Sommaire articles du mois de septembre 2010:
29/09/10: A lire: Evelyne Perrin, Les luttes des salariés contre les plans sociaux.
28/09/10: Conférence du réseau éco-socialiste
27/09/10: Le référendum, instrument démocratique ?
20/0910: La richesse et le politique: sur l'oligarchie
07/09/10: Système des retraites et solidarisme
05/09/10: Chassés de la Cité
Août 2010:
27 août 2010: Film - Cleveland contre Wall Street
26 août 2010: Homosexualité et discrimination au travail
23 août 2010: "La décroissance n'est pas porteuse d'espoir ?"
11 août 2010: Du salariat à l'auto-entreprenariat: vers plus de liberté ou d'exploitation ?
Juin 2010:
Vers un nouveau visage libéral de la Fonction publique d'Etat
Le manuscrit d'Evelyne Perrin n'est plus hébergé sur notre site car il est en cours de publication chez un éditeur.
Présentation
Durant l’hiver 2009-2010, alors que les luttes de salariés contre les plans sociaux avaient défrayé l’actualité tout au long des derniers mois, des Contis aux Molex, des Philips aux New Fabris, j’ai effectué une visite auprès des syndicalistes menant ou ayant mené ces luttes, pour leur donner la parole.
J’ai rencontré les salariés de 25 entreprises, dont une majorité d’entreprises donneurs d’ordre ou sous-traitantes de l’automobile, et dont cinq publiques ou récemment privatisées. Ils m’ont exposé les décisions (fermeture, plan social, délocalisation…) contre lesquelles ils ont lutté ou luttent encore, ce que la lutte leur a permis d’obtenir ou non, ce qu’ils en retirent comme leçon.
Aussi j’ai ajouté à l’enquête une partie de propositions, sur ce que pourrait être une véritable politique industrielle en France ou en Europe, sur les mesures, radicales, qui devraient être prises ou imposées pour faire face à cette hémorragie et à ce gâchis humain : limitation du pouvoir de la finance, devenue souveraine, extension du pouvoir des salariés, reprise de l’entreprise par eux, reconversion, relocalisation, RTT…
Je conclus de cette enquête l’absence ou l’insuffisance d’un soutien, d’une coordination de ces luttes, et surtout d’une réflexion sur les solutions, de la part des principaux syndicats et partis politiques de gauche.
La trentaine de participants étaient principalement issus des milieux universitaire, associatif et militant américains du Nord et du Sud, anglais, allemand, grec, belge et français et pourvus, pour la plupart d’un passé militant. On notera la présence, pour le mouvement indigène latino-américain, du militant péruvien Hugo Blanco, auteur d'une intervention applaudie sur ce qu'il appelle l'éthique indigène, qu'il présente davantage comme une éthique culturelle du rapport à la Terre-mère et aux générations passées et futures que comme une question ethnique.
Les réunions, outre la présentation par les membres de leur action au nom de l'écosocialisme dans leur pays d'intervention, ont surtout porté sur des questions d'organisation interne.
Le Réseau écosocialiste international (Ecosocialist International Network, EIN) a été fondé à Paris, en octobre 2007. Il a tenu une seconde conférence internationale, en janvier 2009, en marge du Forum social mondial au Brésil. C’est à cette occasion qu’a été rédigé le manifeste de Belém, qui énonce des principes dont l’acceptation conditionne l’appartenance au réseau.
Depuis le manifeste de Belém (janvier 2009), les principes fondamentaux de l'écosocialisme, font l'objet d'un consensus minimal au sein du Réseau écosocialiste international. Ces principes sont les suivants:
*Le système capitaliste est responsable de la crise environnementale.
*Du fait de la création permanente de nouveaux besoins et de la nécessité d’une croissance indéfinie de la production et de la consommation, le capitalisme est structurellement incapable de faire face à cette crise.
*Ce constat amène au rejet du capitalisme et son remplacement par un nouveau projet de société: rejet du productivisme et de la surconsommation, contrôle démocratique de la sphère économique, justice sociale.
En revanche, la question des objectifs, des modes d'actions et du type d'organisation restent aujourd’hui l'objet d'un débat aigu.
Les problèmes posés par les différents intervenants, au cours d'un débat animé, révèlent les dynamiques actuelles qui animent le renouvellement des thèmes et des modes d'organisation que connaît le monde militant depuis les années 1990.
-Premier problème: Organisation centralisée ou réseau?
Faut-il une organisation centralisée, de type secrétariat élu, qui initie et mette en oeuvre les actions? Certains membres du réseau se plaignent en effet du manque d'organisation et du manque de rapidité de la prise de décision, qui auraient un effet négatif sur la capacité d'action du réseau. Mais la majorité des présents insistent sur la nécessité de conserver au réseau sa spécificité, qui réside dans:
*Une grande latitude, pour chacun des membres, de faire les propositions qui lui semblent nécessaires.
*Une grande diversité, garantie par le caractère international de l'implantation du réseau et perçue comme une richesse.
*Une structure de fonctionnement qui repose davantage sur l'échange d'idées et d'informations, que sur la mise en place d'un discours unitaire sur ce que doivent être l'écosocialisme et ses objectifs.
*Néanmoins, le passage à une structure de type ONG permettrait de recueillir des fonds et d’avoir un statut d’observateur auprès d’organisations et de conférences au risque de perdre la spontanéité d’une structure en réseau.
*Un secrétariat a finalement été élu. Néanmoins, son rôle est resté flou, ce qui dénote bien un certain malaise des membres du réseau face à l’idée même de délégation.
-Second problème: Quel projet?
Cette question pose le problème de la diversité des situations locales. Comment peut-on défendre les droits de certaines catégories de travailleurs quand cela situe l'action en contradiction avec la préservation de l'environnement?
Par exemple, quelle réponse l'écosocialisme peut-il apporter aux mineurs, indigènes latino-américains ou Européens de l'est, qui luttent contre la fermeture des mines quand d'autres indigènes latino-américains combattent l'installation de nouvelles mines? Ce problème renvoie à la diversité des situations de lutte résultant de l'implantation du réseau et de ses activités à cheval sur le Nord et le Sud économique.
Autre exemple, en période de crise économique, la plupart des gens auront tendance à reléguer les problèmes écologiques au second plan, situation devenue fréquente notamment en Grèce.
La réponse apportée par les membres a consisté à insister sur la nécessité pour le réseau de construire un discours anticapitaliste et écologique qui dépasse les problèmes locaux particuliers, qui doivent être traités dans leur diversité, au cas par cas.
Le réseau, plus que des objectifs précis, se donne la mission deconstruire ce qu’on pourrait appeler (même si le mot n’a pas été employé) un contre-discours.
-Troisième problème: Lutte des classes ou conflit Nord-Sud?
Le discours anticapitaliste du réseau peut-il être un discours de lutte des classes quand le discours des militants des pays du Sud tend davantage à découper le monde en pays pauvres opprimés et en pays riches oppresseurs qu'en prolétariat international opposé à la bourgeoisie? C’est ce qu’illustre le débat au sein du réseau sur le manifeste de Cochabamba (Bolivie, décembre 2006), qui demande notamment aux pays du Nord de dédommager financièrement les pays du Sud des dégâts liés au déploiement des logiques capitalistes.
Ce problème est resté en suspens, mais certains éléments des réflexions exprimées pendant les deux journées permettent peut-être de le résoudre partiellement: plus que définir un sujet unique de la lutte (le prolétariat), le réseau coordonne des luttes. Ainsi, lorsqu'il s'agit de se doter d'un programme d'action concernant le sommet de l’ONU sur le climat à Cancun (29 novembre-10 décembre 2010) , les membres se mettent d'accord sur un texte, à distribuer pendant la conférence, qui, tout en exprimant le soutient du réseau à la déclaration de Cochabamba, porte la position spécifique de l'écosocialisme sur la question du réchauffement climatique en accord avec le manifeste de Belém.
-Quatrième problème: Agir concrètement ou se contenter de produire de la théorie abstraite?
Le réseau encourt les reproches de certains de ses membres qui estiment que son action concrète reste très limitée tandis que sa production discursive (essentiellement composée de publications de type scientifique et abstrait) reste inaccessible à la grande majorité de la population.
S’agit-il de produire un discours savant et des manifestes ou de créer un mouvement collectif avec des manifestations de masse?
Le projet, exprimé pendant la réunion, de faire une publication en anglais, qui porte sur les points de consensus et s'adresse à un public large, vient répondre à ce reproche.
Pour conclure, il nous semble pouvoir dire que les réunions auxquelles nous avons assisté témoignent à la fois de la vitalité du monde militant et de ses difficultés.
Quelle plus belle expression de cette vitalité que la combinaison novatrice, ambitieuse et non-dénuée de difficultés théoriques que représente le projet écosocialiste de fondre le marxisme et le discours écologique en un discours cohérent? Mais c'est précisément là que se situent la plupart des difficultés, qu'elles soient théoriques ou organisationnelles.
En effet, c'est le compromis entre deux générations de militantisme que tente le projet écosocialiste. La tentative de raccorder le marxisme, une théorie née dans le contexte de la révolution industrielle et de la foi dans le progrès technique et la croissance économique, à l'écologie, un discours qui vient dénoncer les illusions de la croissance, conduit à un discours anticapitaliste qui, pour être un contre-discours, éprouve encore une certaine difficulté à présenter un projet de société.
Le refus du centralisme léniniste, refus qui trouve ses racines, chez certains membres du réseau dans le conseillisme spontanéiste et chez certains autres dans une préférence plus contemporaine pour les formes d'organisation horizontales et pour un certain pragmatisme militant issues du renouveau militant des années 1990, rend plus laborieux les processus de prise de décision et d'action collective et semble laisser sur leur faim certains militants.
Mais c’est bien dans la recherche de solutions à ce genre d’impasses provisoires que se trouve le dynamisme d’un mouvement social mondial qui transcende les frontières et dont le projet écosocialiste est partie prenante.
28/09/2010, Jérôme Vautrin et Nada Chaar.
27/09/10
Les débats autour de l’usage du référendum connaissaient actuellement un renouveau à la faveur de l’actualité: votation citoyenne autour du service public de la poste en France en octobre 2009, référendum sur la construction de minarets en Suisse en novembre 2009 et actuellement la demande d’organiser un référendum en France à propos de la réforme du système des retraites. Pourtant, le référendum est-il l’instrument par excellence de la volonté populaire démocratique ou au contraire ne porte-il pas intrinsèquement un risque de manipulation du peuple ?
Les raisons du renouveau des débats en France
Le débat sur le référendum en France connaît un renouvellement à la faveur, d’une part de la révision constitutionnelle de 1995, qui permet de poser des questions sur des sujets touchant aux “réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics “ (art.11), mais surtout depuis la réforme constitutionnelle de 2008, puisqu’un référendum “peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales” (art.11).
Néanmoins, cette extension de la possibilité de réferendum, même si elle demeure limitée par rapport à ce que permet, par exemple, le système suisse, ne va pas sans poser débat. Ainsi, le constitutionnaliste Dominique Rousseau, interrogé dans le journalPolitis (entretien paru le 16 septembre 2010), évoque le risque de “populisme” lié à l’usage du référendum.
Les craintes attachées au référendum
Cette crainte liée à une instrumentalisation démagogique de la volonté populaire est ancienne, puisqu’elle apparaît chez Platon, qui dénonce à ce sujet, dans Le Gorgias, l’usage qui peut être fait dans cet objectif de la rhétorique. La notion de césarisme démocratique, appuyée par l’usage du plébiscite par Napoléon III par exemple, constitue également une illustration de ce danger.
Les conceptions contrastées du référendum dans la philosophie politique moderne peuvent trouver leurs présupposés dans deux courants de la philosophie politique. D’un côté, le républicanisme a pu mettre en avant la participation populaire aux affaires politiques comme critère de la démocratie. D’un autre côté, le libéralisme politique a pu faire valoir l’existence de droits et de principes supérieurs à la volonté populaire, que celle-ci ne saurait remettre en cause. Par exemple, dans le cas de la votation en Suisse sur les minarets, le vote populaire ne saurait être supérieur au principe de tolérance religieuse.
Les conditions d'un usage démocratique
Cependant, il est possible de se demander dans quelle mesure il ne faut pas commencer par distinguer deux usage du référendum.
Le premier prend appui sur une démocratie agrégative. Il s’agit de mettre en oeuvre le référendum comme on procède à un sondage: cela consiste simplement à recueillir des avis atomisés sur un sujet dont les citoyens ne maîtrisent pas nécessairement les arguments qui permettent de soutenir l’une ou l’autre des positions.
Le second usage du référendum s’adosse à une démocratie délibérative. Les citoyens sont amenés à prendre position sur un sujet à l’issue d’un débat argumenté où sont exposés des avis contrastés. L’exemple utilisé dans la gauche radicale française pour illustrer cette position se trouve dans la campagne de réunions publiques menées pour débattre du Traité constitutionnel européen en 2005.
Néanmoins, le recours au référendum ne nous parait pas la solution miracle. Non pas seulement parce que les limites constitutionnelles qui l’entourent en restreignent fortement l’usage, puisqu’il faut ajouter aux conditions que nous avons déjà énoncées celle-ci: c'est seulement “si la proposition de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique" que "le Président de la République la soumet au référendum” (art.11). Mais également parce que le principe d’une démocratie délibérative, chère au philosophe Jurgen Habermas (auteur entre autres deL'éthique de la discussion), s'il nous parait important, ne nous semble pas suffisant pour établir les conditions d’un débat démocratique. Il faut également garantir les conditions socio-économiques des participants au débat et limiter les inégalités sociales (en matière d’éducation par exemple).
Irène Pereira
29/09/10
L’affaire Woerth/Bettencourt ressemble à une allégorie dans laquelle se trouvent personnifié, à la manière des fabliaux du Moyen-Age, d’un côté la richesse et de l’autre le politique. La philosophie politique a perçu très tôt les problèmes que pouvaient poser les rapports entre l’élite économique et les représentants politiques.
Nous aimerions, à ce propos, revenir à ce que Platon écrit au sujet des rapports entre la richesse et les hommes politiques au Livre VIII de La République. Il nous semble que même sans adhérer aux théories aristocratiques et eugénistes du philosophe grec, il reste néanmoins possible de tirer de ses analyses des éléments intéressants pour penser nos régimes politiques modernes et leur risque de corruption. En particulier, nous souhaitons revenir sur la notion d'oligarchie, synonyme chez Platon de ploutocratie, qui semble revenir d'actualité pour décrire certains dimensions de la situation politique et sociale actuelle en France ( cf. Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Le président des riches - Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, La Découverte/Zones, Septembre 2010).
Le premier point que souligne Platon, c’est que les inégalités de richesse introduisent des divisions dans la communauté politique. La concentration des biens communs entre les mains de quelques uns conduit ces derniers à désirer asservir les autres membres de la communauté politique: “Après bien des violences et des luttes, on convient de se partager et de s'approprier les terres et les maisons; et ceux qui regardaient auparavant leurs concitoyens comme des hommes libres, des amis et des nourriciers, les asservissent, les traitent en périèques et en serviteurs , et continuent à s'occuper eux-mêmes de la guerre et de la garde des autres.”
Cette concentration des richesses conduit à l’apparition d’un nouveau type d’homme, dont Platon trace le portrait de la manière suivante: “De tels hommes seront avides de richesses, [...] ils adoreront farouchement, dans l'ombre, l'or et l'argent, car ils auront des magasins et des trésors particuliers, où ils tiendront leurs richesses cachées, et aussi des habitations entourées de murs. [...] Ils cueilleront les plaisirs en secret, et, comme des enfants aux regards du père, ils se déroberont aux regards de la loi “. Le philosophe grec met ainsi en avant deux traits qui nous paraissent des éléments encore valables actuellement pour décrire le comportement des riches: la tendance à l’entre-soi (que l’on songe par exemple à nos modernes Gated Communities) et la tentation de contourner la loi pour préserver ses richesses (par exemple par l’évasion fiscale).
Platon appelle oligarchie ce type de société où une classe de riches se forme. Celle-ci, du fait de la puissance économique qu’elle détient, possède entre ses mains le pouvoir politique. Le philosophe définit ainsi le régime politique oligarchique: “Le gouvernement, répondis-je, qui est fondé sur le cens, où les riches commandent, et où le pauvre ne participe point au pouvoir.”Certes, ce cens n’existe plus de manière officielle aujourd’hui dans nos démocraties libérales représentatives. Néanmoins, des sociologues tels que Daniel Gaxie ont souligné l’existence d’un "cens caché" (Le Cens caché, Paris, Le Seuil, 1978).
Platon insiste également sur les conséquences sociales de cette inégalité de richesse. En effet, il théorise le fait que “la criminalité” ne trouve pas tant ses causes dans la nature des individus que dans leur situation sociale. La pauvreté est donc un facteur qui pousse certains, pour survivre, à voler : “Il est donc évident, repris-je, que toute cité où tu verras des pauvres recèle aussi des filous, des coupe-bourses, des hiérosules, et des artisans de tous les crimes de ce genre”.
Dans la cité oligarchique, où dominent les riches, presque tous sont réduits à la pauvreté: “Or, dans les cités oligarchiques ne vois-tu pas des pauvres? Presque tous les citoyens le sont, à l'exception des chefs”.
Cette situation d’une société divisée entre riches et pauvres ne peut que générer le ressentiment de ces derniers: “ce ne sont pas les pauvres qui sont méprisés par les riches; souvent au contraire quand un pauvre maigre et brûlé de soleil se trouve posté dans la mêlée à côté d'un riche nourri à l'ombre et surchargé de graisse, et le voit tout essoufflé et embarrassé, ne crois-tu pas qu'il se dit à lui-même que ces gens-là ne doivent leurs richesses qu'à la lâcheté des pauvres? Et quand ceux-ci se rencontrent entre eux, ne se disent-ils pas les uns aux autres : « Ces hommes sont à notre merci, car ils ne sont bons à rien. »?”
Ce ressentiment des pauvres envers les riches dans l’oligarchie conduit à ce qu’un aristocrate comme Platon, qui veut fonder le pouvoir politique sur la compétence, redoute la démocratie: “Eh bien ! à mon avis, la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort. C'est bien ainsi, en effet, que s'établit la démocratie, soit par la voie des armes, soit par la crainte qui oblige les riches à se retirer”.
La démocratie, que dénonce Platon, et dont au contraire le philosophe contemporain Jacques Rancière met en avant le caractère subversif, est bien ce régime dans lequel il n’est pas nécessaire de posséder un titre - que ce soit la compétence ou la richesse - pour pouvoir participer au gouvernement. Jacques Rancière dénonce dans son oeuvre le caractère oligarchique de nos régimes politiques actuels et revalorise au contraire la démocratie dans ce qu'elle a de radicalement égalitaire.
Irène Pereira
Pour en savoir plus sur la notion d’oligarchie:
Platon, La république, Livre VIII. Disponible sur:http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/rep8.htm
London Jack, Le talon de Fer [1908] (roman d’anticipation politique sur l’oligarchie).
Disponible sur: http://wikilivres.info/wiki/Le_Talon_de_fer
Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La fabrique, 2005.
Kempf Hervé , “ Un capitalisme détaché de la démocratie “ (Entretien), EcoRev, n°34, 2010.
Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Le président des riches - Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, La Découverte/Zones, Septembre 2010.
Disponible sur: http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=116
7 septembre 2010
La loi du 5 avril 1910 a mis en place le premier système d'assurance vieillesse en France. Cette loi fut en particulier soutenue par le parti Radical et inspirée par les théories
solidaristes de l'un de ses leaders, Léon Bourgeois.
Léon Bourgeois adhère à une conception holiste du social: "nous avons dit qu'une solidarité unit de fait tous les hommes" [AS]. La conséquence de cette solidarité, qui est la condition de
possibilité de la société, c'est que tous les hommes acquièrent une dette sociale: nous avons été conduits à élargir ces anciennes notions et à resserrer l'homme dans un réseau de devoirs plus
nombreux et plus stricts, en constatant qu'il y a, pour chaque individu, par le fait de la solidarité, une part de sa propriété, de son activité, de sa liberté, qui est d'origine sociale et qui,
venant de l'effort commun, doit être par lui consacrée à l'effort commun, s'il veut remplir ses obligations envers la société dont il fait partie" [AS].
Quels sont alors les domaines et les risques que doit couvrir la solidarité sociale ? Il en est de multiples, mais entre autres, Léon Bourgeois énonce ceux-ci: "On a eu raison de dire qu'il n'est pas tolérable qu'un homme meurt de faim à côté du superflu des autres hommes. Le secours de la force commune est dû, pour garantir le minimum de l'existence, à tout associé, qui se trouve, d'une façon permanente, par suite de son âge ou de ses infirmités, dans l'impossibilité physique ou intellectuelle de se conserver par ses seules forces".
Ce qu'il convient ici à mon avis de rappeler, c'est que pour celui qui est aujourd'hui revendiqué comme un des théoriciens du social-libéralisme, le système de l'assurance vieillesse repose sur
le principe que les plus riches ont une dette sociale envers l'ensemble de la société et qu'ils doivent par conséquent supporter, du fait de leur fortune, les effets de la solidarité sociale par
une redistribution économique.
En ces temps de réforme du système des retraites, il peut être utile de se souvenir que l'esprit initial de ce système reposait sur la solidarité des plus riches envers les plus pauvres et non sur le fait que les salariés devaient eux-mêmes supporter les conséquences sociales de la vieillesse par le recours par exemple à un système par capitalisation ou par l'augmentation des cotisations salariales. Partant de ce constat, s'il faut sauver le système par répartition, il est légitime de se demander si ce n'est pas davantage par l'augmentation des cotisations patronales que par l'allongement de la durée de cotisation des salariés qu'il faut procéder.
Irène Pereira
Pour en savoir plus:
Léon Bourgeois, Solidarité (1896)
Léon Bourgeois, Les applications de la solidarité sociale (1902) [AS]
Deux textes disponibles sur Gallica: http://gallica.bnf.fr/
Pour Platon, ce qui, du point de vue politique, justifie que l’on chasse un homme ou un groupe d’hommes de la cité, se trouve exposé dans le passage suivant: “Mais, repris-je, tu me diras peut-être qu'elle ne convient pas à notre gouvernement, parce qu'il n'y a point chez nous d'homme double ni multiple, et que chacun n'y fait qu'une seule chose. [...] N'est-ce donc pas à cause de cela que dans notre cité seulement on trouvera le cordonnier cordonnier, et non pas pilote en même temps que cordonnier, le laboureur laboureur, et non pas juge en même temps que laboureur, le guerrier guerrier et non pas commerçant en même temps que guerrier, et ainsi de tous ?”. Par conséquent, ce qui justifie qu’un groupe social puisse être chassé de ce qui devrait être la Cité idéale réside dans le fait qu’il en trouble l’harmonie, c’est-à-dire l’ordre établi.
Il apparaît ainsi intéressant de se demander, aujourd’hui, quelle conception de la Cité idéale les Roms troubleraient pour que le gouvernement actuel juge nécessaire de les expulser. Pour ce faire, il s’appuie sur une disposition juridique ( la directive n° 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004) qui permet de renvoyer tout ressortissant européen, qui, vivant en France depuis plus de trois mois, ne dispose pas de ressources suffisantes pour assurer sa subsistance. Rappelons que des associations des droits de l’homme, entre autres, soulignent que ce texte ne peut donner lieu qu’à des expulsions individuelles et non pas collectives comme c’est le cas actuellement.
Par conséquent, si des campements de Roms font l’objet d’une expulsion collective c’est qu’ils troublent par leur pauvreté l’image de la Cité idéale. On peut alors se demander dans quelle mesure ils ne sont pas expulsés parce qu’ils consistuent une manifestation de ce que l’”ordonnancement idéal”, qu’est censé produire “la main invisible” de la mondialisation néo-libérale, ne résorbe pas et même génère de la pauvreté et de l’exclusion. Peut-être est-ce la vision de cette réalité qui est insupportable à notre gouvernement ?
Irène Pereira
27 août 2010
Sortie en salle le 18 aôut
Film réalisé par Jean-Stéphane Bron
La ville de Cleveland aux Etats Unis a été durement touchée par les expulsions de familles de leur maison et cela dès avant la crise des subprimes.
Des avocats de la ville Cleveland ont assigné des banques en procès estimant qu'elles étaient responsables des dégâts sociaux subis dans la ville et qu'elles devaient en payer les conséquences, mais sans obtenir jusqu'à à ce jour l'ouverture de ce procès.
Le réalisateur Jean-Stéphane Bron a décidé de le mettre en scène avec des protagonistes réels: vrai juge, vrais avocats, habitants de la ville....
La mise en scène du procès fait clairement apparaitre une problématique, des thèses et des arguments opposés de part et d'autre. Les individus sont-ils libres et responsables de leurs décisions en matière commerciale et jusqu'où ?
Du côté des banques, c'est le discours du libéralisme, de l'économie libérale et néo-classique qui prévaut. Les individus sont anthropologiquement guidés par des intérêts égoïstes et une tendance à vouloir toujours plus. De ce fait, ils veulent naturellement accéder à la propriété. Lorsqu'ils prennent des décisions commerciales, ils sont libres et responsables.
S'il y a eu des dérives qui ont abouti à la crise des subprimes, elles trouvent leur origine dans l'interventionnisme du gouvernement Clinton qui a mis en place une politique volontariste d'accession à la propriété des plus démunis.
Du côté des habitants de Cleveland, on souligne les méthodes commerciales agressives et peu regardantes. On fait ressortir corrélativement le peu de connaissances en matière économique et financière des clients bien souvent issus des classes populaires.
Il n'est cependant pas surprenant qu'aucun protagoniste ne remette en cause, ni ne s'interroge sur la légitimité de l'idéologie propriétaire: l'Etat encourage l'accès à la propriété, les habitants rêvent de devenir propriétaires de maisons et les banques y voient un moyen de s'enrichir.
Un documentaire pédagogique, au dénouement inattendu, quoique....
Irène Pereira.
26 août 2010
Une étude vient de paraître qui étudie la discrimination au travail des homosexuels:
- Les hommes homosexuels subiraient plus de discrimination que les hommes hétérosexuels: des salaires et une évolution de carrière moindre.
- Les lesbiennes ne subiraient pas de discrimination salariale par rapport aux autres femmes. Elles auraient même une rémunération un peu plus élevée liée à une plus grande disponibilité professionnelle et au fait qu'elles travaillent donc plus.
- Néanmoins la plus grande inégalité salariale demeure celle qui existe entre hommes et femmes.
Remarque: On peut ainsi se demander si les hommes homosexuels ne subissent pas une plus grande discrimination car ils sont symboliquement féminisés, tandis que les femmes homosexuelles tendent à être virilisées par le regard hétérosexuel.
Pour en savoir plus:
http://www.liberation.fr/economie/0101653209-salaires-etre-homosexuel-se-paie
A signaler comme sujet connexe, puisqu'il y est question d'homosexualité, la parution du nouveau roman de Virginie Despentes, Amazones, et l'adaptation prochaine au cinéma de l'un de ses romans.
http://www.liberation.fr/culture/0101652762-l-apocalypse-selon-despentes
http://www.liberation.fr/culture/0101652762-l-apocalypse-selon-despentes
23 août 2010
Jérôme Vautrin
Etudiant en Master de philosophie
Dans un article paru dans le journal Le Monde du 20/08/2010, Corinne Lepage prend acte du fait que la crise environnementale nous procure une occasion historique de changer de civilisation. Faisant le constat de l’impossibilité pratique d’une croissance durable (un oxymore selon elle), elle met également en garde contre tout « projet de transition » purement anticapitaliste fondé sur la décroissance, au motif qu’il ne saurait emporter l’adhésion de nos concitoyens. En rendant « détestable le possible », un tel projet rendrait « impossible le souhaitable »…
Selon la définition proposée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le rapport Brundtland, le développement durable est défini comme :
« un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »
Proposant le passage d’un système travail/capital à un système travail/capital/ressource, Corinne Lepage envisage de remplacer le développement durable par « l’évolution soutenable ». L’environnement ne doit en effet plus être considéré comme une simple donnée quantifiable et limitée, intégrée au capital, mais comme un patrimoine collectif auquel l’économie doit être subordonnée. Par cette révision des priorités, Corinne Lepage prétend dépasser le débat croissance/décroissance.
De même, en redonnant au travail sa valeur sociale centrale, en le remettant au cœur de l’économie et en faisant de l’acte d’achat un acte raisonné en soumettant la consommation aux impératifs de préservation de l’environnement, « la macroéconomie soutenable redonne au politique son rôle et ses droits, celui d'un investisseur de long terme, cependant que le capitalisme évolue vers un capitalisme entrepreneurial ». En d’autres termes, l’Etat doit redevenir un acteur économique essentiel, de même qu’il doit s’attacher à favoriser les PME et petits entrepreneurs au lieu de concentrer ses moyens sur les multinationales et le capitalisme financier.
Corinne Lepage opère un renversement théorique certain. Néanmoins, loin de suggérer un changement profond et un dépassement du débat croissance/décroissance, elle propose une réponse purement technicienne : l’environnement, envisagé seulement comme une ressource, reste une contrainte du fait de son caractère limité.
Les propositions de Corinne Lepage continuent à s’inscrire dans une approche des problèmes environnementaux devenue classique en Europe depuis le début des années 1990[1], approche qui, avec le développement durable que l’auteur prétend dépasser, considère que l’élaboration de règles du développement, le respect du principe de précaution, peuvent permettre d’élaborer une pratique écologiquement et socialement responsable de la vie économique. Bref il s’agit d’introduire une certaine dose d’éthique dans les pratiques économiques et environnementales, sans toutefois remettre en cause fondamentalement les rapports des hommes entre eux et avec leur environnement.
Or l’éthique environnementale (voir glossaire), un champ de recherche universitaire important aux Etats-Unis et relativement méconnu en Europe, postule que l’établissement d’une véritable moraleécologique doit interroger ce rapport, tel qu’il a été pensé par la tradition philosophique, scientifique et religieuse occidentale. Ainsi la morale écologique n’est en aucune manière une forme d’éthique appliquée à l’environnement (comme on pourrait imaginer une « éthique des affaires »…), mais au contraire une tentative d’édification d’une « méta-éthique » visant à soumettre à l’analyse critique l’ensemble des présupposés en cours dans les rapports sociaux, économiques et dans la relation de l’homme à la nature.
En faisant de la nature une fin et non un moyen, l’éthique environnementale pose que nous avons encore des devoirs au-delà de nos préoccupations humaines et permet l’établissement d’une méta-éthique. Contrairement à un reproche qui lui est souvent adressé, cette méta-éthique ne commet pas l’erreur de plaider pour un quelconque égalitarisme normatif (l’homme individuel ne peut en aucun cas être sacrifié au tout biologique, en effet l’existence d’une pluralité de valeurs n’exclut pas leur hiérarchie)[2]. Elle permet précisément de repenser la vie de la cité en intégrant l’environnement naturel. Un projet politique cohérent ne concerne pas seulement les relations des hommes entre eux mais ces mêmes relations dans leur rapport à l’environnement.
Il est remarquable que Corinne Lepage mette sur le même plan les drames climatiques et les menaces économiques. Elle regrette en effet que les sommets sur le climat ou la refondation du système financier ne donnent aucun résultat, réduisant le problème à une question de gouvernance. Bref les réponses qu’elle entrevoit restent purement cosmétiques. Elle n’envisage en effet pas de remettre en cause l’existence même du système financier ou l’organisation capitaliste du système économique.
Pourtant, l’ampleur de la crise morale et environnementale exige une remise en question radicale du système économique. Pour le philosophe et théoricien de l’écologie politique André Gorz, l’écologie n’a toute sa charge critique et éthique que si les dévastations de l’environnement sont comprises comme les conséquences d’un mode de production qui exige la création de besoins superflus toujours plus importants, la maximisation des rendements et le recours à des moyens techniques qui violent les équilibres biologiques. Selon André Gorz, en partant de la critique du capitalisme, on arrive immanquablement à l’écologie politique qui, avec son indispensable théorie critique des besoins, conduit en retour à approfondir et radicaliser encore la critique du capitalisme.
Les propositions de Corinne Lepage, sous couvert d’une correction des dérives du système économique et d’une prétendue refondation radicale de notre rapport à l’environnement, ne font qu’apporter de légers correctifs à un système de production et de consommation largement responsable des désastres environnementaux auxquels nous devons faire face aujourd’hui.
[1] Afeissa H.-S., Ethique de l’environnement, Paris, Vrin, 2007.
[2] K.E . Goodpaster , « On being morally considerable », Journal of Philosophy, vol. 75, 6, 1978.
Pour en savoir plus sur l'éthique environnementale:
Un entretien avec Hicham-Stephane Afeissa
Voir également, sur les pages "Débats" du Monde,
Lorient, 11 août 2010
En mai 2007, Nicolas Sarkozy est élu sur le slogan : « travailler plus, pour gagner plus ». L’un des dispositifs que lui et son équipe font voter, pour mettre en place un tel projet, est la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008.
Le premier chapitre de la loi instaure le statut de l’entrepreneur individuel. Ce statut ne concerne que les entrepreneurs travaillant seuls, à titre principal ou accessoire, dont le chiffre d’affaires ne dépasse pas certains plafonds (80 000 euros pour le commerce et 32 000 euros pour les services). Un auto-entrepreneur ne peut donc salarier qui que ce soit et son chiffre d’affaires est limité.
Les avantages supposés de ce statut reposent sur la simplification des démarches et les avantages sociaux et fiscaux qui lui sont attachés. Sont particulièrement mis en avant les points suivants. L'immatriculation aux registres de publicité légale est supprimée dès lors que l'activité concernée engendre un faible montant de chiffre d'affaires. Les démarches sont en effet fortement simplifiées dans la mesure où il suffit de se rendre sur un site Internet1 mis en place par le gouvernement à cet effet, et en quelques clics, il est possible d’être enregistré sous ce statut. En outre, l’auto-entrepreneur qui le souhaite peut désormais s’acquitter d’un prélèvement libératoire fiscal et social, sur une base mensuelle ou trimestrielle, égal à 13 % de son chiffre d’affaires pour les activités de commerce et à 23 % pour les activités de services. Le prélèvement libératoire est assimilé généralement à une niche fiscale dans la mesure où il permet à un contribuable d'échapper pour une partie de ses revenus aux contraintes fiscales s'appliquant dans le régime commun. Il est également exonéré de la cotisation foncière des entreprises (ex-taxe professionnelle) pendant 2 ans. Pour finir, l’auto-entrepreneur n’a pas à s’encombrer du calcul de la TVA, cela signifie aussi qu’il ne la récupère pas.
En réalité, il bénéficie des avantages d'un dispositif qui existait déjà : le régime de la micro-société simplifié. L’auto-entrepreneur ne paye rien tant qu’il ne génère pas de chiffre d’affaires.
Auto-entrepreneur serait ainsi la solution miracle qui permettrait à la fois de relancer la croissance et de faire baisser le chômage par la création d’entreprises. Ce statut est présenté par le gouvernement comme un moyen simplifié de créer sa propre entreprise sans comporter les risques habituels.
Du point de vue du travailleur, il constitue l’espoir de pouvoir exercer une activité professionnelle qui lui permette de vivre dans un système où il se trouve exclu de l’accès à l’emploi, l’espoir d’exercer une activité qu’il peut trouver intéressante, d’échapper à la discipline et à l’autorité d’un patron. Etre entrepreneur, ce serait accéder à la fois à une forme de liberté, de création et d’aisance économique.
Avec 320 000 créations d'auto-entreprises durant la seule année 2009 selon l’INSEE2, ce nouveau statut est plébiscité, même si depuis le mois de juin 2010, toujours selon l'INSEE, le nombre de créations d'auto-entreprises est en baisse. Mais derrière ce portrait idyllique du statut d’auto-entrepreneur, la réalité est-elle conforme à cette image ?
Deux axes de réflexion peuvent être dégagés : le problème de la rémunération des auto-entrepreneurs et celui du rapport au salariat. Pour finir, il est possible de tenter de mettre en perspective le statut d’auto-entrepreneur dans le cadre des évolutions actuelles du capitalisme.
Auto-entreprenariat et rémunération
Certes 320 000 auto-entreprises ont été crées en 2009, mais combien de travailleurs arrivent à en vivre ?
Il faut tout d’abord rappeler que l’un des axes actuels des politiques de résorption du chômage est la création d’entreprises. Les chômeurs sont ainsi incités à devenir des créateurs d’entreprises afin de sortir des chiffres du chômage. Or il faut savoir que le statut d’auto-entrepreneur prévoit qu’il est possible de le conserver pendant trois ans en n'ayant engrangé aucun chiffre d’affaires. Or on peut remarquer que 6 mois après la création du statut, 60% des auto-entreprises déclaraient un chiffre d’affaire très faible ou nul. Selon une étude menés par OpinionWay, le revenu des auto-entrepreneurs en 2009 était en moyenne de 775 euros par mois.
En effet, il ne suffit pas de créer une entreprise pour générer une clientèle et un chiffre d’affaires. Cette difficulté est redoublée dans le cas de l’auto-entreprise par le fait que les créateurs d’entreprises ne possèdent aucune mise de départ ou une mise très faible afin de faire de l’investissement ou d’avoir de la trésorerie. Le statut d’auto-entrepreneur repose en partie sur l’illusion qu’il suffirait d’avoir des idées et de la volonté pour pouvoir créer une entreprise qui marche. La création d’entreprise réussie est bien souvent le produit d’une reproduction sociale qui nécessite la mise en œuvre des trois capitaux qu’à dégagé le sociologue Pierre Bourdieu, à savoir le capital économique, le capital culturel (par exemple une formation en gestion-économie) et un capital social (c’est à dire des relations sociales). Le self-made man est bien plus l’exception que la règle.
Or la création d'entreprise nécessite bien souvent non seulement un capital de départ, mais la connaissance de certains éléments techniques: gestion d'une comptabilité, mise en place d'un plan de marche prévisionnel, techniques de commercialisation... On voit ainsi se développer sur Internet, mais aussi en librairie, des sites et des livres qui se vantent de pouvoir fournir ces connaissances à l'auto-entrepreneur, voire à lui permettre de rendre son activité rentable, moyennant finance.
L’auto-entreprise est en réalité un statut qui semble adapté, avec son chiffre d’affaires limité, au complément de revenu. C’est l’analyse que font deux chercheuses du CNRS dans une étude consacrée à ce statut : « Cependant, la véritable innovation du dispositif est moins d’ordre technique qu’idéologique : elle consiste à légitimer une forme d’exercice d’une activité indépendante, non comme activité exclusive alternative à un autre statut (salarié, fonctionnaire, chômeur, étudiant...), mais comme son accessoire »3. En effet, elles montrent qu’en réalité le statut d’auto-entrepreneur n’apporte pas de réelle innovation par rapport à celui de la micro-entreprise. De fait, on peut supposer que la création d’auto-entreprise entraîne corrélativement une baisse de la création des micro-entreprises.
Or le profil sociologique réel de l'auto-entrepreneur ne correspond pas nécessairement à ce profil « d'activité accessoire » selon l'étude mené par OpinionWay en novembre 2009. 10% des auto-entrepreneurs sont des chômeurs, 13% bénéficient des minima sociaux et 26% n'avaient aucune autre activité auparavant. L'âge moyen des auto-entrepreneurs selon cette étude est de 44 ans et les femmes en représentent seulement 40%. C'est principalement dans le secteur des services aux particuliers et aux entreprises que se créent les auto-entreprises. On voit donc que l'auto-entreprise n'est pas prévue principalement pour permettre à des travailleurs de vivre de leur activité entrepreunariale et que dans les faits bien peu arrivent à dégager un revenu suffisant. Ainsi il faut rappeler qu’en moyenne, au bout de cinq ans, environ 54% des jeunes entreprises ont cessé leur activité4.
Mais le statut d'auto-entrepreneur n'a pas que le défaut de pouvoir constituer un miroir aux alouettes, il peut aussi avoir des conséquences perverses pour les travailleurs.
La question du salariat
Le statut d’auto-entrepreneur peut conduire à « dé-salarier » une partie de la population active : en effet un certain nombre de travailleurs se trouvent ainsi privés des relatives protections sociales que les luttes du mouvement ouvrier avaient réussi à rattacher au statut de salarié.
L'une des politiques visant à la résorption du chômage consiste, comme cela a déjà été souligné, à inciter les chômeurs à créer leur entreprise. Dans ce cas, le chômeur a deux choix. Soit il passe du statut de chômeur à celui de créateur d'entreprise, ce qui est sur le papier plus valorisant. Mais en réalité, il perd par exemple les maigres droits à la formation, attachés à son précédent statut, tout en pouvant rester pendant trois ans sans la moindre rémunération. S'il cesse son activité d'auto-entrepreneur, par exemple à la suite d'un dépôt de bilan, et se réinscrit à Pôle Emploi, en tant qu'entrepreneur, il n'a pas de droit à des indemnités de chômage. Soit, seconde possibilité, il choisit d'être en recherche d'emploi à titre principal et auto-entrepreneur à titre accessoire, alors ses indemnités sont diminuées à hauteur de son chiffre d'affaires.
Le statut d’auto-entrepreneur prévoit que celui-ci ne peut pas se substituer à une activité qui devrait être normalement une activité salariée. Cependant, il est avantageux pour un employeur de ne plus voir peser sur lui le paiement des cotisations sociales patronales et les garanties liées au salariat. Ainsi, les premiers mois de bilan de ce nouveau statut montrent que des dérives ont déjà eu lieu : des travailleurs dans la restauration, des plongeurs, ont pu se trouver embauchés sous le statut d’auto-entrepreneur5.
Or il faut savoir que ce statut comme l’explique Nadine Levratto et Evelyne Serverin est celui d'un indépendant présumé : « Pour parer au risque de requalification judiciaire, la loi du 11 février 1994 relative à l’entreprise individuelle avait en effet introduit une présomption de non-salariat à l’égard des personnes qui se sont immatriculées à la sécurité sociale en tant que travailleur indépendant ». Il peut bien, ajoutent-t-elles, se faire reconnaître le statut de sous-traitant, « mais en raison de la faiblesse des moyens dont il dispose, ce « sous-traitant » indépendant risque fort de se retrouver dans la position d’un simple exécutant au sein d’un activité organisée, et pourra être tenté de demander la requalification de son contrat »6.
Néanmoins, il est possible de remarquer que des autorités de tutelle de certains secteurs professionnels sont venues rappeler la législation qui s’appliquait sur ces professions. C’est ainsi que le Ministère de la Culture, dans une circulaire du 28 janvier 2010, a rappelé que l’activité d’artiste du spectacle était réputée être une activité salariée. Il n’est donc pas possible d’employer un artiste du spectacle sous le statut d’auto-entrepreneur.
Guillaume Gesret dans un article intitulé « Ces salariés forcés de devenir auto-entrepreneurs » publié en décembre 2009 dans Rue89 cite des entretiens avec plusieurs auto-entrepreneurs qui sont en réalité des salariés déguisés:
« Florence, 58 ans: « Un architecte m'a promis qu'il me ferait travailler si je prenais le statut d'auto-entrepreneur. Il m'a dit ouvertement qu'il ne voulait pas payer de charges, que la gestion des congés payés et l'URSSAF étaient sa hantise. Il procède de la même manière avec tous ses collaborateurs depuis la mise en place du statut d'auto-entrepreneur. J'ai accepté cette solution même si je ne suis pas autant protégée qu'à l'époque où j'étais salariée ».
Baptiste, 48 ans: « J'étais en poste depuis sept ans dans une collectivité territoriale. [...] Pour faire des économies, la direction m'a licenciée [...] on m'a dit qu'on me prendrait comme prestataire. [...] Le statut d'auto-entrepreneur leur convenait très bien. A présent, j'ai perdu mes droits de salariés ». »
Les entreprises employeuses peuvent être ainsi amenées à faire en sorte que leur collaborateur soit sous statut d'auto-entrepreneur pour ne pas avoir à payer les charges. De son côté, le travailleur qui devient auto-entrepreneur perd les droits attachés au statut de salarié: les allocations chômages, les congés payés, les congés maternité... Or selon l'agence d'étude OpinionWay (qui opère pour l'Union des auto-entrepreneurs et son observatoire des auto-entrepreneurs7 – qui est en réalité un véritable outil de promotion de ce statut) , dans son étude en date de juillet 2010, 92% des auto-entrepreneurs interrogés auraient crée leur activité de leur plein gré. Néanmoins, encore faudrait-il savoir si ces auto-entrepreneurs auraient encore créé cette activité s'ils avaient accès à un emploi salarié ou s'ils ne préféreraient pas avoir un emploi salarié plutôt que d'être auto-entrepreneurs. On peut supposer que si on avait posé ces questions, les résultats de ce sondage seraient probablement différent.
Après avoir étudié les limites du statut d'auto-entrepreneur, comment peut-on l’analyser dans le cadre des évolutions actuelles du capitalisme ?
Auto-entreprenariat et évolutions du capitalisme
Les luttes du mouvement ouvrier ont réussi à attacher dans les sociétés occidentales, et en particulier en France, au statut de salarié un certain nombre de droits juridiquement garantis : salaire minimum ; congés payés ; repos dominical ; assurance maladie, vieillesse et chômage…
D’un salariat relativement protégé à la déréglementation du marché du travail
Or il existe un mouvement dans le capitalisme actuel, marqué par ce que les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello8ont nommé un nouvel esprit du capitalisme, qui tend à détruire ces acquis par l’instauration de nouveaux modes de management qui encouragent l’autonomie et la flexibilité. Le statut d’auto-entrepreneur s’inscrit dans le cadre de ce mouvement en faisant « officiellement » sortir les travailleurs du statut de salarié, en en faisant prétendument des entrepreneurs, alors qu’en réalité, ils peuvent rester sous un rapport de sujétion, avec leurs commanditaires, comparable à celui du salariat.
Ce mouvement s’inscrit dans une remise en cause générale des acquis de l’après guerre. En effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous la pression du mouvement ouvrier, un certain nombre d’avancées sociales ont été acquises avec l’application du programme du Conseil national de la Résistance, dont certains principes ont d’ailleurs été inscrits dans le préambule de la constitution de la IVè République. Cette période se caractérise par un renforcement de l’Etat social et des politiques économiques interventionnistes de type keynésien. D'une part en raison du poids numérique des organisations syndicales après guerre et du fait d'autre part de la croissance économique liée aux Trente glorieuses, on a pu parler d’un compromis fordiste. Celui-ci était marqué par une économie industrielle reposant sur le plein emploi, un salariat en CDI à temps plein et doté de garanties sociales et d’avantages sociaux.
Avec la crise économique qui intervient dans les années 1970 et l’échec des politiques de relance keynésiennes, on assiste à la montée en force de politiques économiques de type néo-libéral visant entre autres à démanteler l’Etat social et à déréglementer le marché du travail au profit de l’initiative privée et de la soit-disant libre concurrence.
Cette situation se traduit entre autres par un changement dans la structure du marché du travail, avec un taux de chômage situé entre 6% et 12% (actuellement proche de 10% d'après les statistiques officielles), une augmentation des contrats à durée déterminée et des contrats atypiques (stages, contrats aidés…) – avec un passage de 5,8% en 1982 à 12,4% en 2007 selon l’INSEE9, une augmentation des contrats à temps partiel.
Le statut d’auto-entrepreneur marque une étape de plus dans cette déréglementation du marché du travail après l’augmentation des contrats précaires et à temps partiel censés s’adapter à la flexibilité d’un marché régit par la loi de l’offre et de la demande. Le statut d’auto-entrepreneur permet non seulement d’augmenter la flexibilité par le recours à la sous-traitance, mais aussi d’externaliser les coûts sociaux liés à la main d’œuvre. Mais une question se pose alors, si les entreprises employeuses ne supportent plus ces coûts sociaux, est-ce que les travailleurs seront en mesure de les financer ? Au vu des éléments que nous avons pu recueillir sur la faiblesse des revenus des auto-entrepreneurs, il faut bien en tirer la conclusion que non. Cela se traduit déjà par la crainte de l’URSSAF10 d’assister à des fraudes d’auto-entrepreneurs qui chercheraient à tricher sur leur chiffre d’affaire pour pouvoir valider des trimestres de retraite.
Il ne faut pas croire que cette évolution touche seulement le secteur privé. Elle s’attaque aussi aux travailleurs du public, comme le montre l’ouverture du statut d’auto-entrepreneur aux fonctionnaires. En effet, le revenu complémentaire apparaît comme la réponse d’inspiration néo-libérale de Nicolas Sarkozy à la faiblesse du pouvoir d’achat des fonctionnaires. Mais il est aussi le pendant de la déréglementation de la fonction publique opérée actuellement. En effet, depuis l’été 2009, avec le vote de la loi dite « de mobilité des fonctionnaires », il est devenu possible de recruter dans la fonction publique d’Etat, et plus seulement dans la territoriale, des fonctionnaires à temps incomplet.
Le sociologue Louis Chauvel, à propos de son analyse des classes sociales en France11, explique que l'un des critères qui différencient les classes supérieures et les classes populaires consiste dans le pouvoir économique ou non de faire travailler quelqu'un, par exemple, comme employé domestique. Le statut d'auto-entrepreneur fait ainsi passer la ligne de fracture de classe entre ceux qui emploient des travailleurs sous forme de salariés ou sous forme de prestataires et ceux qui, comme les salariés ou la plupart des auto-entrepreneurs, ont juste les moyens de « vendre leur force de travail » pour reprendre l'expression utilisée par Marx..
Il ne faudrait donc pas se laisser prendre à l’illusion selon laquelle le statut d’auto-entrepreneur mettrait fin à la conflictualité sociale en permettant à l’ensemble du salariat de devenir entrepreneur.
Il faut ainsi par ailleurs remarquer que si les auto-entrepreneurs ne sont pas en réalité les bénéficiaires de ce nouveau statut, celui-ci ne semble pas plus satisfaire les patrons d’entreprises artisanales, qui se plaignent d’une concurrence déloyale et du fait que le plafond attaché au chiffre d’affaires de l’auto-entreprise pourrait inciter ceux qui arrivent à le dépasser à ne pas déclarer leur revenu et donc à réaliser une partie de leurs prestations au noir12.
Il est possible, pour finir, de montrer comment le statut d’auto-entrepreneur prend appui sur les séductions de la « critique artiste » telle qu’elle est traduite par l’idéologie néo-libérale afin de promouvoir le type de l’entrepreneur capitaliste.
Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, ont en effet montré comment un discours inspiré par une « critique artiste » déconnectée de toute « critique sociale » avait pu être utilisé par les théories du management néo-libéral pour détruire les garanties sociales. En effet, le management a mis en avant des principes valorisés par l’esprit artiste et bohème tels que l’autonomie individuelle, la mobilité comme symbole de liberté et de non-attachement… Récupérées par le discours du management, ces valeurs se sont trouvées réinterprétées et traduites sous l’idée par exemple que l’autonomie et la liberté étaient synonymes de mobilité géographique et de flexibilité des horaires. Les garanties sociales et leur réglementation ont été interprétées selon ce discours comme des obstacles à l’initiative individuelle et aux possibilités de libre entreprise. Par exemple, les charges sociales, qui permettent de financer les garanties sociales des travailleurs, sont présentées exclusivement sous l’angle du frein à la libre entreprise.
De fait, l’incitation, aujourd’hui toujours plus grande, à ce que les travailleurs renoncent au salariat comme étant le contraire de la subjectivité artiste, atteint une nouvelle étape avec le statut d’auto-entrepreneur. Déjà de nombreux travailleurs ne parviennent pas à se faire employer en tant que salariés et sont contraints de devenir des prestataires sous-traitants pour une entreprise. Ils doivent ainsi créer leur propre activité économique. Ils sont contraints par exemple, comme le montrent Anne et Marine Rambach au sujet des intellectuels précaires, d’adopter des statuts tels que celui de profession libérale. Face à cette impossibilité d’être salarié et à cette obligation de devenir travailleur indépendant, le statut d’auto-entrepreneur peut apparaître comme une solution du fait de son régime fiscal et de la simplification des démarches qu’il opère. Mais, il ne faut pas oublier qu’il existe d’autres possibilité que le recours au statut d’auto-entrepreneur. Ces solutions ont certes, elles aussi, certaines limites.
Il est possible par exemple d’avoir recours à la société de portage salariale. Certes, les travailleurs conservent par ce biais les garanties sociales liées au statut de salariés, mais ils doivent en contre-partie verser en moyenne 10% de leur revenu à la société de portage. Autre point négatif de ce système, c’est que le travailleur n’intéresse la société de portage que s’il est rentable économiquement.
Les travailleurs qui cherchent à créer leur propre activité peuvent fonder des coopératives ou des associations. Ils restent ainsi dans des formes d’économie qui relèvent du tiers-secteur, c’est à dire de l’économie sociale et solidaire, qui échappent pour partie aux formes de l’économie capitaliste. Pour partie seulement, car ils arrive néanmoins qu’elles ne respectent pas toujours les droits des travailleurs qu’elles emploient ou qu’elles entrent dans la logique de concurrence des entreprises capitalistes.
Il faut remarquer comment la circulaire Fillon du 18 janvier 201013 sur les associations loi 1901 peut être mise en parallèle avec l'orientation néo-libérale dominante dans laquelle s'inscrit le statut d'auto-entrepreneur. Cette circulaire conduit à qualifier juridiquement toute action associative d'activité économique. C'est-à-dire que les associations sont assimilées à des entreprises relevant des règles du marché privé. Idéologiquement, cela conduit à dénier l'existence de toute autre forme d'économie privée que l'économie marchande et à nier l'existence de formes économiques solidaires.
Cette logique entrepreneuriale, assimilée à l’esprit artiste et opposée aux quelques garanties attachées au salariat, se trouve accentuée avec l’auto-entreprise. Ce qui est ici mis en équivalence, c’est l’idée que l’esprit de la création artistique et celui de la création d’entreprise relèveraient de quelque chose de comparable. C’est l’idée que l’artiste et l’entrepreneur seraient identiques en ce que tous deux sont foncièrement des individualistes qui ne comptent que sur leur génie personnel et leur créativité pour réussir.
Cette identification s’effectue sur fond d’un renversement de nature philosophique qu’opère l’idéologie néo-libérale au service du capitalisme. En effet, cette idéologie consiste à nous faire croire que l’économie repose sur l’égoïsme individuel alors qu’il s’agit d’une activité sociale. En tant qu’êtres sociaux, les êtres humains sont pris dans des réseaux de solidarité qui sont la condition même de la société. De fait, en tant qu’activité sociale, la production économique suppose des formes de coopération. C’est ce que montrait par exemple Proudhon, dans Qu’est ce que la propriété ?, avec la notion de force collective. Lorsqu’il fait construire une maison, un propriétaire ne s’approprie pas le produit de la force individuelle de chaque travailleur, mais le produit d’une force collective. Pour construire une maison, il faut la force et les talents conjugués de plusieurs individus.
L’idéologie libérale opère un premier renversement en nous faisant croire que l’innovation économique est le produit d’une activité individuelle. Elle crée ainsi le personnage de l’entrepreneur self-made man qui réussit tout seul par la seule puissance de son talent individuel. Mais le second renversement auquel essaie de nous faire croire l’idéologie libérale consiste à penser que l’affirmation singulière de soi en tant qu’individu unique, dont l’artiste est le symbole, est de même nature que le type de l’entrepreneur individuel égoïste que l’idéologie libérale a construit. Mais c’est là une erreur anthropologique car l’individualité est un produit de la société et non pas une donnée naturelle. Par conséquent, en tant qu’être social, l’affirmation la plus grande que puisse trouver un individu ne repose pas dans la recherche de son intérêt égoïste, mais dans la réalisation de soi dans l’entraide. Ainsi, à l’instar d’un auteur libertaire du nom de Gaston Leval14, on peut bien supposer que par exemple Louise Michel a été une plus grande individualité que ne l’est Bill Gates. Il est ainsi possible de penser que la valeur d’une œuvre d’art réside avant tout dans l’apport qualitatif en termes de plaisir ou de réflexion qu’elle procure à son public et ne se mesure pas à l’argent qu’elle rapporte à son concepteur. Mais ce dernier point suppose par ailleurs que la collectivité sociale se dote d’un système de rémunération qui permette aux artistes et aux professionnels du spectacle dans leur ensemble de vivre correctement de leur activité.
De manière générale, le défi auquel nos sociétés se trouvent confrontées est celui de réussir à mettre en place un système économique et social qui tente de tenir ensemble à la fois la nécessité de réaliser les tâches socialement utiles – c’est ce qu’on appelle le travail -, de rémunérer correctement le travail, et de permettre au maximum aux personnes de s’épanouir dans leurs activités non seulement de loisir, mais aussi si possible dans leur travail.
J’ai essayé de mettre en avant quatre points durant cette intervention:
- Tout d’abord, j’ai tenté de montrer en quoi le statut d’auto-entrepreneur est problématique, car par delà l’idée d’aisance matérielle que l’on tend à associer à la notion d’entrepreneur ou de patron, il ne permet pas en réalité d’espérer faire vivre dans des conditions matérielles correctes la plupart de ceux qui y souscrivent.
- Second point, le statut d’auto-entrepreneur comporte le risque de faire sortir nombre de travailleurs des garanties relatives associées au statut de salarié.
- Troisième point, le statut d’auto-entrepreneur marque donc une nouvelle étape dans la déréglementation du marché du travail opéré par les politiques néo-libérales.
- Pour finir, j’ai essayé de montrer comment le statut d’auto-entrepreneur tend à opérer un renversement libéral en essayant d’identifier le type de l’entrepreneur capitaliste à l’esprit de la subjectivité artiste afin de rendre séducteur cet idéal capitaliste.
Irène Pereira
Intervention prononcée à l'occasion d'une conférence-débat organisée par SUD-Culture Solidaires
1 Site Le portail des auto-entrepreneurs :http://www.lautoentrepreneur.fr/
2 Claire Hagège et Clotilde Masson, « La création d'entreprise en 2009 dopée par les auto-entrepreneurs », division Répertoire statistique et autres infrastructures, Insee. Disponible sur :http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1277
3 Nadine Levratto et Evelyne Serverin, « Etre entrepreneur de soi-même après la loi du 04 aout 2008 : les impasses d’un modèle productif individuel » (2009). Disponible sur : economix.u-paris10.fr
4 Rieg Christian, « Les défaillances d’entreprise », INSEE première, n°866, septembre 2002.
5 « Le plus souvent par des employeurs peu scrupuleux qui, au lieu de signer un CDD ou un CDI, proposent à leurs collaborateurs de prendre le statut, ce qui leur permet de s'exonérer des charges liées à l'embauche d'un salarié. […] Il [l'auto-entrepreneur] doit payer lui-même ses charges sociales, ne perçoit ni prime de précarité, ni congés payés » (Gérard Camier, « Auto-entreprise : fraude à l’emploi », La Dépêche, 2 avril 2010).
6 Op.cit.
7 Site Internet : http://www.union-auto-entrepreneurs.com/
8 Boltanski L. et Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
9 Observatoire des inégalités, « La précarité en France » (2008). Disponible sur : http://www.inegalites.fr/spip.php?article957
10 Magnaudeix Mathieu, « Etre auto-entrepreneur : les pièges et aberrations d’un statut si vanté par le pouvoir », Médiapart, Novembre 2009. Disponible sur :http://www.mediapart.fr/node/67471
11 Chauvel Louis, « Le retour des classes sociales ? » (2001) . Disponible sur : www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/
12 Chloé Talmann , « Les auto-entrepreneurs inquiètent les artisans » (2008). Disponible sur : http://www.creation-entreprise.fr/auto-entrepreneurs-inquietent-artisans-n1078.html
13 On peut à ce propos s'informer et signer l'appel des associations citoyennes sur le site suivant: http://www.associations-citoyennes.net
14 Leval Gaston, « L’individualiste et l’anarchie » (1987). Disponible sur : http://1libertaire.free.fr/GLeval01.html
Lien:
Lien vers le rapport du sénat sur le régime d'auto-entrepreneur - mars 2010.
La fonction publique, et l’administration publique de manière générale, connaissent depuis les années 1990 une série de réformes (telles que la loi organique relative aux lois de finances, Lolf) qui s’inscrivent dans le cadre de conceptions du management de la fonction publique d’inspiration néolibérale (NPM : New Public Management ) qui se développent au niveau international.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, des mesures d’ampleur et apparemment désordonnées, mais qui sont toutes habitées par une idéologie néolibérale, dessinent peu à peu un nouveau visage de la fonction publique. Des fonctionnaires plus précaires et davantage soumis aux règles du marché, voici ce vers quoi nous nous dirigeons.
En Europe, un certain nombre de pays se sont déjà convertis à cette nouvelle conception de la fonction publique, comme le Portugal. Dans ce pays, «18 % des agents de l’État sont assimilés à des travailleurs indépendants. Licenciables à tout moment sans indemnités chômage ni congés payés1».
Ci-dessous une visite guidée dans ces nouveaux dispositifs juridiques qui, mis bout à bout, dessinent les contours d’une fonction publique néolibérale.
RGPP : sous-effectif et dégradation des conditions de travail
La révision générale des politiques publiques (RGPP), politique publique initiée dès la rentrée 2007 et inspirée de la « revue des programmes » (nom d'une politique publique de restructuration des services publics au Canada), elle s’appuie sur le mot d’ordre « faire mieux avec moins ». Tout l’esprit du libéralisme économique : productivité, rentabilité, performance… Il s’agit donc de réformer l’administration publique à grand coup d’audits organisés par des cabinets de conseil privé.
La RGPP, c’est tout d’abord le non-remplacement du départ à la retraite d’un fonctionnaire sur deux.Si les besoins en service public ne diminuent pas, quelles sont alors les conséquences ? Augmentation de la productivité dans la fonction publique ou recours à des agents publics au statut précaire.
La RGPP, ce sont des économies d’échelle aboutissant à la restructuration et à la concentration des services. Conséquences pratiques : il faut par exemple se serrer dans les bureaux, la même surface servant à accueillir désormais deux agents au lieu d’un. C’est donc la voie ouverte à une dégradation des conditions de travail du personnel public.
Loi de mobilité des fonctionnaires : vers une précarisation du statut du fonctionnaire…
Promulguée durant l’été 2009, la loi de mobilité des fonctionnaires met en place de nouvelles mesures précarisant le statut du fonctionnaire.
La loi de mobilité permet en effet de mettre en disponibilité d’office, sous certaines conditions2 , un fonctionnaire sans indemnités au bout de deux ans, après que lui aura été proposé trois emplois. Cette disposition constitue un pendant intéressant de la RGPP quand on ne sait plus quoi faire de fonctionnaires dont le poste a disparu après la restructuration du service.
Autre mesure de cette loi, la possibilité de recourir à des intérimaires. Possibilité coûteuse, mais intéressante pour faire face, ponctuellement, aux pics de sous-effectifs occasionnés par la RGPP.
La loi de mobilité prévoit aussi la possibilité de recruter des fonctionnaires pour un poste à temps incomplet comme cela est déjà possible dans la fonction publique territoriale. À côté de cela, cette loi a allongé la possibilité de la durée du cumul d’emploi et aussi instauré la possibilité que ce cumul soit égal à 70 % du temps de travail de l’agent. Un décret de mai 2007, transposition d’une directive européenne de 2005, permettait déjà aux fonctionnaires à temps partiel de cumuler une seconde activité ; ce même décret avait aussi élargi le champ des activités de cumul possibles… Il est à noter, en outre, que le gouvernement est favorable à l’élargissement des activités que l’agent peut exercer, notamment sous le statut d’auto-entrepreneur.
Le néo-management : mobilité, performance, évaluation, individualisation des carrières…
Le néo-management, dont on sait les effets désastreux dans le privé ou dans des services publics qui ont été privatisés, a en particulier fait la une avec les conséquences psycho-sociales et de souffrance au travail qu’il a engendrées, dont les manifestations les plus médiatiques ont été par exemple la vague de suicide qu’a connu France Télécom.
Or c’est ce néo-management qui est donné en exemple à l’administration publique. En 2006, la Lolf a ainsi introduit les notions de performance et d’objectifs dans la fonction publique. À partir de janvier 2012, va être introduite ainsi la prime en fonction des résultats (PFR), appelée plus communément prime au mérite. La performance devient un critère d’évaluation non seulement des administrations publiques, mais aussi des agents de l’État.
Enfin, dernier outil, le Rime (répertoire interministériel des métiers de l'Etat), celui-ci visant à favoriser la mobilité choisie, mais aussi, peut-on le craindre, forcée des agents. Le gouvernement estime-t-il qu’il a besoin de moins d’agents de surveillance dans les musées et de plus de « matons » dans les prisons ? Il devient possible d’effectuer une équivalence entre les deux fonctions.
Alors ce nouveau visage, à quoi ressemble-t-il ?
Un nouveau fonctionnaire plus précaire, plus mobile, plus performant… Ce nouveau fonctionnaire aura un poste à temps incomplet et aura pour collègue des intérimaires. Le reste du temps, il sera occupé par son activité d’auto-entrepreneur. Il fera peut-être la plonge dans un grand restaurant en ayant un statut d’auto-entrepreneur3. Il travaillera ainsi jusqu’à 48 heures par semaines.
En tant que fonctionnaire, il sera soumis au stress de remplir des objectifs auprès de ses « clients » s’il veut toucher sa prime au mérite. Si son poste disparaît suite à un audit, alors peut-être risquera-t-il d’être envoyé à l’autre bout de la France dans un poste sous la tutelle d’un tout autre ministère : ayant passé un concours pour travailler à la Culture ou à l’Education nationale, voilà qu’on lui propose un poste au ministère de la Justice. Après tout, c’est là qu’on a vraiment besoin de monde pour appliquer les objectifs de la politique sécuritaire et anti-migratoire du gouvernement…
1 Cf. François Musseau, « Obligation de service précaire », Libération, 5 mai 2010.
2La mise en disponibilité d'office est une procédure qui existait déjà et qui permet de mettre un fonctionnaire hors de son administration sans rémunérations, sans droit à avancement et à la retraite. La loi de mobilité ajoute la possibilité de mettre en disponibilité d'office un fonctionnaire dont le poste a été supprimé:
« Art. 44 quater.-La réorientation professionnelle prend fin lorsque le fonctionnaire accède à un nouvel emploi.
« Elle peut également prendre fin, à l'initiative de l'administration, lorsque le fonctionnaire a refusé successivement trois offres d'emploi public fermes et précises correspondant
à son grade et à son projet personnalisé d'évolution professionnelle, et tenant compte de sa situation de famille et de son lieu de résidence habituel. Dans ce cas, il peut être placé en
disponibilité d'office ou, le cas échéant, admis à la retraite.
(Loi n° 2009-972 du 3 août 2009).
3 « Le plus souvent par des employeurs peu scrupuleux qui, au lieu de signer un CDD ou un CDI, proposent à leurs collaborateurs de prendre le statut, ce qui leur permet de s'exonérer des charges liées à l'embauche d'un salarié. […] Il doit payer lui-même ses charges sociales, ne perçoit ni prime de précarité, ni congés payés » (Gérard Camier, « Auto-entreprise : fraude à l’emploi », La Dépêche, 2 avril 2010).
Irène Pereira
Juin 2010
Publié dans le journal Voix de Sud, juillet 2010.
Sélection bibliographique:
Bonelli Laurent et Willy Pelletier, "De l'Etat providence à l'Etat manager", Le Monde diplomatique, décembre 2009.
Disponible sur:
http://www.monde-diplomatique.fr/2009/12/BONELLI/18585
Bezes Philippe, Réinventer l'Etat, Paris, PUF, 2009.
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