Subjectivité et système d’emprise (suite)

 

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Dans la deuxième partie de ce texte, il s’agit de se demander comment la subjectivité peut-elle se déprendre d’un système d’emprise et pourquoi cela est-il si difficile ?

 

4. La prise de conscience.

 

Comment la subjectivité prend-elle conscience du système d’emprise pour s’en libérer ?

 

4.1. La subjectivité peut d’abord éprouver une souffrance au sein de l’organisation, mais sans pour autant avoir parfaitement conscience du système d’emprise. Néanmoins, cette souffrance peut l’interroger et ouvrir la voie à une prise de conscience critique (conscientisation) et à une libération face à l’emprise.

 

4.2. Pour cela, il faut qu’elle change son cadre d’interprétation (reframing). Le système de justification utilisé jusqu’alors ne doit plus lui apparaître comme évident et valide. Par exemple : Le caractère vocationnel du travail justifie-t-il qu’on l’effectue gratuitement ? C’est la problématisation de la réalité sociale.

 

4.3. Petit à petit la subjectivité peut effectuer un travail de déconstruction du système de justification qu’elle a intériorisé :

 

- non cela n’est pas normal de travailler gratuitement.

 

- le fonctionnement de l’organisation ne correspond pas à ma conception du travail.

 

- le fonctionnement de l’organisation ne correspond pas à mes valeurs.

 

Par exemple, l’organisation du travail conduit à des pratiques qui relèvent de la « banalité du mal » (Déjours, reprenant Arendt). La subjectivité peut se trouvé face à un conflit de valeur.

 

Certaines et certains s’accommodent d’ailleurs de la banalité du mal et adoptent les pratiques déviantes qui se sont développées au sein de l’organisation.

 

4.3.1. Par exemple, on voit se développer une forme de duplicité institutionnalisée. Ainsi, le manque de récompenses, mis en concours dans la loterie, fait que les outsiders sont incités à se prévaloir de productions qu’il ou elle n’a pas effectué, en mettant en avant des mots ou des notions ; mais que ne recouvrent aucun travail personnel réel.

 

4.3.2. Mais en cela, ils ne font qu’imiter certains insiders qui ne produisant pas de travaux personnels, se trouvent également à adopter des pratiques telles que : coordonner des travaux collectifs où ils mettent leurs noms mais sans être en mesure d’écrire eux-mêmes sur le sujet, de se positionner sur la dernière création à la mode plutôt que de produire créer par eux-mêmes...

 

4.4. Le reframing peut-être favorisé par l’écart entre l’idéal du travail et la réalité du travail. Le travail réel ne correspond pas à l’idéal du travail.

 

L’investissement d’un idéal au travail constitue d’ailleurs l’un des facteurs du fonctionnement du système d’emprise (Dujarier, Marie-Anne. L'idéal au travail. Presses Universitaires de France, 2006).

 

4.5. Cette prise de conscience prend du temps. Par exemple, il faut le temps que la subjectivité s’aperçoive de l’écart entre le travail idéal et le travail réel. Il faut laisser la place au désenchantement face à l’idéal de l’organisation qui avait été investie.

 

4.6. Il ne faut pas croire que la prise de conscience s’effectue en une fois. Elle prend du temps. Cela explique pourquoi l’on ne se dégage pas nécessairement rapidement du système d’emprise.

 

Il est difficile de déconstruire toutes les justifications, il est difficile de renoncer aux rétributions symboliques et il reste toujours le système de récompenses aléatoires.

 

4.7. Ce qui rend si difficile la prise de conscience et le désengagement tient à la part d’idéal qui a été investi dans le système d’emprise.

 

- Il peut s’agir par exemple de l’espoir sur lequel s’appuie le mécanisme de récompense aléatoire institutionnel. La subjectivité garde l’espoir de la possibilité d’une récompense.

 

- Il peut s’agir d’une part d’idéal qui est investi dans l’activité. La subjectivité a du mal à désinvestir le système d’emprise car elle a du mal à désinvestir l’activité auquel est rattachée l’organisation.

 

4.8. La difficulté à désinvestir le système d’emprise tient également aux sollicitations et à la socialisation liée au système d’emprise. Plus la subjectivité reste liée par des liens de sociabilité, par exemple professionnels au système d’emprise, plus il lui est difficile de s’en dégager.

 

Il faut imaginer un ou une fumeuse qui est entouré de fumeurs. Il est plus difficile d’arrêter de fumer dans ces conditions.

 

4.9. Cette prise de conscience peut conduire à un exit ou à une attitude de voice.

 

5. La difficulté de l’exit

 

5.1. Plus la subjectivité a obtenu une reconnaissance symbolique, plus il lui sera difficile de partir.

 

5.2. Même lorsque la reconnaissance symbolique est présente dans d’autres champs, se désinvestir, c’est aussi désinvestir les fruits de son labeur dans le système d’emprise.

 

5.3. Le paradoxe est le suivant. Plus en réalité, la subjectivité est parvenue à un haut degré de rétribution symbolique, plus elle a satisfait au système des justifications idéalistes, plus il lui est difficile de renoncer.

 

Car renoncer, c’est en quelque sorte également renoncer aux fruits du labeur. C’est au moment où l’on reçoit les gratifications symboliques que l’on connaît également suffisamment le système d’emprise pour que ces gratifications se colorent d’un double sens, à la fois comme idéal et comme emprise.

 

5.4. Cela d’autant que plus les rétributions symboliques sont importantes, plus les tentations sont grandes pour des insiders (et mêmes certains outsiders) de profiter du travail et des compétences des insiders qui auront réussi à acquérir un certain capital symbolique.

 

Le statut de outsider fait que la personne qui a acquis une certaine récompense symbolique ne peut pas profiter pleinement des récompenses réservées aux insiders. Certains insiders voient donc dans cette situation l’opportunité de pouvoir récupérer une partie des rétributions symboliques qu’ils peuvent capter en lien avec leur statut.

 

Questions :

 

1. Est-ce que l’analyse du système d’emprise qui est proposée ne relève pas de cadres théoriques d’interprétation différents : théorie de la domination en sociologie, théorie de l’engagement en psychologie sociale, théorie de la récompense aléatoire issue des neuro-sciences ?

 

Il est vrai que les propositions d’analyse qui sont effectuées relèvent d’avantage de la description phénoménologique que de l’explication causale. Il s’agit d’avantage de faire une analyse descriptive que de proposer une grille d’explication causale cohérente.

 

Néanmoins l’ensemble des propositions d’analyse trouve une cohérence dans l’importance accordée aux facteurs subjectifs et à la manière dont la subjectivité se trouve enrôlée dans un système.

 

L’autre dimension tient au fait que les analyses ne ciblent pas la psychologie individuelle des personnes, mais davantage le fonctionnement d’un système.

 

Il s’agit d’une approche qui se situe au niveau d’une forme de psychologie sociale philosophique réflexive. Comment la subjectivité perçoit-elle sa propre adhésion à un système d’emprise. Il s’agit d’une approche compréhensive et phénoménologique.

 

2. Quelle est la méthodologie d’écriture choisie ?

 

2.1. Il s’agit de s’appuyer sur une description phénoménologique c’est à dire produite à partir de l’expérience vécue du sujet.

 

2.2. Cette description doit être produite avec le plus haut niveau d’abstraction possible à partir d’une expérience située. Il s’est agit d’essayer de mettre en lumière en particulier ce qui pouvait être le plus transversal à différentes expériences possibles dans différents types d’organisation quand cela était possible et quand cela n’était pas possible d’essayer de restituer la description phénoménologique située. Le caractère d’abstraction est ce qui distingue cette description phénoménologique de la littérature.

 

2.3. Pour que cette description phénoménologique puisse servir d’appui à une philosophie sociale, il faut qu’elle soit passée à l’épreuve des objections possibles qui pourraient lui être faites.

 

3. Comment cette description phénoménologique à partir d’une subjectivité située peut-elle devenir une philosophie sociale ?

 

3.1. Dans le processus de conscientisation, elle doit rejoindre l’expérience vécue d’autres subjectivités qui peuvent se reconnaître dans tout ou partie de la description phénoménologique située.

 

3.2. Il s’agit ensuite de soumettre cette description phénoménologique de la réalité sociale à l’épreuve du dialogue critique.

 

Pour passer d’une expérience vécue située à une philosophie sociale, il est nécessaire de parvenir à une cohérence élargie.

 

 

3.2. Il s’agit donc de la conjonction entre une phénoménologie de l’expérience vécue et pensée dialogique critique.