Nada Chaar
Déjà douze nominations aux oscars, et quelques jours après la sortie, une salle comble dans un des cinémas les plus fréquentés de Paris. Un tel succès n'est pas bien difficile à expliquer : une période de l'histoire de l'Europe (la fin des années 1930) qui est un des moments-clés de nos mémoires scolaires nationales, deux personnages principaux hauts en couleur, de belles réussites individuelles, des valeurs consensuelles, de l’émotion, et une grande noblesse des sentiments. L'intégration de la tradition shakespearienne, mise au goût du grand public cinématographique, est habile, qu'il s'agisse de citer les morceaux d'érudition scolaire censés connus de tous ou de ces fins clins-d'oeil que constituent le mélange du tragique historique et d'un comique qui peut parfois confiner au grotesque et la confrontation du vilain prince déchu pourtant si humain et du roi en devenir. Et puis comment résister au charme des méthodes atypiques de l'obscur orthophoniste australien aux talents méconnus et aux balbutiements royaux du héros (le roi George VI) qui naît sous nos yeux attendris?
C'est typiquement le genre de film qui vous fait aimer l'histoire (qui vous ennuyait pourtant tellement sur les bancs de l'école) et celui pour lequel on est en général bien content d'amener ses élèves au cinéma. C'est sans doute parce que les fils de l'intrigue sont tellement faciles à nouer, et que les dates et les événements ne se bousculent pas au portillon. En quelle année sommes-nous ? La Seconde Guerre mondiale va commencer, la Seconde Guerre mondiale commence. Qu’est-ce qu’on voit ? De courtes séances cinématographiques confrontant le couronnement de George VI et les discours vociférants d'Hitler, la démission d’un premier ministre et l'arrivée au pouvoir d’un autre, le grand clairvoyant et sympathique Churchill mâchouillant son cigare, Londres qui se prépare à subir les bombardements nazis (alors que la guerre n’a pas commencé) et le discours d'un roi à son peuple, joli morceau d'éloquence, comme l'opposition de la noble démocratie libérale européenne et de la vile tyrannie du fascisme en on tant produit. L'événementiel est totalement évacué (aucune référence claire à la conférence de Munich, que ceux qui savent devineront et dont les autres peuvent fort bien se passer, après tout, comme d’ailleurs de savoir qui sont Baldwin et Chamberlain) et les aspects idéologiques tellement bien intégrés à l'intrigue et inconsciemment appropriés par un spectateur qui connaît la suite et qui sait de quel côté se trouve le Vrai qu'il est inutile d'en parler.
Mais pourquoi n'étudie-t-on pas l'histoire comme ça à l'école ? Ne serait-ce pas là une belle façon d'intéresser enfin nos enfants aux leçons du passé tout en cessant de les barber d'abstractions qui ne peuvent de toute façon pas les intéresser ? Si le film est indéniablement plaisant à regarder, il a également le mérite de nous apporter une illustration édifiante de ce que serait une histoire transformée en récit, une histoire sans problèmes, une histoire dans laquelle l'idéologie dominante se cache derrière les sentiments et les grands personnages, une histoire qu'on raconte au lieu de la construire.
Tristement, c'est pourtant bien le genre d'histoire que de plus en plus de prescriptions officielles dictent aujourd'hui aux enseignants de pratiquer dans le secondaire…
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