Education de soi : Oppression existentielle et sentiment d’aliénation sociale

 

 

Introduction. Pathologies de la subjectivité dans la modernité tardive

 

Sans condamner dans son ensemble la modernité, celle-ci a correspondu, en tant qu’époque historique, a un certain nombre de réalités sociales telles que : la colonisation européenne, le capitalisme, l’État moderne bureaucratique, les totalitarismes de masse, la civilisation thermo-industrielle, la bombe nucléaire, ect…

 

L’une des caractéristiques de la modernité tardive est la manière dont elle s’attaque à la subjectivité des personnes. Ce phénomène a émergé avec la propagande, la publicité et de multiples autres techniques de contrôles apparues depuis le XXe siècle.

 

Avec le XXIe siècle, on assiste à un développement sans précédent des techniques de contrôles issues du numérique et de l’intelligence artificielle.

 

Ces transformations sociales conduisent la philosophie à devoir penser la manière dont la subjectivité est atteinte par ces transformations et en particulier la subjectivité en lien avec les questionnement existentiels qui ont été considérés dans l’histoire de la philosophie comme une caractéristique de ce qui est fait l’humanité de l’humain.

 

Cette atteinte portée à la subjectivité par le système d’organisation sociale de la modernité tardive est marquée par la place des pathologies mentales : stress, dépression, bunt out, anxiété ect… Quel type de société produit une telle atteinte de la subjectivité ?

 

Les philosophies antiques – épicurisme, stoicisme ect… - avaient cherché à offrir une réponse théorique et pratique aux questionnement existentiels. A partir du Moyen-Age, ces angoisses ont nettement été prises en charge par les religions monothéistes.

 

Au XXe siècle, la philosophie existentialiste – chrétienne ou athée – ou encore la psychologie existentielle ont également essayé de fournir des propositions à ce sujet.

 

Néanmoins, ces propositions ont pour l’essentiel consisté dans une réflexion sur le sujet en relation avec le monde phénoménologique, sans prendre en compte les oppressions sociales.

 

Or la souffrance existentielle de la subjectivité, telle qu’elle se manifeste actuellement, ne peut être détachée en réalité des transformations technoéconomiques qui sont à l’oeuvre dans les sociétés de la modernité tardive.

 

En cela, la philosophie sociale existentielle s’oppose aux approches psychologiques qui renvoient la souffrance subjective uniquement à la subjectivité sans en chercher les conditions sociales. Certes le rapport du social à la subjectivité ne peut être pensé sous la forme de la causalité, mais il existe des conditions dans lesquelles la subjectivité se trouve placée et qui atteignent à ses possibilités de réalisation.

 

Le point de départ est ici le sentiment d’aliénation de la subjectivité.

 

Pourquoi parler de subjectivité et non de sujet ? Le sujet suppose une réalité philosophique qui peut être substantielle ou transcendantale par exemple. La subjectivité est plus modeste. C’est la réalité à laquelle nous avons tous accès en premier lieu : nos pensées, nos affects…

 

1. Le sentiment d’oppression existentielle

 

Une subjectivité donnée se sent opprimée. Cette oppression se traduit par une souffrance psychique. Elle attribue ce sentiment d’oppression à des conditions sociales extérieures.

 

Mais quelle réalité possède cette oppression en dehors de son esprit ?

 

On pourrait imaginer que ce sentiment d’oppression n’est que l’effet de son esprit. Il s’agit d’un trouble psychique telle que la paranoïa. Ou sans aller jusque là, cette personne n’est peut être qu’un esprit complotiste.

 

Car après tout l’aliénation peut être intérieure ? Peut-être ce sentiment d’aliénation de la subjectivité ne provient pas du monde social, mais est interne à la psyché. Il ne serait alors que l’effet de conflits internes à la psyché. N’est-ce pas d’ailleurs l’approche dominante de la psychanalyse (si on excepte le freudo-marxisme) ?

 

Descartes : « : «Mais quoi, ce sont des fous (ameutes sunt isti), et je ne serais pas moins extravagant (ipse démens viderer) si je me réglais sur leurs exemples. »

 

Quelle est cette subjectivité qui ressent une telle aliénation ? Peut-être une subjectivité occidentale de classe moyenne ou supérieure. Car qui peut s’éprouver comme une subjectivité personnelle non inscrite dans un système de croyances religieuses et ayant le loisir de penser à son existence et non pas simplement de survivre.

 

2. Qu’est-ce que cette oppression ?

 

Il existe sans doute plusieurs formes d’oppression. Mais celle dont il sera question ici est une oppression existentielle. Elle consiste à ressentir une absence de sens de l’existence, une perte de liberté, une angoisse, en lien avec l’organisation sociale. On peut dire qu’il s’agit d’un sentiment d’aliénation de l’existence.

 

Cette affirmation que l’existence se trouve aliénée, n’est pas posée de l’extérieur. Il ne s’agit pas de dire : « tu es aliéné », mais il s’agit d’une subjectivité qui dit « je me sens aliénée ». Car l’aliénation n’est pas en réalité un fait social (aliénation objective), mais un sentiment existentiel (aliénation subjective).

 

L’angoisse existentielle peut-être perçue comme une réalité moderne, mais on peut déjà, d’une certaine manière, en trouver une trace dans des textes stoïciens, par exemple dans la Brièveté de la vie de Sénèque.

 

A l’époque moderne, que ce soit chez Pascal, Kierkegaard, puis avec les auteurs existentialistes de la moitié du XXe siècle, l’angoisse existentielle est rapportée à une condition humaine détachée souvent de toute réalité sociale.

 

Certes Kierkegaard lorsqu’il écrit sur « la foule » fait bien état d’une oppression qui semble sociale. Mais, il renvoie ici à une oppression liée à des relations sociales, et non pas à un système social de domination.

 

Pourtant, par exemple, l’œuvre littéraire de Kafka (Le procès ou encore Le château…) mettent en lumière la dimension sociale de cette angoisse, de ce qui peut se traduire pour la subjectivité, comme une oppression existentielle. Elle est pour Kafka dans l’administration moderne bureaucratique.

 

Ce que le système de domination moderne a changé, c’est qu’il a mis en place une forme d’oppression sociale caractérisée par une domination de la rationalité instrumentale.

 

Cette forme de domination ne doit pas être confondue avec la « domination traditionnelle » (Weber). Il y a bien des formes de domination avant l’époque moderne. C’est pourquoi l’émancipation ne peut pas consister dans un retour à la société traditionnelle. C’est parce que perdurent des rapports sociaux de pouvoir que le système de domination de la modernité est vécu subjectivement différemment selon qu’on est un homme ou une femme, une personne racisée, une personne handicapée, une personne économiquement pauvre, ou encore LGBT.

 

Mais avec la modernité, aux formes traditionnelles de la domination, s’ajoutent des formes modernes de la domination que Weber appelle « légale rationnelle » qui sont caractérisée par une  domination de la « rationalité en finalité ».

 

L’aliénation ici ne renvoie pas à une nature humaine biologique, à des besoins, mais à une condition existentielle de l’être humain. Cette condition existentielle s’exprime à travers l’angoisse existentielle. Nous vivons dans un monde technologique où c’est notre condition existentielle même qui est menacée. C’est cette condition existentielle même que le système de domination moderne prétend aujourd’hui être à même de transformer à terme.

 

3. Qu’est-ce qui provoque l’oppression existentielle ?

 

Ce sentiment d’aliénation de l’existence provient de ce qu’Adorno appelle « le voile technologique ». L’organisation sociale ne permet pas au sujet contrairement à ce que prône les sagesses antiques – comme le stoïcisme - de s’interroger sur ce qu’est une existence humaine digne et de tenter de la mettre en pratique.

 

Cela conduit à la production de ce que Victor Frankl appelait une « névrose noogène » liée à la perte sens de l’existence.

 

De ce fait, le retour au souci de soi de l’Antiquité est vain si l’on ne tient pas compte de l’aliénation existentielle propre à la modernité.

 

L’organisation sociale de la modernité s’est traduite au XXe siècle par le système capitaliste et le système de l’administration moderne bureaucratique. L’aliénation existentielle provient de l’aliénation que peuvent ressentir, au moins certaines subjectivités, au sein de ces systèmes.

 

Ce sentiment d’aliénation de son existence n’est pas nécessairement ressenti par toutes et tous. Pour autant est-il illégitime ? La subjectivité n’a-t-elle d’autre choix d’existence que de soumettre son intériorité et sa logique d’action à la domination de la rationalité instrumentale ?

 

L’oppression peut apparaître quand les subjectivités se mettent à agir en se conformant aux logiques de ces systèmes impersonnels. C’est ce que décrit par exemple Souffrance en France, de C. Dejours, lorsque les individus agissent en se conformant aux logiques organisationnelles.

 

Simone Weil : « Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. ». (La condition ouvrière)

 

L’aliénation n’est-ce pas le sentiment de sa propre réification, de la robotisation de son existence (devenir autre que soi-même) et que ce soi-même soit conféré à une machine. Ce soi-même, c’est ce qui avait jusqu’à aujourd’hui considéré comme la condition existentielle de l’humain.

 

La phase actuelle du système de la domination moderne se caractérise par l’intelligence artificielle (la robotisation). Avec la robotisation, et les dystopies transhumanistes, c’est la condition existentielle de l’être humain qui peut être transformée. Est-ce souhaitable ? On peut en discuter. Mais pourquoi n’aurions nous pas la possibilité de refuser la transformation de la condition existentielle de l’être humain ?

 

Le psychologue existentiel Irvin Yalom distingue quatre dimensions de la condition existentielle : l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’absence de sens de l’existence, l’angoisse de la liberté et donc de la responsabilité, l’angoisse de la solitude existentielle.

 

Le transhumanisme prétend abolir la mort. La machine éternellement réparable devient le modèle de l’humain.

 

L’angoisse de l’absence de sens de l’existence se caractérise dans un système dominé par la rationalité instrumentale par le « voile technologique ». C’est l’impossibilité à penser réellement son existence comme un projet existentiel car cette existence se trouve aliénée dans une « méga-machine » (Mumford).

 

L’angoisse de la liberté serait résolue dans le système de domination du capitalisme numérique par l’informatisation de la prise de décision comme dans le cas des « robots tueurs ».

 

Les robots compagnons peuvent être considérés comme une prétention technocapitaliste à mettre fin à l’angoisse de la solitude existentielle.

 

Weber avait prédit progressivement la réification de l’humain dans une « cage d’acier », il n’avait pas prévu sa réification par une transformation de sa condition existentielle.

 

3.1. Jaspers et Freire

 

Karl Jaspers considère que les situations-limites renvoient à des situations existentielles qui ne peuvent pas être transformées comme la mort.

 

Pour Paulo Freire, la situation-limite est une situation sociale qui est perçue à tort comme ne pouvant pas être transformée. Ce sont les rapports sociaux d’oppression.

 

La réalité actuelle est différente. L’(dys-)utopie néolibérale consiste à affirmer la possible transformation de la condition existentielle, celle qui était considérée par Jaspers comme ne pouvant pas être transformée.

 

Cette transformation étant liée au technocapitalisme, elle risque d’engendrer une inégalité existentielle entre êtres humains ou du moins de l’accentuer. Car quand nous y réfléchissons, nous ne sommes pas déjà égaux économiquement par exemple face à la maladie.

 

Car pendant longtemps, la sagesse traditionnelle a affirmé que ce qui rendait les humains égaux était la mort : riche ou pauvre, nous allons tous mourir. Mais déjà, la médecine moderne a modifié les conditions de cette affirmation, non seulement avec les inégalités d’espérance de vie, mais surtout d’espérance de vie en bonne santé.

 

La philosophie existentielle est obligée d’intégrer une part de science-fiction avec la possibilité pour la technologie de transformer la condition existentielle de l’être humain.

 

Ce que la société de contrôle, le capitalisme de surveillance ect.. sont en train d’atteindre, c’est notre part d’intériorité, de subjectivité personnelle. Se pose alors la question de savoir comment la défendre ?

 

Pour le philosophe stoïcien de l’Antiquité, par exemple, l’intériorité était le refuge ultime contre le pouvoir politique. La liberté de la subjectivité était possible par l’édification d’une forteresse de l’intériorité.

 

ÉPICTETE : « Un tyran me dit : "Je suis le maître, je peux tout. - Eh ! que peux-tu ? Peux-tu te donner un bon esprit ? Peux-tu m'ôter ma liberté ? (…) Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. Tu n'as aucun pouvoir sur moi. » (Entretiens, Livre I, 52)

 

Ce qui se trouve dès lors menacé aujourd’hui, c’est ce qui déjà dans l’Antiquité était apparu à la fois comme constitutif de l’existence humaine et de sa subjectivité. Or la technologie moderne rend possible une transformation profonde de ce qui semblait constituer des « situations limites » (Jasper) de l’existence humaine, mais également de ce qui pouvait permettre à la personne humaine de résister aux épreuves existentielles générées par ces situations.

 

Avec la modernité tardive, ce qui se trouve progressivement menacé, ce sont les réponses qui ont été données face aux angoisses existentielles (réponses philosophiques antiques ou réponses religieuses) au profit d’une réponse technoscientifique.

 

Néanmoins, cette transformation de la condition existentielle de l’être humain ne fera sans doute pas cesser les questionnements existentiels, mais elle les transformera. Pour autant, il est probable que la pensée technicienne soit incapable de leur apporter une réponse. Peut-être pourra-t-elle simplement les endormir comme dans Le meilleurs des mondes avec le « soma ».

 

Il ne s’agit pas de dire que cet état constitue une réalité, mais que pour la première fois dans l’histoire, il constitue une possibilité envisageable par le recours à la technique moderne. Or cette possibilité même est la source de nouvelles formes d’angoisse existentielle.

 

4. Ecologie environnementale et oppression existentielle

 

Une grande partie des théories critiques actuelles orientent leurs efforts vers une critique écologique. Elle critiquent la modernité pour la séparation qu’elle a établie entre l’humain et le reste du vivant.

 

Il y a d’ailleurs une angoisse existentielle en lien avec l’écologie : l’éco-anxiété ou solastagie.

 

Néanmoins, même si le système technocapitaliste est à l’origine de la dégradation environnementale, rien ne garantie qu’une écologie permette à elle seule de lutter contre l’oppression existentielle.

 

En effet, il est possible d’imaginer une écologie technoscientifique qui contrôlerait le plus technocratiquement possible les ressources naturelles et les existences humaines.

 

De ce fait, l’écologie ne peut être émancipatrice que si elle remonte aux racines de l’oppression existentielle.

 

Les penseurs de la postmodernité ont abonné la question de la condition existentielle et du sentiment d’aliénation. Ils ont au contraire fait l’apologie d’une technologie en capacité de transformer la condition existentielle. Ils/elles ont ainsi promu le devenir cyborg. Mais une sorcière peut-elle être une cyborg ?

 

5. La résistance face à l’oppression existentielle

 

5.0.1. Ne nous reste-t-il plus, comme Thoreau, pour ceux et celles qui sont confrontés au sentiment d’aliénation de leur existence, qu’à tenter d’aller vivre dans les bois ?

 

5.1. La résistance face à l’oppression existentielle est un certain être au monde. Elle passe par des exercices existentiels qui permettent à la subjectivité de se renforcer pour pouvoir résister à l’emprise du système de domination instrumental.

 

5.2. Elle est d’abord une résistance de la subjectivité. Cette résistance passe en premier lieu par une capacité à résister à l’aliénation du temps subjectif (Rosa) et de l’attention (Citton).

 

5.3. Elle consiste dans le fait que la pensée et l’action échappent aux logiques de la domination instrumentale. Refuser d’être transformé un homo oeconomicus ou en homo algorithmus…

 

5.4. Elle se caractérise par la capacité de la subjectivité à résister aux logiques purement instrumentales des organisations et à être capable de dissidence face à ces logiques. Il y a un lien profond entre le « courage de la vérité » et l’authenticité existentielle. L’authenticité repose sur la cohérence, entre la vérité de la pensée et de l’action de la subjectivité, dans le monde.

 

Ce que ces logiques organisationnelles provoquent, c’est une dépossession de certaines caractéristiques de la condition existentielle : la liberté de choix, la responsabilité personnelle… Tout cela devrait être abandonné au profit d’un système impersonnel de hiérarchie bureaucratique ou pour l’accumulation du profit pour le profit.

 

Ainsi, par exemple, les ambivalences de notre société, autour de la figure du lanceur d’alerte, sont la marque du conflit entre la logique de la domination de la rationalité instrumentale et une éthique qui se réfère à une conception implicite de la personne humaine .

 

5.5. La philosophie existentielle, comme éducation des adultes, se donne pour objectif de nous aider à résister à l’aliénation de soi par le système de domination de la modernité.

 

Celle-ci se traduit en particulier par la manière dont le système technocapitaliste transforme en marchandise les aspirations de la subjectivité à une existence authentique, sous la forme du développement personnel, en masquant néanmoins les techniques de production de l’emprise. Ainsi, la subjectivité, qui ressent l’aliénation, n’en comprend pas néanmoins les modalités et les techniques de production.

 

De son côté, la philosophie a fait l’erreur de déserter la praxis, pour s’enfermer principalement dans le théoricisme. Il est plus facile en effet d’être jugé sur son discours, sur les belles paroles, que sur sur sa manière d’être et son action dans le monde. Une philosophie de l’éducation devrait être tournée vers la praxis. Mais les philosophes ne sont pas les derniers à se perdre dans le carriérisme et certains y compris dans un carriérisme médiatique.

 

 

Notions : Existentiel. Conditions sociales et naturelles. Subjectivité. Angoisse. Authenticité. Sentiment d’aliénation. Réification. Courage de la vérité. Libération. Capitalisme. Domination de la rationalité instrumentale.

 

Ref :

Marc-Aurèle, Sénèque, Epictete

Weber, Marx, Théorie Critique.

Simone Weil, Jacques Ellul, Lewis Mumford

Jaspers, Sartre, Beauvoir, Fanon, Freire.

Irvin Yalom, Victor Frankel, Rollo May.