Sophie Heine, Oser penser à Gauche - Pour un réformisme radical- ,


 

Bruxelles, Aden, mars 2010, 190 p., 12 euros.

 

La chercheuse en science politique, Sophie Heine, propose dans cet ouvrage des pistes visant à renouveler les orientations et les pratiques de la gauche. L’ouvrage est organisé en trois parties.

 

Trois axes: des droits humains, un universalisme de gauche et un réformisme radical

 

Dans un premier temps, Sophie Heine propose de renouveler la pensée de gauche en y introduisant une dose de libéralisme. Il ne s’agit pas du libéralisme économique, dont l’auteure fait une farouche critique, mais du libéralisme culturel. Il n’est pas question néanmoins pour la politologue de réduire les positions de gauche à ce libéralisme culturel. La gauche doit s’appuyer sur une critique des inégalités économiques. Néanmoins, elle considère que le libéralisme culturel permet d’introduire certaines dimensions auxquelles la gauche n’a pas toujours été suffisament sensible: la liberté individuelle, les revendications des minorités culturelles ou sexuelles, celles des femmes. Pour cela, Sophie Heine propose que la gauche s’appuie sur la notion de “droits humains”: “inscrire la pensée de la gauche dans le libéralisme politique signifie tout d’abord que la figure centrale doit être l’être humain et sa liberté en tant qu’individu”. (p.54)

 

Le second axe que met en avant l’auteure consiste à plaider pour une gauche universaliste contre toute forme de nationalisme et de patriotisme. Elle effectue en particulier une critique pertinente du patriotisme constitutionnel développé par Jurgen Habermas.

 

La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à développer ce que peut être pour l’auteure un réformisme radical. Il ne s’agit pas pour elle du réformisme dévoyé du social-libéralisme developpé à partir des années 1980, mais de s’inspirer du réformisme, au sens fort de ce terme, tel qu’il fut pensé par Edouard Berstein. Pour Sophie Heine, la gauche ne peut se limiter à une critique idéologique et éthique des inégalités. La critique socialiste repose sur la lutte des classes et les intérêts de classes. Le réformisme radical que prône l’auteure s’appuie sur une action étatique, mais également sur des mouvements sociaux.

 

Proximités et divergences

 

Je partage, pour ma part, nombre des analyses théoriques et des orientations politiques de Sophie Heine. Comme elle, je pense qu’il est important que la gauche intègre la dimension individualiste, la défense des minorités culturelles, ainsi qu’une perspective universaliste, sans cesser de s’appuyer sur la lutte des classes pour asseoir la radicalité de son action de transformation sociale.

Je souhaite néanmoins faire apparaître trois éléments de divergence par rapport aux perspectives que j’ai développées respectivement en 2009, dans ma thèse de doctorat, Un nouvel esprit contestataire (Disponible sur: http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00392699/en/), dans Peut-on être radical et pragmatique ? (Textuel, février 2010) et dans Les grammaires de la contestation ( La Découverte, septembre 2010). [Ces deux derniers ouvrages étant des reprises et des extensions de développements issus de ma thèse de doctorat].

 

- Libéralisme culturel ou grammaire nietzschéenne ?

 

Sophie Heine entend renouveler les positions de la gauche en introduisant des dimensions qu’elle attribue au libéralisme culturel: individualisme, droits des minorités, revendications culturelles... Pour cela, elle s’appuie sur la notion de “droits humains”.

 

Mes divergences à cet égard portent sur deux points.

 

Premier point, je ne pense pas que les dimensions qu’elle cite, individualisme et revendications culturelles des minorités, soient en réalité des traits du libéralisme. Pour ma part, je rattache ces éléments à ce que j’ai appelé la grammaire nietzschéenne. En effet, mon travail sur les courants de l’anarchisme m’a amenée à penser que l’individualisme n’est pas propre au libéralisme. L’individualisme est un courant plus large. Il existe au sein du mouvement anarchiste individualiste des influences issues du libéralisme politique telles que celle d’Herbert Spencer. Néanmoins sont présentes également des formes d’individualismes qui ne sont absolument pas libérales: ceux de Stirner ou de Nietzsche par exemple. L’individu n’y est pas considéré comme un atome abstrait et identique à tous les autres, mais comme un être concret, absolument singulier.

En ce qui concerne le tournant culturel et les revendications des minorités, j’y vois moins le lien, en ce qui me concerne, avec le libéralisme, qu’avec le nietzschéisme de gauche et son influence sur le poststructualisme (ou le postmodernisme). En effet, je ne reconnais pas tant dans ces revendications l’universalisme libéral que le relativisme ou le perspectivisme nietzschéen.

 

Le deuxième point de divergence porte sur l’équivalence entre droits humains et droits des individus. Je vois bien l’avantage théorique d’une telle position: en parlant de droits humains, Sophie Heine peut subsumer sans problèmes les revendications “nietzschéennes” des minorités sous ce que j’appelle pour ma part l’universalisme républicain de gauche. Cependant, il me semble que c’est au prix de la non-distinction entre trois grammaires: républicaine, libérale et nietzschéenne. En effet, les droits de l’homme comme droits propres au genre humain me semblent relever de la grammaire républicaine universaliste (ou cosmopolitique). Les droits de l’homme comme droits propres à des individus ressortent d’une autre grammaire: la grammaire libérale. Quant aux droits culturels des minorités, ils ne sont pas à mon avis liés à ces deux grammaires universalistes, mais à la grammaire nietzschéenne postmoderne.

 

- Qu’est ce qu’être radical ?

 

Ma troisième divergence avec les positions de Sophie Heine porte sur la question de la transformation sociale. J’avoue ne pas bien comprendre sa position: s’agit-il d’abolir le capitalisme ou de l’humaniser ? “Ceci dit, un tel positionnement ne résout pas d’emblée la question de savoir si les réformes structurelles menées doivent viser l’abolition du capitalisme ou seulement son humanisation” (p.181).

Il me semble pour ma part qu’une position radicale tranche cette question nettement: il s’agit de sortir du capitalisme. La radicalité, c’est me semble-t-il s’attaquer à la racine des problèmes. Cela signifie donc abolir tout système d’exploitation économique d’êtres humains par d’autres êtres humains. Or le capitalisme est incompatible avec un tel projet.

Cependant, il me semble que ce qui retient Sophie Heine d’adopter une telle position tient aux relations qu’elle pose entre mouvement révolutionnaire et réformes. Pour elle, les mouvements révolutionnaires n’accordent pas suffisament de sérieux aux réformes: “Des “réformes de structure” se sont révélées possibles et même efficaces, contrairement à ce que postulaient les adeptes de simples “réformes de répartition” immédiates et cantonnées aux fins de préparation révolutionnaire” (p.181).

Certes pour les révolutionnaires, les réformes ne sont pas suffisantes pour permettre une transformation radicale de la société sans une rupture brusque avec le système social inégalitaire, mais cela ne signifie pas qu’ils ne prennent pas au sérieux l’exigence réformiste. Mon travail sur le syndicalisme révolutionnaire m’a amenée au contraire à la conviction que, pour ce courant, les améliorations immédiates sont une dimension essentielle. Le fait que les réformes préparent et intensifient le processus révolutionnaire ne signifie pas que tout en étant des moyens, elles ne sont pas aussi une fin. Dans la philosophie pragmatiste, tout est à la fois réciproquement fin et moyen. Il s’agit bien d’une double besogne: la Charte d’Amiens précise clairement que les améliorations immédiates ne sont pas subordonnées à la révolution, mais constituent une tâche à part entière, “un côté”, mais qu’il n’est pas le seul.

Opposer, comme le fait Sophie Heine, aussi radicalement fins et moyens parait quelque peu étonnant. Même Kant, lorsqu’il énonce l’impératif catégorique, n’interdit pas de traiter autrui également comme un moyen, mais de le traiter uniquement comme un moyen.

 

Néanmoins indépendamment des divergences que j’ai soulignées, l’essai de Sophie Heine mérite que l’on s’y arrête car il donne à penser et pour ma part, je le répête, j’en partage nombre d'orientations. 

 

Irène Pereira, Septembre 2010.

 

Résumé: 

 

Je présente dans ce texte l’intérêt de l'ouvrage, selon moi, de Sophie Heine et trois divergences que j'ai  néanmoins avec ses positions:

- 1) je ne pense pas que l'individualisme de la gauche suppose d'avoir recours au libéralisme. En effet, le libéralisme repose sur l'idée que tous les individus sont identiques. Au contraire, il me semble que l'individualisme de la gauche radicale se caractérise par le fait que tous les individus y sont considérés comme des êtres singuliers, différents les uns des autres. 

- 2) Je pense que la notion de "droits de l'homme" en tant que droits attachés au genre humain et celle de droits de l'homme comme droits attachés à des individus renvoient à des philosophies différentes. Dans un cas, on prend pour base les individus (libéralisme) dans l'autre l'humanité (cosmopolitisme). 

- 3) Etre révolutionnaire, cela signifie que l'on considère que les réformes ne sont pas suffisantes, qu'il faut aussi une rupture avec le système existant. Mais cela ne veut pas dire nécessairement que l'on n'accorde pas une importance aux réformes. "

 


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Commentaires: 3
  • #1

    ERNEST (dimanche, 26 septembre 2010 11:03)

    Les idées révolutionnaires qui fonctionnent sont celles dont les gens ont besoin (pragmatiques). Toutes les autres sont vouées à l'échec et génères des violences. Elles sont le fruits d'esprits ambitieux qui capitalisent le savoir en le conservant caché derrière des mots trop savants qui ne sont partagés que dans un milieu fermé et confortable.

    Vos positions savantes parlent surtout à des gens qui ont l'habitude de penser ce qu'il pensent; elles font plaisir aux esprits habitués, spécialisés et joueurs.

    J'aimerai que vos divergences avec S.H soient exprimées en langage claire, avec pédagogie et pas seulement à ceux qui on lu tout Nietzsch.

    Osez penser que le savoir est une valeur capitalisée par l'élite! Peut-être que vos propres ambitions vous empêchent de risquer de vous adresser à un public plus large en vulgarisant vos réflexions. Vous feriez alors face à une réalité plus concrète.

    Votre esprit littéraire, de chercheur, valorise le concept, l'abstrait et l'idée à la bourse des idées. Mais le corps du bas peuple souffre de cela : vos idées valent trop chère.

    JB

  • #2

    ERNEST (dimanche, 26 septembre 2010 11:29)

    Désolé pour les fôtes !

  • #3

    Irène (dimanche, 26 septembre 2010 14:05)

    J'ai essayé de remédier au problème que vous exposez en adjoignant un petit résumé. Mais il est difficile de discuter un livre sans se situer sur le même niveau de langage que celui employé par l'auteur. Je pense qu'il n'y a pas une différence de nature, mais de degrés entre les discours du langage courant et ceux des sciences sociales. Mais le problème c'est que l’acquisition du vocabulaire des sciences sociales demande du temps.
    Je vais néanmoins essayer d'être plus sensible à ce problème en ajoutant un résumé lorsque cela me parait nécessaire.