Quelle liberté dans un monde de technologies numériques ?

Quelle liberté dans un monde de technologies numériques ?

 

 

Ce texte vise à mettre en lumière que le problème de la liberté ne se pose de la même manière à toutes les époques, et surtout qu’il se pose de manière tout à fait spécifique à l’ère des technologies numériques.

 

La liberté comme question juridico-politique.

 

Depuis l’Antiquité, la question de la liberté a été souvent pensée relativement à un statut juridico-politique. Etre libre, c’était ne pas être esclave. Ce qui voulait dire pouvoir jouir de droits civils individuels. Cela signifiait également être en capacité de prendre des décisions politiques. Ce qui impliquait d’être considéré comme citoyen. Dans les sociétés démocratiques contemporaines, les adultes jouissent du statut de citoyen, même si l’on peut remarquer qu’il ne s’agit pas de démocraties directes, mais seulement d’une participation à une démocratie représentative. Pour le penseur Francis Fukoyama, dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme (1992), la fin des régimes soviétiques signait le triomphe des valeurs des démocraties libérales. Cette thèse a depuis été battue en brèche avec par exemple la place de l’Islam politique ou l’accession de la République de Chine populaire au statut de super-puissance économique. Néanmoins, il est possible de souligner que, pour un certain nombre de philosophes politiques libéraux, le jour où les idées des démocraties libérales atteindront une place hégémonique, alors le problème de la liberté sera résolu. Cette thèse, on le sait avait été critiqué par les penseurs marxistes qui avaient opposé la liberté formelle et la liberté réelle. La liberté formelle résiderait dans le fait de disposer de droits, tandis que la liberté réelle impliquerait des conditions socio-économiques. En effet, il ne serait pas possible de faire pleinement usage de ses droits juridiques et politiques, si par exemple on est réduit à une situation économique de pauvreté.

 

La liberté dans un monde technicien

 

Pourtant, il faut sans doute considérer que le XXe siècle marque un tournant dans la manière dont a été pensé le problème de la liberté. En effet, à partir du XXe siècle, des philosophes ont commencé à formuler avec plus d’acuité la possibilité que les techniques créées par les humains puissent au lieu de les émanciper, devenir une source d’aliénation.

Il existe plusieurs variantes de cette thèse et il ne s’agit pas ici de les discuter toutes. Juste pour mémoire, l’on rappellera brièvement l’une d’elle, qui est celle de Jacques Ellul. Pour ce dernier, les objets techniques conçus par les êtres humains ont fini par constituer un système technicien dont l’humanité a perdu la maîtrise. Le grand problème de notre temps, pour ce penseur, n’est pas la question juridico-politique ou la question économico-sociale, mais la question technique. Pour cet auteur, la technique est fondamentalement marquée par l’ambivalence. En effet, il serait simple de pouvoir se positionner sur le progrès technique s’il ne nous apportait que du négatif. Or la particularité des progrès techniques, et ce pour quoi nous l’adoptons, c’est qu’il semble nous faciliter la vie et résoudre nos problèmes. Ainsi, les technologies numériques, telles que le traitement de texte, nous facilite la vie pour écrire un texte comparativement à une machine à écrire traditionnelle. Pourtant, nous dit Ellul, en réalité, tout progrès technique qui prétend fournir une solution à un problème en créé d’autres. Par exemple, on a prétendu, fut une époque, que le numérique était une industrie propre car dématérialisée. En réalité, comme les autres industries, elle recourt à des matières premières et à des énergies qui ont un effet néfaste sur l’environnement.

 

La notion de système technicien, que met en avant Ellul, consiste à soutenir que la technique est devenu un système autonome qui menace la liberté humaine. Or cette question se pose encore plus avec le numérique. En effet, les écrans numériques ont envahi nos vies occupant une bonne partie de notre temps éveillé : smartphones, tablettes, ordinateurs, consoles de jeux… En outre, les entreprises du web ont développé toute une économie de la captation de données personnelles qui remet en cause l’idée d’intimité et de vie privée. Mais plus simplement encore, l’usage d’internet nous est imposé comme un besoin social que l’on ne peut pas refuser : pour rechercher du travail, pour travailler, pour accomplir des démarches administratives, pour effectuer des opérations bancaires… Nous sommes de plus en plus contraints à devoir accepter le recours aux technologies numériques, même lorsque nous n’avons pas particulièrement l’impression que cela nous facilite la vie. Il en va ainsi entre autres lorsque des entreprises nous imposent malgré nous d’effectuer un travail – le travail du consommateur -  comme par exemple en réalisant soit même les opérations bancaires qui étaient auparavant effectuées au guichet.

La question qui se pose est celle de l’espace de liberté que nous pouvons maintenir face à ces technologies et leurs instrumentalisations possibles par des criminels, des entreprises ou des gouvernements.

 

Quelle autonomie face à la technique ?

 

Une première figure de la résistance prend la forme de l’autonomie. On peut appeler autonomes les personnes qui décident de vivre en marge de la société technocapitaliste en essayant de refuser au possible les technologies numériques. Ces personnes vont par exemple refuser d’avoir un smartphone. Elle peuvent essayer de refuser autant que possible d’avoir une connexion à Internet. Ce profil est de moins en moins numériquement répandu et implique des choix de vie de plus en plus radicaux. En effet, dans une société où pour trouver un emploi, travailler, réaliser des opérations administratives ou autres, il faut une connexion internet, il devient de plus en plus difficile de vivre de manière autonome relativement au technocapitalisme. Mais la puissance de l’emprise numérique vient du fait que la plupart du temps nous ne vivons pas subjectivement le numérique comme une contrainte, mais que nous semblons accepter de nous même la consommation de ces objets techniques, que nous les voyons positivement nous rendre service. C’est là une différence avec la manière dont avait été pensée la servitude juridico-politique : le pouvoir du tyran s’exerçait sous la forme d’une contrainte extérieure, voire par des pratiques de terreur.

 

Mais, l’on aurait tort de réduire l’emprise technique uniquement à la possession et à l’utilisation d’objets technologiques. L’un des problèmes les plus profonds de la société technicienne, c’est avant tout le mode de pensée technique. Cela signifie que nous sommes conduits à penser toute réalité et tout problème sous un angle technique. La pensée technicienne, que les membres de l’école de Francfort qualifiait de rationalité instrumentale, implique de penser toute réalité en termes de moyen pour atteindre une fin. Adorno appelait cela le « voile technologique », le fait de réfléchir seulement aux moyens et non pas aux fins de l’action. La société technicienne produit donc non seulement une colonisation de notre temps personnel, mais également de notre esprit.

 

Quelle résistance face à l’emprise numérique ?

 

Le ou la dissidente constitue une figure moins radicale que l’autonome qui lui tente de rompre radicalement avec le système technicien. Le ou la dissidente se situe à l’intérieur du système technicien et essaie de déterminer les pratiques qui lui permettent de résister à l’emprise de ce système. Dans quelle mesure en se situant dans ce système peut-on se ménager des poches de résistance ? En quoi peuvent-elles consister ?

 

Il est dès lors possible de s’interroger sur un certain nombre de pratiques de résistance. Dans quelle mesure parvenons-nous à refuser de penser sous une forme technique (efficacité des moyens relativement à une fin) ? Parvenons-nous à éviter de réduire toute réalité, quand nous la pensons, à un moyen, à un outils ou une ressource, à notre service ?

 

Autre piste possible : Combien de temps de nos journées, de nos semaines, parvenons-nous à soustraire aux écrans ? Dans ce cas, à quelles activités consacrons nous ce temps ?

 

Autre question : quelle liberté intérieure pouvons-nous nous accorder pour penser à autre chose qu’à des réalités construites par le technocapitalisme ? En quoi consiste ces réalités qui ne sont pas des artefacts du technocapitalisme ?

 

Il est sans doute possible d’imaginer encore d’autres pratiques de résistance qui vise à nous aider à trouver un peu de marge de liberté au sein du système technicien.