Lu: Harvey David, Géographie et capital

 

David Harvey est le principal représentant de la géographie radicale américaine. Comme le rappelle Thierry Labica dans son avant propos, Harvey entend, face à un tournant spatialisant postmoderne dominant la géographie américaine, mettre au coeur de la géographie la question sociale en s’inspirant de Marx. L’approche de Harvey s’inspire entre autres des théories marxistes de l’impérialisme, particulièrement de celle de Rosa Luxembourg. Elle se distingue en cela d’autres approches marxistes, comme celles braudelienne de Wallerstein, qui analysent le capitalisme en termes de système-monde et mettent l’accent sur l’opposition entre centre/périphérie. Comment expliquer les inégalités de développement géographique au sein du capitalisme ? Pour répondre à ce problème, les analyses de David Harvey mettent en avant les mécanismes d’accumulation du capital, de la concurrence et de la nécessite d’écouler les surplus du capital.

 

Théorie de l’espace, ville et logique de dépossession dans le capitalisme postfordiste

 

Sous le titre Geographie et capital sont réunis une série de dix articles organisés en trois parties: la première est consacrée à la question de l’espace, la seconde aux rapports entre ville et capitalisme, la troisième aux logiques spatiales de dépossession.

 

- Première partie du recueil: l’espace

 

Dans le premier article, appelant à un manifeste matérialiste historique en géographie, David Harvey distingue la conception marxiste, qui accorde une place centrale à la question sociale, et l’approche des anarchistes, qui selon lui ont été plus attentifs à la prise en compte de l’environnement et des questions culturelles. Il appelle ainsi à une géographie qui fasse la synthèse de ces deux dimensions.

 

Dans le second article, plus particulièrement centré sur la question de l’espace, il distingue trois types d’espace: absolu, subjectif et relatif. Le marxisme est considéré traditionnellement comme ayant principalement mis en avant la dimension matérielle et donc semble s’accorder davantage avec une approche en termes d’espace absolu. L’humanisme peut-être perçu comme s’étant appuyé sur l’espace subjectif: ce qui a pu se traduire en géographie par des conceptions de l’espace vécu s’appuyant sur la phénoménologie. Enfin le postmodernisme a pour sa part mis en avant les analyses relationnelles de l’espace. Cependant, David Harvey s’attache à montrer dans son analyse qu’il est possible de trouver dans l’oeuvre de Marx une prise en compte des trois dimensions.

Dans le troisième article du recueil, David Harvey se livre à une analyse rétrospective de sa propre oeuvre selon un plan chronologique qui permet d’en saisir les évolutions.

 

- Deuxième partie du recueil: Ville et capitalisme

 

Le quatrième article s’attache à mettre en valeur l’importance de la concurrence inter-urbaine dans le capitalisme post-fordiste. C’est également l’occasion pour David Harvey de s’opposer à une thèse partagée à la fois par les libéraux et les anti-libéraux, qui serait que le néo-libéralisme coïnciderait avec une fin de l’Etat-nation et un non-interventionnisme étatique.En réalité Harvey montre entre autres que les politiques keynesiennes ont été remplacées dans le cadre de la concurrence inter-urbaine du capitalisme post-keynesien par une concentration de l’intervention publique sur “les subventions aux grandes entreprises et à la consommation des tranches salariales supérieures”. (p.133)

Dans le cinquième article, l’auteur effectue une montée en généralité à partir de l’exemple de l'élevage de poulet en batterie dans la ville de Hamlet aux Etats-Unis. Cet exemple lui sert d’introduction à une critique des théories postmodernes à la fois d’un point de vue humaniste universaliste et marxiste, en reprochant au relativisme et au culturalisme postmodernes d’évacuer la question de la justice sociale. En effet dans la ville de Hamlet la question de la spécialisation de la production n’est pas qu’une question de goût pour le poulet, de changement de pratiques alimentaires, mais la condition de cette forme de production en série repose sur l’exploitation économique de travailleurs pauvres.

Le sixième article, toujours dans cette seconde partie plus spécifiquement consacrée à la question de la ville, s'intéresse à la fonction de la ville dans l’écoulement du surplus du capital. Ainsi Harvey analyse des projets de méga-urbanisation comme Dubaï et Abou Dhabi comme permettant “d’éponger les surplus engendrés par la richesse pétrolière de la façon la plus tape-à-l’oeil” (p.170).

 

Le dernier article s'intéresse plus spécifiquement à la question de l’utopie et à l’importance de lui redonner une place.

 

- Troisième partie du recueil: Capitalisme et logique de dépossession

 

Le premier article de la troisième partie du recueil se veut par son sujet le plus ambitieux, mais il ne consiste selon l’auteur lui-même qu’en des notes: il s’agit d’essayer de produire une théorie du développement géographique inégal. Dans le cadre de ces notes, David Harvey prend un certain nombre de positionnements spécifiques. Au sein des analyses géographiques d’inspiration marxiste, plutôt que de mettre en avant les relations centre/périphérie, il préfère insister sur les mécanismes d’accumulation du capital, non seulement dans le passé, mais encore actuellement. Il est possible également de constater une théorisation particulière de l’Etat, puisque Harvey distingue les intérêts et les logiques du capitaliste de celle de l’homme d’Etat. Ce dernier ne poursuit pas tant des logiques capitalistes concurrentielles que celles nationalistes d’une affirmation de son Etat par rapport aux autres. Enfin, il est possible de constater chez Harvey le désir d’intégrer certaines thématiques de la postmodernité à sa théorisation marxiste. D’une part, il s’oppose à certaines analyses qui, comme celle de Habermas, opposent le système économique et le monde vécu. Pour lui, en suivant en cela l’intuition d’Henri Lefebvre, la critique du capitalisme doit être également une critique de la vie quotidienne. Par ailleurs, Harvey souligne la nécessité d’intégrer le féminisme, l’anti-racisme ou l’écologie à la lutte anti-capitaliste: ce ne sont certes pas des luttes de classes, mais pour autant ces thématiques supposent une lutte contre le capitalisme et doivent donc s’allier à la lutte des classes.

 

Le neuvième article du recueil, consacré à la question de la mondialisation, reprend le débat avec les postmodernes. Comment expliquer la mise en avant de la notion de mondialisation par certains néo-libéraux et par les postmodernes ? Le problème sous-jacent est de savoir si, avec ce qu’on a appelé la mondialisation, c’est la nature même du capitalisme qui a changé.

Alors de fait, les théories et les catégories de Marx seraient-elles devenues obsolètes pour penser le capitalisme actuel ?

La thèse de Harvey rejoint ici les analyses des marxistes inspirés par Braudel et qui théorisent le capitalisme en termes de système-monde. En effet, pour Harvey, c’est dès sa naissance que le capitalisme est mondialisé. Les transformations récentes du capitalisme sont-elles réelles et justifient-elles une transformation de nos catégories d’analyse ? Harvey reconnaît les transformations récentes du capitalisme, mais il n’y voit pas une raison d’abandonner les catégories marxistes d’analyse, car il considère ces transformations comme une réaffirmation de certaines tendances du capitalisme du XIXe.

Le dernier article du recueil revient sur les analyses de la logique de dépossession dans le capitalisme actuel en y notant en particulier le rôle des privatisations. L’auteur y voit à l’oeuvre l’émergence d’une nouvelle forme d’impérialisme.

 

Quelques interrogations sur les conséquences théorico-pratiques

 

Quelles sont les conséquences théorico-pratiques des analyses de David Harvey ?

 

Les enjeux des analyses d’Harvey sont multiples. Elles consistent à faire de la géographie une discipline critique qui ne soit pas inféodée à la seule utilité de l’Etat. Elles tendent à essayer à la fois de construire une analyse marxiste qui prenne davantage en compte la question de la spatialité et une géographie plus sensible à la question sociale. Enfin, il s’agit de bâtir une géographie marxiste qui intègre des dimensions de la critique postmoderne.

 

Deux points néanmoins nous semblent pouvoir susciter des interrogations:

 

- le premier consiste dans le rapport que peut entretenir une géographie du développement inégal et la perspective de la décroissance: est-ce que la géographie du développement inégal ne reste pas prisonnière d’une perspective développementaliste et donc croissantiste ?

 

- le second: est-ce que la manière dont David Harvey essaie de ré-introduire les “nouveaux mouvements sociaux” au sein d’une perspective marxiste, ne conduit pas de nouveau à distinguer entre un front de lutte central, qui serait l’anticapitalisme du point de vue de la question sociale, tandis que les autres ne seraient que des fronts de luttes périphériques? On peut ainsi se demander si le problème ne provient pas du fait qu’il refuse de leur accorder le statut de luttes de classe spécifiques.

 

Irène Pereira

 

 

Pour une présentation générale des thèses de David Harvey, voir:

Keucheyan Ramzig, Hémisphère gauche - Une cartographie des nouvelles pensées critiques -, Zones, 2010.