Paris, Flammarion, 2008, 275 pp.
Présentation et discussion de la thèse centrale de l'ouvrage
La double pensée du libéralisme: économique et culturel
L’ouvrage se présente comme un recueil d’entretiens et de textes, d’origines diverses, augmenté de notes. La thèse de l’auteur est la suivante: il récuse l’analyse selon laquelle le libéralisme économique aurait pour pendant un néoconservatisme du point de vue des moeurs. Au contraire, pour lui, le libéralisme se présente comme une double pensée dont l’un des versants est le libéralisme économique et l’autre le libéralisme culturel. Il reproche à la nouvelle gauche des années 70 et à la gauche actuelle, dans son sillage, d’avoir détourné son projet du socialisme et de la démocratie radicale (entendue comme critique de la représentation) vers le libéralisme culturel.
Pour sa part, l’auteur considère que le projet initial de la gauche se caractérise à la fois par le socialisme en économie, la démocratie radicale en politique, et la common decencyen matière de moeurs. Cette notion désigne, pour Michéa, à la suite d’Orwell, la morale spontanée des classes populaires faites de vertus traditionnelles telles que la solidarité, l’honnêteté, la loyauté, la générosité....
Discussion des thèses de l'auteur
Je vais tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles je ne partage pas la thèse de Jean-Claude Michéa.
Le libéralisme culturel: une expression pour deux signifiés distincts
Il me semble que l’auteur a raison lorsqu’il met en avant, au sein du libéralisme, l’existence d’un versant qu’il qualifie de libéralisme culturel. Celui-ci prend sa source dans la tolérance libérale et la thèse selon laquelle dans les sociétés ouvertes actuelles, qui ne forment plus des communautés, mais qui sont caractérisées par l’individualisme et le multiculturalisme, la politique ne peut pas fixer de règles en matière de moeurs, mais doit laisser chacun choisir librement le mode de vie et les valeurs auxquels il adhère. C’est ce que l’on appelle également le pluralisme libéral.
Néanmoins, le libéralisme culturel désigne en réalité également autre chose. Cette expression sert à dénommer une évolution sociologique qui se caractérise par: une plus grande liberté des moeurs, en particulier sexuelle, une remise en cause des rôles traditionnels des hommes et des femmes, une plus grande acceptation de l’homosexualité... Ces évolutions ont été revendiquées et accompagnées de mouvements plutôt portés par des personnes issues des classes moyennes. C’est ce qu’on a appelé les nouveaux mouvements sociaux.
Diversité des théories féministes, anti-racistes et d'émancipation individuelle
Le problème selon moi, c’est que Jean-Claude Michéa assimile les deux phénomènes. La pensée libérale et les nouveaux mouvements sociaux ne se confondent pas. Sous ces nouveaux mouvements sociaux, identifiés à la nouvelle gauche, on peut distinguer plusieurs courants.
Il faut à mon avis distinguer par exemple libération sexuelle et liberté des moeurs d’une part et d’autre part féminisme ou anti-racisme par exemple. Le féminisme et l’anti-racisme sont eux-mêmes composés de plusieurs courants. Si on prend le féminisme, il existe certes un courant féministe libéral-égalistariste, mais également par exemple des courants féministes radicaux dont certains peuvent eux-mêmes se revendiquer d’une analyse matérialiste. Il est exact que certaines féministes se sont appuyées sur l’égalitarisme formel du libéralisme pour revendiquer l’égalité en droit des femmes et des hommes. Mais il existe des courants, qui comme le féminisme matérialiste, ont centré leur analyse sur la critique de l’exploitation domestique des femmes.
S’il faut distinguer féminsme ou anti-racisme et liberté des moeurs, c’est qu’il peut y avoir une antinomie entre ces courants. Par exemple, il est exact que le mouvement des femmes peut sembler aller dans le sens de la libération sexuelle lorsqu’il réclame la contraception et le droit à l’avortement. Mais sa relation à la libération sexuelle est plus ambiguë lorsque ce mouvement critique la pornographie ou la libéralisation de la prostitution.
La revendication de la libération des moeurs et de la libération sexuelle inclut certaines tendances du libéralisme, mais elles ne se limitent pas à ces courants. Il y a en particulier un individualisme aristocratique et esthète qui critique la morale judéo-chrétienne et le puritanisme bourgeois au nom d’un anti-conformisme refusant de se plier au moeurs dominantes. Cet individualisme n’a rien à voir avec l’individualisme abstrait et sans qualité du libéralisme. Il est possible de voir chez Sade, Nietzsche, Bataille, Deleuze ou Foucault par exemple des traces d’une telle conception.
En ce qui concerne la pensée anarchiste ou libertaire, il me semble qu’elle essaie de concilier socialisme, démocratie directe et émancipation individuelle. C’est parce que les libertaires pensent conjointement égalité économique et liberté individuelle ou liberté individuelle et liberté politique comme participation, qu’ils se différencient du libéralisme.
Common decency et conservatisme
Que penser à l’inverse de la common decencyque nous propose Michéa ? Il est tentant d’opposer à Michéa une fable politique, à la manière d’Orwell dans La ferme des animaux, pour décrire la vision que nous inspire le socialisme de Michéa (à défaut de savoir si c’est également celui que nous propose Orwell).
Ce socialisme, ce serait celui d’hommes et de leurs familles vivant dans de petites communautés. Ici, on n’est pas riche, on travaille dur, mais les gens sont solidaires. Les habitants de ces communautés sont certes un peu rudes, mais ils sont honnêtes.
Les conseils des hommes et des femmes dirigent la cité en démocratie directe. Les femmes sont respectées, elles sont les égales des hommes. Mais chacun occupe sa place bien définie. Les hommes sont de bons pères et de bons maris, les femmes de bonnes épouses et de bonnes mères. Il n’est pas bien vu ici d’être volage, bisexuel ou transgenre. Les homosexuels sont acceptés lorsqu’ils aspirent à fonder une famille et à respecter les bonnes moeurs communes.
Dans ces communautés, on n’est pas raciste, on fait bon accueil à l’étranger de passage. L’hospitalité fait partie de la common decency. Mais on se méfie des étrangers, on n’aime pas trop le risque que de nouvelles idées, de nouvelles manières de vivre, viennent troubler les valeurs traditionnelles de la communauté. De manière générale, on n’aime pas trop par ici les anticonformistes ou les excentriques.
Lorsque Michéa décrit sa conception du socialisme, c’est ce type de société que j’imagine. La common decency, les valeurs traditionnelles des classes populaires concernant les femmes, les minorités sexuelles ou les étrangers, je ne suis pas en effet certaine qu’elles soient celles auxquelles j’aspire. Elles me semblent dessiner les traits d’une société conservatrice du point de vue des moeurs. Or, comme je l’ai montré, d’autres courants que le libéralisme ont pu porter la revendication d’une émancipation individuelle contre le conservatisme, en particulier des morales religieuses, qui peuvent traverser aussi bien la bourgeoisie que les classes populaires.
Néanmoins, quelque soit mon désaccord avec la thèse de l'auteur, celle-ci a au moins pour mérite de donner à penser et de susciter la discussion.
Irène Pereira
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