éthique libertaire.

 

Définitions :

 

- L’éthique est ici définit comme une manière de conduire son existence.

 

- Une éthique libertaire est une éthique qui n’impose aucune contrainte extérieure à la subjectivité.

 

Principes :

 

- Le subjectivisme : Le point de départ d’une éthique libertaire est une subjectivité située.

 

- La cohérence intellectuelle : une éthique libertaire recherche la cohérence intellectuelle :

a) la cohérence interne b) la cohérence élargie.

 

- La cohérence pratique : une subjectivité libertaire recherche la cohérence entre sa pensée, ses discours et ses actions.

 

Conséquence :

 

- Bien que cette éthique ait son point de départ dans une subjectivité individuelle située, elle peut conduire à un engagement socio-politique collectif.

 

Deuxième partie : D’une éthique libertaire à une critique sociale.

 

Dans la deuxième partie de ce texte, je vais m’intéresser, de façon succincte15, à la manière dont il est possible à partir d’une éthique libertaire de penser une critique socio-politique.

 

1. Est-il légitime de s’intéresser à une perspective éthique ? N’est-il pas préférable de partir d’une théorie sociale ?

 

1.1. Certaines conceptions se présentant comme marxistes16 peuvent considérer que pour effectuer une critique sociale, il est nécessaire de partir d’une théorie sociale.

 

A partir d’une telle perspective, la perspective éthique serait sans intérêt, voire illusoire.

 

La conscience individuelle et l’action individuelle seraient déterminées - en dernière instance - par la structure sociale.

 

1.2. Il me semble au contraire que dans une perspective libertaire, il est légitime d’adopter un point de vue éthique.

 

En effet, comme je l’ai rappelé précédemment, de nombreuses philosophies libertaires ont été construites à partir d’une éthique individualiste. C’est le cas en particulier des auteurs se situant dans le courant de l’anarchisme individualiste.

 

1.3. Je ne souhaite pas avancer que se situer au niveau de la structure sociale, comme peut le faire par exemple la sociologie marxienne, n’est pas pertinent. Mais, il me semble que d’un point de vue philosophique, on ne peut pas renoncer totalement à la perspective éthique.

 

1.4. La perspective éthique, dans une philosophie sociale, a pour objectif de répondre à ce que j’appellerai l’argument du dignitaire nazi.

 

L’argument du dignitaire nazi consiste à affirmer que dans les conditions sociales et historiques du nazisme, un dignitaire nazi ne pouvait pas s’opposer au régime nazi. Il était déterminé socialement à être nazi.

 

1.5. La perspective éthique est de mon point de vue nécessaire pour poser la question de la résistance et de l’engagement dans l’action collective au niveau de la responsabilité individuelle.

 

2. A partir d’une souffrance subjective.

 

Est-il possible de penser une théorie sociale à partir d’une souffrance subjective ?

 

(L’interrogation sur la question de la souffrance en philosophie sociale a déjà été discutée entre autres par Emmanuel Renault : Souffrances sociales. Sociologie, psychologie et politique. La Découverte, 2008)

 

2.1. Je vais donc repartir de la subjectivité souffrante dont j’ai parlé déjà auparavant. Imaginons donc une subjectivité souffrante.

 

2.2. Imaginons que cette subjectivité se retrouve dans un groupe de conscience et de parole, un groupe de conscientisation (pour parler comme Paulo Freire ou comme les militantes féministes).

 

Dans le dialogue avec d’autres personnes, cette subjectivité prend conscience qu’elle n’est pas seule à éprouver cette souffrance. Cette subjectivité fait l’expérience d’une reconnaissance intersubjective de sa souffrance.

 

En parlant entre elles, ces personnes en arrive à la conscience collective que leur souffrance ne serait pas qu’individuelle, mais qu’elle serait peut être sociale. Ce serait une souffrance qui concernerait plus largement d’autres personnes partageant des caractéristiques sociales communes.

 

Ces personnes pourraient être des femmes, des travailleurs ou des travailleuses, des personnes racisées, des personnes se situant dans une minorité de genre ou de sexualité, des personnes en situation de handicap ect….

 

Continuons ! Ces personnes se trouvent donc dans la situation suivante :

 

- elles éprouvent une souffrance dont elles souhaitent atténuer les causes ou les faire disparaître.

- elles pensent que cette souffrance aurait une origine socio-politique.

- elles pensent également que si c’est le cas, il est nécessaire d’obtenir une transformation socio-politique de la société.

- Enfin, elles pensent également que pour cela, il faut qu’il y ait de nombreuses personnes qui s’engagent pour obtenir ce changement social.

 

2.3. Elles se heurtent néanmoins à plusieurs difficultés :

 

a) Comment savoir si effectivement leur souffrance correspond à une souffrance d’origine socio-politique qui concerne un groupe social particulier de personnes ?

 

Cela d’autant plus que lorsqu’elles commencent à avancer cette idée dans l’espace public, on leur dit que tout cela est dans leur tête (par exemple comme dans la « théorie du fantasme » des psychanalystes) ou que ce sont elles qui sont particulièrement fragiles, qu’elles sont des « snowflakes ».

 

b) Puis comment parvenir à l’engagement possiblement le plus large de la population autour de cette revendication ?

 

Comment ces personnes peuvent être amenées à faire reconnaître le caractère social de leur souffrance subjective ? Comment peut-on passer d’une souffrance subjective à une souffrance sociale ? Comment se positionne une subjectivité libertaire par rapport à cela ?

 

3. L’objectivation de la souffrance subjective.

 

Je ne vais pas discuter ici de manière approfondie cette question. Je souhaite juste montrer qu’il existe en particulier des champs de recherche qui se sont intéressés à cette question.

 

3.1. Ces champs, ce sont par exemple la psychodynamique du travail, ou plus largement, la sociologie clinique avec des chercheurs et des chercheuses tels que Christophe Dejours, Danièle Linhart ou encore Vincent de Gaulejac.

 

Par exemple, dans le champ de la sociologie du travail, à partir d’une sociologie compréhensive, reposant sur des entretiens, il s’est agit de mettre en relation les descriptions subjectives de souffrance psychique et les transformations dans les organisations du travail.

 

3.2. Ces approches ne conduisent pas à une conception déterministe de la relation entre le social et le psychique. Certes, toutes les personnes ne réagissent pas subjectivement de la même manière à ces transformations, néanmoins il est possible de dégager des tendances en s’aidant par exemple de questionnaires quantitatifs.

 

3.3. Ces travaux de recherche participent donc d’une reconnaissance dans l’espace public du caractère social des expériences de souffrance subjective.

 

3.4. Une subjectivité libertaire peut être conduite à admettre la validité de ces travaux s’ils résistent à une discussion critique.

 

4. L’engagement socio-politique du point de vue d’une subjectivité libertaire.

 

4.1. Admettons qu’une subjectivité libertaire considère ces travaux comme cohérents intellectuellement avec l’ensemble des connaissances qu’elle reconnaît valables. Dans quelle mesure peut-elle être conduite à s’engager en faveur d’une transformation socio-politique ?

 

4.2. Si elle fait partie d’une personne directement concernée, elle peut penser qu’il est nécessaire de s’engager pour atténuer ou faire disparaître ce qui provoque sa souffrance subjective.

 

4.3. Si elle ne fait pas partie d’un groupe directement concerné, cela peut-être lié à une réflexion qui découle du principe de cohérence élargie qui la conduit à ne pas seulement rechercher une cohérence interne.

 

Cela peut être par exemple lié à des raisonnements par analogie. Si j’estime que d’autres devraient s’engager pour m’aider à défendre mon intégrité psychique et physique, alors je dois m’engager moi aussi pour lutter pour la préservation de leur intégrité psychique et physique. (Argument de réciprocité).

 

Conclusion : Retour au problème initial

 

1. Le problème initial que j’ai été amenée à soulever, qui m’a conduite à repenser une éthique libertaire, portait justement sur des situations de souffrances subjectives qui conduisent à remettre en question la conception libertaire de la libération sexuelle.

 

2. Pour certaines personnes, cette situation renverrait, sous l’effet entre autres du mouvement féministe, d’une montée en force de la figure de la victime, vulnérable, à protéger, au détriment de l’individu libertaire qui assume sa liberté, son désir et son plaisir. En gros, il s’agirait d’un retour à l’ordre moral, d’un abandon d’une vision libertaire de l’existence.

 

3. Comme je l’ai déjà souligné auparavant cette thèse n’est pas totalement convaincante. Puisqu’elle conduit à invalider le propos d’autres personnes – des femmes en particulier – qui affirment que cette conception de la libération sexuelle n’était pas une libération pour tous et toutes, mais surtout une justification de la libération du désir d’hommes adultes. En réalité, il s’agissait d’une forme de domination.

 

4. Il me semble, c’est la thèse que j’ai essayé de défendre, qu’il est possible d’arriver à d’autres conclusions que la position libertaire (post-68), si on part d’une autre conception de ce qu’est une éthique libertaire.

 

5. J’ai donc redéfini une éthique libertaire à partir de trois principes : 1) La vérité subjective ; 2) La cohérence intellectuelle : a) interne b) élargie ; 3) La cohérence pratique.

 

6. J’ai été amenée à montrer comment une subjectivité libertaire pouvait être conduite à s’engager à un niveau socio-politique pour lutter contre une souffrance sociale.

 

7. De ce fait, cela conduit à ne plus faire seulement du critère d’une éthique libertaire l’affirmation de l’autonomie du consentement des personnes, mais également à adopter la nécessité de lutter contre des souffrances sociales.

 

Pour terminer : Discussions de quelques objections possibles

 

1. La protection des victimes peut amener à une conception sécuritaire qui demande plus de répression des coupables ?

 

Il me semble qu’il faut distinguer deux principes de justice : la protection des victimes et la répression des agresseurs. La protection des victimes ne se traduit pas nécessairement par une politique répressive à l’égard des agresseurs, cela peut se traduire par des mesures éducatives. C’est le cas par exemple dans la justice des mineurs.

 

2. La redéfinition de l’éthique libertaire conduit à ce qu’il est possible que des personnes se considèrent consentantes et que pourtant on affirme que leur consentement n’a pas de valeur. Dans le cas des mouvements féministes actuels, il y a l’affirmation de considérer comme non-valable, dans tous les cas, le consentement des mineures de moins de 15 ans.

 

2.1. La position libertaire que je défends permet de préserver la valeur du ressenti des personnes les premières concernées.

 

2.2. Néanmoins, la question qui se pose, c’est d’en rester uniquement au ressenti individuel ou d’admettre une souffrance collective.

 

2.3. Il y a certes une limitation possible de la valeur du consentement individuel, mais au nom de la lutte contre la domination collective du groupe auquel appartient cet individu.

 

2.4. Il appartiendrait alors à une personne, qui estime que son consentement est valide, de combattre pour montrer le caractère incohérent de la position féministe au niveau de la cohérence intellectuelle élargie.

 

2.5. A l’inverse, on a peu l’impression que parfois libertaire, se confondrait avec une sorte d’égotisme, où l’individu ne serait capable que de prendre en compte la toute puissance de son désir, et non pas d’admettre de lui-même que parfois, il est possible de mettre des limites à son désir individuel, pour préserver l’intégrité de personnes plus vulnérables.

 

 

NB: Je remercie Francis Dupuis-Deri et Thibault Masset pour la relecture de ce texte et leur avis. Néanmoins, la version de ce texte est resté sensiblement identique à celle qui leur avait été soumise tant sur le plan du fond que sur le plan de forme. 

 

1Le principe d’écriture de ce texte est de discuter des positions et des arguments, plus que des auteurs. Voir : Francis Wolff (dir.), Philosophes en liberté : Positions et arguments, Paris, Ellipse, 2001.

3Ogien Ruwen, Maximalistes et minimalistes, Gallimard, Paris, 2007.

4Voir le numéro de revue : Education et minimalisme moral, Recherches en éducation, n°6, mars 2014.

5Voir à ce propos la réaction de René Schérer : « Entretien avec René Schérer », LundiMatin, 15/02/21. URL : https://lundi.am/Entretien-avec-Rene-Scherer

6Ogien, Ruwen. « Les tendances moralistes et inégalitaires de l'éthique du care », Travail, genre et sociétés, vol. 26, no. 2, 2011, pp. 179-182.

7On trouvera une discussion de ces critiques dans l’ouvrage suivant : Ibos, Caroline, et al. Vers une société du care. Une politique de l'attention. Le Cavalier Bleu, 2019.

8Dans plusieurs de ces textes, Ogien prend l’exemple d’un cas d’inceste entre frère et sœur adultes, sans qu’aucun des deux protagonistes ne se plaignent par la suite de cet évènement. Or beaucoup de personnes condamneraient moralement cela. Il s’agit pourtant de ce qu’il appelle un cas de « crimes sans victimes ». Mais, pour le minimalisme moral, il n’y a pas de difficultés puisqu’aucun des protagonistes même dans le futur ne le vit comme une violence. Ogien, Ruwen. « La morale introuvable », Raison publique, vol. 22, no. 2, 2017, pp. 15-39.

9Strauch-Bonart, Laetitia. « Les dégâts du politiquement correct sur les campus anglo-saxons », Constructif, vol. 56, no. 2, 2020, pp. 24-27.

10Fassin, Didier et Richard Rechtman. L'empire du traumatisme: enquête sur la condition de victime. Flammarion, 2010.

11Il est possible de rapprocher la question de la cohérence, de celle de l’intégrité : Giroux, Aline. « Aux confins des éthiques, la vertu d’intégrité. » Laval théologique et philosophique, volume 55, numéro 2, juin 1999, p. 245–265. https://doi.org/10.7202/401234ar

12Ce n’est pas l’objet de ce texte, je ne développerai donc pas la question de la résistance et de l’engagement. Je renvois à un autre texte pour cela : Irène Pereira, « Refus des injustices : La résistance éthique, une éducation à la cohérence », Les cahiers de pédagogie radicale, 2021. URL : https://pedaradicale.hypotheses.org/3431 .

13Voir entre autres : Laugier, Sandra. « L’expérience de la lecture et l’éducation de soi », Le sujet dans la cité, vol. 8, no. 2, 2017, pp. 39-53.

14Hadot, Pierre. « La philosophie comme éducation des adultes », Sandra Laugier éd., La voix et la vertu. Variétés du perfectionnisme moral. Presses Universitaires de France, 2010, pp. 437-447

15Ce texte reprend des éléments de  manière moins complète de : Irène Pereira « Education de soi et critique sociale : Reconstruction d’une éthique libertaire », Les cahiers de pédagogies radicales. URL : https://pedaradicale.hypotheses.org/3439

 

16Comme mon texte ne se situe pas dans le cadre de l’histoire de la philosophie, je ne discuterai pas ici d’autres lectures possibles et légitimes de Marx qui considèrent qu’il y a un individualisme chez Marx.