UNE ÉCOLOGIE DE LA SUBJECTIVITÉ

 

 

Pour la constitution d’un champ de luttes de défense de l’intériorité subjective.

 

 

Résumé: Ce texte défend trois idées principales. a) Le point de départ de l’anarchisme n’est pas l’individu, mais la subjectivité. b) La vie intérieure subjective subie une dégradation sans précédent avec le technocapitalisme c) L’anarcho-subjectivisme vise à développer un champ de luttes de défense de l’expérience subjective intérieure. Ces luttes visent à produire une écologie de la subjectivité.

 

0. POURQUOI DÉVELOPPER UN ANARCHO-SUBJECTIVISME

 

0. 1. Pourquoi s’intéresser sur le plan philosophique à l’anarchisme ?

 

0.0.1. L’anarchisme dans le champ de la philosophie politique constitue un courant politique qui se caractérise par sa radicalité.

 

0.0.2. En réalité, il n’y a pas une théorie de l’anarchisme, il y en a eu plusieurs à partir de cette idée : « l’absence de pouvoir » (an-arkhé)

 

0.0.3. Toute philosophie anarchiste est une méditation sur l’absence de pouvoir.

 

0.0.4. Mais l’anarchisme ne se réduit pas à une philosophie politique.

 

0.0.4.3. Il s’agit également d’une approche de l’autoformation existentielle.

 

0 .0.4.2. Et, il s’agit également d’un mouvement social.

 

0.0.5. L’anarchisme constitue donc un lieu spécifique dans l’espace des positions en philosophie politique.

 

0.0.6. C’est pourquoi, il y aura toujours potentiellement des pensées de l’anarchisme car l’anarchisme incarne un certain point dans une structure de positions.

 

0.2. Pourquoi faire de la subjectivité le point de départ d’une philosophie de l’anarchisme ?

 

0.2.1. Dans l’histoire de l’anarchisme, l’anarchisme individualiste a constitué une certaine position qui a eu son importance en particulier entre la fin du XIXe siècle et la Deuxième guerre mondiale.

 

0.2.1.1. Il a été inspiré en particulier par l’oeuvre de Max Stirner, L’Unique et sa propriété (1844).

 

0.2.2. On a pu opposer structurellement deux courants de l’anarchisme : l’anarchisme social et l’anarchisme individualiste.

 

0.2.3. L’anarchisme social a survécu (par exemple dans l’écologie sociale de Murray Bookchin), tandis que l’anarchisme individualiste a en grande partie disparu.

 

0.2.3.1. On peut en trouver parfois des résurgences par exemple dans TAZ (1991) d’Hakim Bey.

 

0.2.4. L’anarchisme individualiste avait un problème. C’est sa difficulté à se distinguer du libéralisme économique. On peut voir cela par exemple dans la proximité entre l’anarchisme individualiste et l’individualisme libéral par exemple de Spencer dans L’individu contre l’État (1885).

 

0.2.5. En revanche, la défense de la subjectivité semble un point de départ plus intéressant pour l’anarchisme que l’individualisme.

 

0.2.5.1. Il ne s’agit plus de centrer l’anarchisme sur la défense de l’irréductibilité de la liberté de l’individu.

 

0.2.5.2. Il s’agit de centrer la philosophie anarchiste sur la qualité de l’expérience subjective. C’est l’anarcho-subjectivisme.

 

0.2.5.3. Ce qui nous singularise, c’est la qualité de notre expérience subjective.

 

0.2.5.4. On peut arriver à cette idée que l’anarchisme est la philosophie qui défend la qualité de l’expérience subjective, sa singularité, face aux formes de pouvoir qui veulent la détériorer ou l'arraisonner. 

 

Transition : Nous avons conscience que ce point de départ reposant sur la subjectivité pose un certain nombre de difficultés. C’est, entre autres, à la réflexion sur certaines de ces difficultés que sera consacré la première partie de ce texte.

 

NB  : Pourquoi utiliser le « nous » dans un texte qui parle de la singularité de la subjectivité ? Parce que nous acceptons l’idée que l’expérience de la subjectivité puisse se présenter comme un « dialogue de l’âme avec elle-même ». L’intériorité subjective peut inclure des expériences de pluralité intérieure.

 

1. QUELLE CONCEPTION DE LA SUBJECTIVITÉ POUR L’ANARCHO-SUBJECTIVISME ?

 

1.1. Il existe plusieurs conceptions de la subjectivité. Il faut déjà préciser que l’anarcho-subjectivisme ne renvoie à pas à une subjectivité abstraite, neutre et universelle : celle du sujet cartésien ou kantien.

 

1.1.1. Ce qui nous intéresse d’un point de vue anarchiste, c’est l’existence de subjectivités singulières ayant leurs expériences intérieures propres.

 

1.2. Qui a une subjectivité ?

 

1.2.1. Nous considérons que la subjectivité est une expérience propre à tout être vivant. Car tout être vivant à son monde vécu. On peut se référer ici à l’idée de monde vécu de la tique développée par Von Uexkull.

 

1.2.2. La subjectivité n’est donc pas une expérience propre aux être humains.

 

1.2.3. Les machines ont-elles une subjectivité ?

 

1.2.3.1. La machine peut développer une forme d’intelligence, mais sans monde vécu propre, sans subjectivité.

 

1.2.3.2. En cela, nous adhérons à une conception non-anthropocentrique de l’intelligence.

 

1.2.3.3. La rupture entre le vivant et la machine porte sur le fait que le vivant fait l’expérience d’un monde vécu dont ne fait pas l’expérience la machine.

 

1.3. De quel type de subjectivité s’agit-il ?

 

1.3.1. Cette subjectivité est l’expérience intérieure d’une perspective singulière sur le monde.

 

1.3.2. Chaque subjectivité vivante se caractérise par la singularité de son expérience sur le monde.

 

1.3.3. Dans le cas de l’humain, cette subjectivité est une subjectivité située historiquement et socialement.

 

1.3.4. Sur le plan social, il existe des subjectivités collectives. Ce qui veut dire des subjectivités qui éprouvent certaines expériences qui sont collectives liées à leur position sociale.

 

1.3.4.1. Ce point a été mis en lumière par l’épistémologie du point de vue de classe des marxistes et par l'épistémologie du point de vue des féministes.

 

1.3.5. Mais les subjectivités collectives n’épuisent par l’expérience subjective singulière. Chaque perspective est singulière.

 

1.3.5.1. Il est possible de se demander quelle est l’origine de la singularité de cette expérience. A-t-elle une source purement intérieure ?

 

1.3.5.2. Nous pensons que la singularité de l’expérience subjective est ontologique. Chaque subjectivité occupe une position singulière dans l’ensemble de l’espace de la réalité sociale et biologique. Il n’existe pas deux êtres qui occupent la même position.

 

1.3.5.3. Peut-on qualifier ces positions d’individus ?

 

1.3.5.3.1. L’individu est une réalité auto-suffisante : c’est un atome. C’est la monade de Leibniz qui n’a ni porte, ni fenêtre.

 

1.3.5.3.2. Or la subjectivité est une certaine qualité de la relation du soi au monde. C’est une expérience singulière du monde.

 

1.4. Les objections possibles à une philosophie radicale de la subjectivité

 

1.4.1. Bien évidement, un tel point de départ philosophique soulève plusieurs objections qui peuvent être, par exemple, le solipsisme, le relativisme et l’égotisme.

 

1.4.2. L’objection solipsiste consisterait à considérer qu’en partant de la subjectivité, il n’est plus possible de retrouver le monde et autrui. Le point de départ de la réflexion philosophique devrait se trouver dans le monde et non dans la subjectivité.

 

1.4.2.1 Néanmoins, nous avons mis en avant que notre conception de la subjectivité impliquait pour se constituer une certaine relation au monde et était située dans le monde biologique et social.

 

1.4.2.2. La subjectivité est constituée d'une certaine expérience singulière du corps, du monde et d’autrui. Ce qu'à mis en lumière la phénoménologie. 

 

1.4.2.3. La subjectivité ne renvoie donc pas ici à une conception monadique.

 

1.4.3. L’objection du relativisme consiste à considérer que le subjectivisme conduit au relativisme. Chaque subjectivité érigeant son point de vue comme absolu.

 

1.4.3.1. Il est vrai que notre conception de la subjectivité part de l’idée d’une vérité subjective. Nul ne peut savoir ce que j’éprouve en dehors de moi.

 

1.4.3.1.1. On peut trouver un écho de cette thèse dans l’article de Nagel : « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? »

 

1.4.3.1.2. Imaginons qu’il existe une machine scientifique que nous permette de décrypter le monde vécu de la chauve-souris sous la forme d’un film.

 

1.4.3.1.3. Néanmoins, pour que nous ayons véritablement accès au monde vécu de la « chauve-souris », il faudrait que nous vivions l’expérience de la chauve-souris en première personne. Il nous faudrait alors un casque de réalité virtuelle et d’autres accessoires d’expérience immersive.

 

1.4.3.1.4. Mais même ainsi, nous ne pourrions pas faire l’expérience subjective de la chauve-souris. Il nous faudrait avoir les mêmes expériences passées que la chauve-souris et ne plus avoir l’expérience passée de nos propres expériences subjectives.

 

1.4.3.2. Nous avons été conduite à montrer dans de précédents textes (voir par exemple : « Education de soi et critique sociale : Reconstruction d’une éthique libertaire, 2021 [En ligne]) que prendre la subjectivité comme point de départ d’une éthique libertaire n’est pas incompatible avec l’acceptation d’un principe de cohérence intellectuelle élargie.

 

1.4.3.3. Dans le cadre de ce texte, ce que nous souhaitons souligner, c’est que prendre pour point de départ l’idée de subjectivité singulière n’implique pas de considérer que la subjectivité singulière doit être le législateur social.

 

1.4.3.4. Ce que nous souhaitons défendre plutôt à travers l’idée d’anarcho-subjectivisme, ce sont les conditions de possibilité d’une vie intérieure riche.

 

1.4.3.5. Ce que nous souhaitons défendre, c’est la valeur de l’expérience intérieure.

 

1.4.4. Pourquoi défendre la valeur de l’expérience intérieure ?

 

1.4.4.1. La valeur de la vie subjective peut mériter d’être défendue parce qu’elle est une source de la création artistique et intellectuelle.

 

1.4.4.2. Cet argument est intéressant, mais il semble réduire la vie subjective à une élite intellectuelle et artistique comme la sublimation chez Freud.

 

1.4.4.3. Il est possible que la vie intérieure ordinaire ait son expression – par exemple le journal intime – qui a parfois était dénigré comme renvoyant à une expérience féminine.

 

1.4.4.3.1. L'oeuvre et la vie de bell hooks montre un exemple de l'importance de la vie intérieure dans une perspective féministe. 

 

1.4.4.4. De ce fait, défendre la valeur de la vie intérieure subjective n’est pas seulement une position anarchiste, mais également féministe.

 

1.4.4.5. Nous verrons dans la suite de ce texte que l’anarcho-subjectivisme se propose une défense de la vie intérieure ordinaire contre ce qui peut la menacer.

 

1.4.5. L’objection de l’égotisme : Cette objection consiste à considérer que se centrer sur la valeur de la vie intérieure revient à délaisser l’intérêt pour la vie sociale, qu’elle renvoie à un repli sur soi.

 

1.4.5.1. La conception que nous défendons ici de la vie subjective ne conduit pas à la considérer comme « un empire dans un empire » (Spinoza).

 

1.4.5.2. La vie subjective peut avoir des conditions sociales et c’est pourquoi nous parlons d’une écologie de la subjectivité.

 

1.4.5.3. L’anarcho-subjectivisme a pour horizon la lutte politique pour une écologie de la subjectivité.

 

1.5. La construction d’une autonomie de la subjectivité.

 

1.5.1. Si chaque subjectivité est singulière, cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne soient pas qu’une résultante liée simplement à une position singulière dans l’espace de la réalité.

 

1.5.2. L’émergence d’une conscience critique : Il est possible de considérer que la conscience critique émerge quand, comme le souligne Patrick Pharo dans « L’injustice et le mal » (1996), la subjectivité prend comme objet de réflexion l’écart entre les normes sociales et les comportements réels.

 

1.5.2.1. C’est dans l’examen des dilemmes moraux créés par ces situations qu’émerge une première conscience critique (qui n’est pas pour autant la conscience sociale critique, Cf à ce sujet Paulo Freire). La conscience sociale critique suppose d’être en capacité d’analyser les situations sociales à partir d’une théorie systémique.

 

1.5.2.2. La conscience critique est simplement la réflexion d'une subjectivité qui constate un problème lié à l'écart entre la norme sociale et la réalité sociale. 

 

1.5.3. Autoformation existentielle et exercices de soi : Il existe une autre approche de la constitution de l’autonomie de la subjectivité qui s’intéresse non pas à la dimension morale, mais au « souci de soi ».

 

1.5.3.1. Il s’agit des auteurs qui comme Pierre Hadot, Michel Foucault ou Xavier Pavie, par exemple, centrent la question de l’autonomie de la subjectivité, sur sa constitution par un ensemble d’exercices de soi.

 

1.5.3.1. Ces exercices philosophiques peuvent relever de la méditation philosophique, de l’écriture philosophique, de la discussion philosophique, de la marche philosophique…

 

1.5.3.2. Dans ce cas, la vie intérieure subjective n’apparaît pas comme la conséquence d’un principe inné qui serait d’origine divine (âme), mais comme la conséquence d’un ensemble de pratiques de soi.

 

1.5.4. La citadelle intérieure : La citadelle intérieure est un état limite de l’intériorité subjective.

 

1.5.4.1. Elle est l’effet, pour les stoïciens comme Marc-Aurèle, d’un ensemble d’exercices de soi.

 

1.5.4.2. La citadelle intérieure est le rempart ultime contre le pouvoir tyrannique comme le met en lumière Epictete : « Un tyran me dit : "Je suis le maître, je peux tout. - Eh ! que peux-tu ? […] Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. Tu n'as aucun pouvoir sur moi."

 

1.5.4.3. Ce lien entre citadelle intérieure stoicienne et anarchisme a été reconnu par les anarchistes rénitents. Ceux qui considèrent que l’anarchisme trouve son fondement dans la capacité de l’individu à dire « non » face aux pouvoirs politiques et de manière générale à s’opposer à toute forme d’autorité abusive [Beckaert Xavier, « La pensée anarchiste et la non violence », 2005 [En ligne]]

 

1.5.4.4. Ainsi l’anarchiste individualiste Han Ryner, qui fut un militant pour l’objection de conscience, écrit : « Pourquoi aimez-vous Épictète ? Le stoïcien Épictète supporta courageusement la pauvreté et l'esclavage. Il fut parfaitement heureux dans les situations les plus pénibles aux hommes ordinaires » (Petit manuel individualiste, 1905).

 

1.5.4.5. Néanmoins, l’expérience de la citadelle intérieure est une expérience limite adaptée à des situations extraordinaires comme des expériences de torture. On peut par exemple noter l’usage que fit le militaire américain James Bond Stockdale du stoïcisme pour résister à la torture dans un camp de prisonnier.

 

1.5.4.6. Comme on peut noter l’usage que fit Duke, selon Françoise Sironi dans Comment on devient un tortionnaire ? (2017), du stoïcisme pour pouvoir pratiquer des actes de tortures durant le régime des Khmers rouges au Cambodge.

 

1.5.4.7. L’un des problèmes que pose l’idée de « citadelle intérieure » tient au fait qu’elle induit de faire peser sur l’individu l’entière responsabilité de développement et du maintien d’une vie intérieure sereine (ataraxie).

 

1.5.4.8. L’anarcho-subjectivisme rompt avec l’anarchisme individualiste en considérant que le développement d’une vie intérieure sereine, et non pas tourmentée, trouve sa condition dans le développement d’une écologie de la subjectivité, ce qui veut dire de milieux sociaux qui préservent l’expérience subjective intérieure.

 

Transition : La deuxième partie de ce texte vise à montrer comment la subjectivité peut se trouver atteinte par le milieu social dans lequel elle évolue. Il s’agit en particulier de montrer que la vie intérieure subit actuellement des attaques sans précédent.

 

2. LES ATTAQUES TECHNOCAPITALISTES CONTRE LA VIE INTERIEURE : UNE HETERO-FORMATION DE LA SUBJECTIVITE

 

2.0.1. L’objectif est de décrire certains aspects de cette dégradation de la vie intérieure.

 

2.1. Les objections à l’idée d’une influence du milieu sur la dégradation de la vie intérieure.

 

2.1.1. Il est possible de lister plusieurs objections qui ne sont sans doutes pas exhaustives.

 

2.1.2. La vie intérieure a toujours été menacée par des épreuves de vie, qui sont des épreuves existentielles. Les philosophies antiques, telles que le stoïcisme, se sont développées pour préserver la sérénité de la vie intérieure.

 

2.1.2.1. Cette objection confond les épreuve de vie existentielle (situation-limite au sens de Karl Jaspers) et les épreuves de vie sociales (situation-limite au sens de Paulo Freire).

 

2.1.2.2. La sérénité de la vie intérieure peut être menacée par des épreuves de vie existentielles comme la maladie ou l’angoisse de la mort. Mais, il existe également des dimensions sociales qui pèsent sur la vie intérieure des personnes.

 

2.1.3. Avant le technocapitalisme, il a existé et continue d’exister, d’autres expériences sociales qui peuvent porter atteinte à la sérénité de la vie intérieure.

 

2.1.3.1. On peut en effet admettre que la pauvreté économique, la précarité sociale peuvent dégrader la qualité de la vie intérieure.

 

2.1.3.2. Les violences sexistes, en particulier sexuelles, peuvent porter atteinte à la vie intérieure de la personne qui en a été victime.

 

2.1.3.3. Il ne s’agit donc pas de nier que d’autres dimensions sociales que le technocapitalisme peuvent porter atteinte à la vie intérieure.

 

2.1.3.4. Mais, il s’agit de s’intéresser au fait que le technocapitalisme produit de nouvelles menaces inédites sur la vie intérieure des personnes.

 

2.2. La dégradation de la santé mentale sous le technocapitalisme, en particulier dans l’emploi

 

2.2.1. Un des arguments de l’impact sans précédent sur la vie intérieure sous le technocapitalisme se trouve dans la dégradation constatée de la santé mentale globale des populations.

 

2.2.2. Cette dégradation est marquée en particulier concernant le travail avec une augmentation des personnes se déclarant au bord du burn-out.

 

2.2.3. Alors que les technologies capitalistes sont de plus en plus performantes, cela ne se traduit pas par une amélioration de la santé mentale des personnes, mais par une dégradation de leur santé mentale.

 

2.2.4. Simone Weill, dans son ouvrage La condition ouvrière, a mis en lumière les liens entre les conditions de travail et la vie intérieure. Le travail aliénant conduit à abimer la vie intérieure, à l'empêcher. 

 

"D'une manière générale, la tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c'est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c'est l'unique moyen de ne plus souffrir ! D'abord de ne plus souffrir moralement." (Simone Weil, La condition ouvrière)

 

2.2.5. Néanmoins la différence actuelle avec la condition ouvrière taylorisée tient au fait que l'on demande actuellement, à nombre de travailleurs et travailleuses d'investir leur subjectivité au travail (et non pas de l'étouffer). Il faut être créatif, il faut être capable de mettre en oeuvre des "soft skilled". 

 

2.3. Les dimensions de la dégradation de l’intériorité subjective dans la vie quotidienne technocapitaliste.

 

2.3.1. Les industries technocapitalistes du divertissement : Nous appellerons industries du divertissement des industries qui tendent à occuper l’espace-temps des subjectivités lorsqu’elles ne sont pas occupées par leur emploi : jeux videos, réseaux sociaux, séries télévisées, sports médiatiques..

 

2.3.1.1 En soi, les divertissements peuvent constituer un support d’imaginaire pour l’épanouissement d’une vie intérieure. On peut penser par exemple à la lecture de romans qui peut être support de rêverie pendant et après la lecture.

 

2.3.1.2. Le problème des industries du divertissement se produit quand elles colonisent l’entierté du temps et de l’espace mental.

 

2.3.1.2.1. Les personnes n’ont plus le temps de développer une vie intérieure personnelle car elles sont sollicitées constamment par les nouvelles technologies et ne passent plus de temps déconnectées.

 

2.3.1.2.2. En effet, quel temps peut avoir une personne pour développer une vie intérieure autonome lorsqu’elle est constamment sollicitée par des videos qui défilent en permanence et ne lui laissent pas le répit de la réflexion et de la rêverie.

 

2.3.2 L’hyperconnexion : Que ce soit durant le temps d’emploi et en dehors, la personne se trouve, de plus en plus, constamment connectée et voit son temps, pour se retrouver seule avec elle-même, diminué et constamment menacé d’être envahi.

 

2.3.3. L’accélération : L’accélération du temps social décrit par Hartmut Rosa ou la vitesse par Paul Virilio entraînent également une contraction de l’espace-temps consacré à la vie intérieure.

 

2.3.3.1. Les individus sont donc pris dans la crainte de manquer des informations, d’être en retard sur les innovations technologiques.

 

2.3.3.2. Il faut suivre le rythme pour ne pas se retrouver dépassés par l’accélération du temps social.

 

2.3.4. L’attention : Les travaux sur l’économie de l’attention et la multiplication des sollicitations attentionnelles mettent en lumière que l’espace-temps de la vie intérieure se trouve également menacée par la manière dont l’attention est devenue une source de profit économique.

 

 

2.3.5. Objection: On peut nous faire l'objection que les nouvelles technologies permettent de renforcer l'attention et donc la vie intérieure: les jeux video auraient un effet positif sur le contrôle attentionnel.

 

2.3.5.1. Mais même si on admet que cela est exact, pour autant faut-il encore avoir un temps sans sollitations externes pour pouvoir développer sa vie intérieure.

 

 

2.4. Futurologie de la subjectivité :

 

2.4.1. Plusieurs éléments actuels mettent en lumière que l’imaginaire technocapitaliste est orienté entre autres par la possibilité de rendre transparente la vie intérieure des subjectivités, de pouvoir la surveiller et la contrôler.

 

2.4.2. Cet imaginaire du contrôle et de la surveillance est également partagé par les technopolices.

 

2.4.3. Ces imaginaires sont illustrés par l’intérêt porté au neuromarketing et aux nudges.

 

2.4.4. Ces imaginaires se concrétisent dans des projets mêlant neurosciences et intelligence artificielle pour pouvoir lire dans les pensées des sujets.

 

2.4.5. On pourrait objecter que les êtres humains ont toujours eu le fantasme de pouvoir lire dans les pensées des autres, de pouvoir contrôler leur comportement.

 

2.4.5.1. Mais la différence ici tient au fait que les innovations technologiques permettent d’effectuer des avancées concernant ces projets et de ne pas uniquement en rester à l’état de fantasme.

 

2.4.6. Cet imaginaire de transparence, de surveillance et de contrôle conduit à remettre en question la possibilité pour la subjectivité d’être un refuge ultime contre le pouvoir, d’être une citadelle intérieure.

 

2.4.7. Le technocapitalisme est donc porteur d'un imaginaire de l'arraisonnement de la subjectivité.

 

2.4.7.1. Il ne s'agit pas de nier la possibilité scientifique du programme matérialiste. 

 

2.4.7.2. Mais de s'interroger sur les conséquences sociales et politiques d'un tel programme sur le plan des libertés individuelles, du droit à la vie privée et à l'intimité de la conscience. 

 

2.5. Les femmes sont les plus touchées par cette dégradation de la vie intérieure par le technocapitalisme.

 

2.5.1. Les femmes sont plus confrontées au burn-out du fait de la double journée de travail soit comme mère de famille et/ou comme aidante.

 

2.5.2. Elles sont celles qui se plaignent le plus de manquer de temps.

 

2.6. La dégradation de l’écologie du vivant par le technocapitalisme a un impact sur la vie subjective.

 

2.6.1. L’éco-anxiété est l’un des marqueurs de cette dégradation lorsqu’elle s’applique aux humains.

 

2.7. Deux profils de personnes . On se retrouve ainsi avec deux profils de personnes :

 

2.7.1. Celles qui n’ont pas le temps de développer une vie intérieure car elles doivent toujours suivre le rythme des innovations technologiques pour ne pas être dépassées.

 

2.7.2. Celles qui ne peuvent plus suivre le rythme de l’accélération sociale car leur subjectivité est trop atteinte.

 

2.7.3. Les personnes qui appartiennent à des groupes socialement opprimés (femmes, personnes LGTQI+, personnes racisées…) sont les plus touchées par cette dégradation de leurs subjectivités.

 

3. L’ECOLOGIE DE LA VIE SUBJECTIVE

 

3.1. L’idée d’écologie de la vie subjective consiste à affirmer qu’il est nécessaire de constituer des milieux sociaux protecteurs de l’intériorité subjective.

 

3.2. Une objection : Les troubles mentaux peuvent ne pas être en contradiction avec une vie intérieure riche.

 

3.2.1. Même si on admet cette objection, il faut sans doute noter que les troubles mentaux conduisent à une vie intérieure tourmentée et non pas sereine (ataraxie).

 

3.2.2 . Le problème porte ici sur les conditions de maintien d’une vie intérieure sereine.

 

3.3. Une objection : La sérénité de la vie subjective n’est pas un objectif en soi car c’est une finalité contemplative qui détache l’existence humaine de l’action.

 

3.3.1. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’action n’a pas de place dans la vie humaine.

 

3.3.2. Mais il s’agit d’affirmer également l’importance de la vie subjective.

 

3.4. L’anarcho-subjectivisme vise à développer des pratiques individuelles d’auto-formation existentielle de l’intériorité subjective.

 

3.4.1. Mais ces pratiques sont insuffisantes s’il n’existe pas un champ de lutte qui porte sur les milieux permettant de préserver la vie de l’intériorité subjective.

 

3.5. L’écologie de la subjectivité désigne les luttes pour la constitution de milieux sociaux qui permettent la préservation de l’intériorité subjective.

 

3.5.1. L’écologie de la subjectivité implique donc des luttes collectives.

 

3.5.1.1. Ce que l'on peut reprocher aux exercices de soi, au développement personnel, à la psychologie cognitive.... c'est de considérer que c'est le sujet qui porte la responsabilité individuelle de la protection de sa vie intérieure.

 

3.5.1.2. On renvoie la vie intérieure à une question personnelle, alors qu'il s'agit d'un enjeu politique.  

 

3.5.2. L’écologie de la subjectivité porte sur les milieux de vie.

 

3.5.2.1. On peut ainsi parler d’une écologie de la subjectivité comme Yves Citton a parlé d’une écologie de l’attention.

 

3.5.3. Tant qu’il n’existe pas des luttes pour une écologie de la subjectivité, chacun est conduit à devoir défendre seul son intériorité subjective ou à la voir colonisée par le technocapitalisme.

 

3.6. Objection : Est-ce que des luttes pour une intériorité subjective ne conduisent pas à se détourner des luttes matérielles ?

 

3.6.1. Non, car l’intériorité subjective trouve ses conditions dans une dégradation des conditions matérielles.

 

3.6.2. Cet exemple peut être illustré par le cas des risques-psychosociaux au travail. Les atteintes qui sont portées à l’intériorité subjective par l’emploi se trouvent dans les organisations de travail.

 

3.7. Objection : Les luttes pour l’écologie de l’attention ne sont-elles pas des luttes de classes moyennes ?

 

3.7.1. Comme dans toute lutte écologique, il ne faut pas oublier que ceux et celles qui subissent le plus des dégradations de leurs milieux de vie qui risquent de porter atteinte à leur vie subjective, ce sont ceux et celles qui vivent dans les conditions les plus précaires.

 

CONCLUSION :

 

1. Plusieurs éléments mettent en lumière que l’intériorité subjective subie du fait du technocapitalisme des menaces sans précédent.

 

2. C’est pourquoi l’écologie de la subjectivité est un champ de luttes en devenir.

 

3. Le premier domaine sur lequel les luttes pour l’écologie de la subjectivité devraient agir concerne les organisations du travail du fait des atteintes qu’elles portent à la subjectivité des travailleurs et des travailleuses.

 

4. Mais, l’écologie de la subjectivité doit agir plus généralement sur l’ensemble de la vie quotidienne où la vie intérieure se trouve menacée par le technocapitalisme.