Editions Amsterdam, 2008, 270 p., 22 euros
L’ouvrage de James C. Scott propose une approche pragmatique des rapports de domination. Prenant le contre-pied des perspectives du type de celle de Bourdieu, qui considèrent que les dominés sont toujours avant tout dans l’inconscience et l’adhésion illusoire à leur situation, il montre que ceux-ci sont toujours au contraire dans des pratiques de micro-resistance qui sont le plus souvent invisibilisées par les acteurs eux-mêmes.
Pour mener son analyse, Scott s’appuie avant tout sur des exemples tirés des situations de domination les plus extrêmes telles que l’esclavage ou le servage. Son analyse ne prend donc pas en compte des rapports de domination au sein des démocraties libérales.
- Derrière l’histoire officielle
Scott part de la thèse que les dominés se comportent différement s’ils sont dans une situation de relation face à des dominants ou avec d’autres dominés comme eux. Il tendent à accomplir une “performance publique”. Face à des dominants, ils jouent un “texte public” qui est en adéquation avec le discours des dominants.
Il est possible de constater que par l’introduction des notions de performance et de texte, l’analyse de Scott se situe dans le cadre des analyses post-structualistes qui se placent dans le cadre du tournant linguistique (Derrida: “il n’y a pas de hors texte”; Austin: les jugement performatifs; la pragmatique linguistique, pour laquelle le sens émerge de la pratique dans un contexte et une situation...).
Ce qui permet de savoir que les dominés jouent (c’est-à-dire qu’ils accomplissent une performance) et n’adhèrent pas en réalité au texte public, c’est qu’en coulisse ils développent un “texte caché”: “il consiste en des propos, des gestes et des pratiques qui confirment, contredisent ou infléchissent, hors de la scène, ce qui transparaît dans le texte public” (p.19).
Les injustices engendrées par les rapports de domination donnent naissance au “texte caché de l’indignation”.
Les dominants, lorsqu’ils sont en dehors de la présence de leurs subordonnés, peuvent également déployer un texte caché.
Trois éléments caractérisent le texte caché: 1) il est spécifique “à un espace social donné et à un ensemble d’acteurs particuliers”, 2) il ne “recouvre pas seulement des paroles, mais il est également constitué de tout un ensemble de gestes et de pratiques”, 3) “la frontière entre les textes public et privé forme une zone de lutte constante entre dominant et subordonnés - mais ne constitue pas un mur solide” (p. 28).
- La domination, le jeu et l’imaginaire
Le texte public correspond à l’image que les dominants souhaitent se donner d’eux-mêmes. Il s’appuie sur des justifications idéologiques.
Les discours politiques des dominés peuvent être divisés en quatre catégories: 1) le plus public des discours est celui qui reprend le texte public des dominants, 2) une autre forme est à l’inverse le texte caché, 3) entre les deux se situe la politique du déguisement et de l’anonymat: c’est un discours à double sens ou masquant l’identité des acteurs, 4) le discours qui explose la limite entre texte caché et texte public.
L’ouvrage de Scott entend étudier pour l’essentiel “l”infrapolitique” des groupes dominés, c’est-à-dire “une grande variété de formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom”. (p.33)
Scott insiste sur l’importance de la socialisation dans l’apprentissage par les enfants du texte public des dominés transmis par les parents afin de les préserver de représailles.
Le texte caché est la conséquence du rapport de domination. Néanmoins l’existence de ce décalage entre un texte public des dominés et un texte caché permet également de développer un texte plus autonome.
La constitution d’un texte public des dominés suppose également une domestication par ceux-ci de leur impulsion naturelle à la révolte face à l’injustice qu’ils subissent.
- Le texte public comme performance du respect
Pour Scott, il n’y a jamais de servitude volontaire, de domination au sens webérien, les dominés ne consentent pas à leur domination. Par conséquent, la domination “engendre une grande force de résistance” et elle ne peut se maintenir que par la force et non par le consentement.
Tout comme les dominés, les dominants sont socialisés pour apprendre à tenir leur rôle. Les dominants tendent à essayer de contrôler également l’espace public afin de véhiculer l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes. Ils essaient de donner une impression d’unanimité d’adhésion dans leurs rangs, mais également dans les rangs des dominés, au texte public.
Afin d'asseoir également leur domination, ils instaurent des cérémonies publiques qui mettent en scène et célèbrent leur pouvoir. Un autre élément de contrôle de l’espace public passe par le fait de n’accepter les rassemblements publics de dominés que sous l’approbation des dominants.
Cependant, pour Scott tous ces efforts ne conduisent pas à aliéner les dominés, ceux-ci n’adhèrant jamais en réalité aux justifications idéologiques des dominants. Les justifications échouent à atteindre leur objectif de fabrique du consentement.
- Fausse conscience et hégémonie
Scott montre ensuite comment la théorie de la fausse conscience et de l’hégémonie d’un discours des dominants butte sur un paradoxe.
En effet, il existe bien des mouvements d’émancipation et de résistance. Dans ce cas, si ces théories sont justes, il faudrait réussir à comprendre comment les dominés parviennent à se soulever et à faire naître en eux l’illusion selon laquelle ils pourraient résister à la réalité telle qu’elle est et à sortir du discours hégémonique de l’idéologie des dominants.
En réalité, s’il n’existe jamais de situation de domination totale, c’est que l’hégémonie fonctionne avant tout au niveau de la pensée et non de l’action.
Scott reprend les analyses de Barrington Moore, qui distingue trois niveaux de radicalité dans la critique: 1) critiquer le fait que certains dirigeants ne respectent pas les normes selon lesquelles ils prétendent diriger, 2) la critique contre la classe dominante dans son ensemble, qui ne respecte pas les principes selon lesquels elle est censée agir, 3) le niveau le plus radical récuse le principes mêmes selon lesquels la classe dominante justifie sa domination (p.106).
La plupart des protestations se situent dans le cadre réaliste de la structure en place et ne prétendent pas la remettre en cause.
Une des hyptothèses de Scott est ainsi que les dominés se servent bien souvent du discours public dans un sens qui leur est propre et qui n’est pas celui des dominants. Ils vont ainsi s’emparer du discours du christianisme ou des droits de l’homme pour revendiquer des droits en leur faveur.
- Aménager un espace social pour une subculture dissidente
Le texte public de la domination comprend trois dimensions: 1) “un domaine d’appropriation matérielle” (spoliation économique), 2) un domaine de domination publique et de subordination (dimension hiérarchique), 3) un domaine de justification idéologique des inégalités (p.126).
Le texte privé est une réaction contre ces dimensions de la domination. Les espaces sociaux autonomes cachés dans lesquels se développe le texte caché ont été conquis et défendus par des pratiques de résistance.
Le texte caché n’est pas un texte privé au sens d’un discours privé (conception mentaliste). Il est produit socialement: il résulte de relations de pouvoir et de pratiques de résistance.
Les dominés parviennent à créer ainsi une subculture qui possède une certaine homogénéité et ses propres normes.
- La prise de parole sous la domination: les arts de la domination politique
Scott s'intéresse également à un autre niveau de résistance, à savoir la manière dont les dominés utilisent le texte public pour faire passer leur propre message de manière dissimulée, par la ruse.
Il analyse ainsi des pratiques de résistance quotidienne telles que le ragot ou les rumeurs. Ces pratiques bénéficient de la protection de l’anonymat. D’autres techniques de résistance sont également examinées telles que l’euphémisme ou le fait de parler dans sa barbe.
Il étudie également le rôle de la culture populaire, des contes par exemple, dans le déguisement d’un message critique.
Les images du monde inversé, le carnaval, sont aussi des espaces au travers desquels les dominés peuvent faire passer, de manière ironique, un message de critique de l’ordre établi. Ces espaces, du point de ce que l’on pourrait selon Scott appeler la théorie de la soupape, constituent des lieux où le texte caché peut émerger sans être réprimé, avec l’idée de la part des dominants qu’une fois passé ce moment, les dominés reprendront d’autant mieux leur rôle dans le cadre de l’ordre établi.
- Infrapolitique des groupes dominés
Ce qui amène selon Scott un texte caché à devenir de plus en plus public ou au contraire de plus en plus caché peut être comparé à une guérilla: “au sein des relations de domination, tout comme dans une guérilla, les deux camps comprennent la force relative et les ressources de l’adversaire et ont ainsi une certaine idée de la réponse probable de la partie adverse à un geste d’agression de leur part” (p.209).
Le texte caché exerce une pression continuelle sur “la limite de ce qui est autorisé sur scène”.
Scott propose (p. 215) un tableau qui résume ainsi les différents éléments de sa description des rapports de domination. Il distingue en fonction des trois formes de domination - matérielle, statutaire et idéologique - des formes de résistance publiques déclarées et des formes de résistances infrapolitique.
Ainsi si les formes de résistance publiques peuvent apparaître comme des explosions soudaines, c’est que nous ignorons bien souvent tout des pratiques de résistance liées au texte caché, qui en sont la condition de possibilité et qui forment un vaste réseau sur lequel vont pouvoir s’appuyer les formes d’actions collectives publiques.
- Les saturnales du pouvoir: les premières déclarations publiques du texte caché
Le premier type d’acte de révolte publique qu’examine Scott est le refus de reproduire les apparences hégémoniques. Cela peut par exemple être le fait de ne pas saluer un supérieur hiérarchique. Un tel acte brise l’apparence du consentement et laisse apparaître les rapports de pouvoir.
Savoir qui sont ceux qui osent rompre publiquement le silence imposé par la domination ne relève probablement pas d’une science exacte. Ce comportement s’explique sans doute selon Scott soit par des circonstances particulières, soit par un tempérament spécifique lié à une personnalité. Néanmoins, certaines circonstances peuvent faire diminuer le danger de dire ce que ceux qui étaient jusqu’alors timorés n’osaient pas exprimer.
Quoiqu’il en soit, l’acte qui brise la chape de plomb du texte caché a un caractère irrévocable.
Une fois ce premier acte d’insubordination public accompli, il a un pouvoir de mobilisation symbolique gigantesque. “Il annonce un possible renversement des rôles”. (p.243)
L’ouvrage se termine par un entretien avec l’auteur, publié dans la revue Vacarme pendant hiver 2008, dans lequel il revient sur le travail qu’il a effectué et certaines des critiques qui lui ont été formulées.
Intérêt et limites de l’ouvrage de Scott
L’analyse de Scott a le grand mérite de mettre à jour, dans la continuité des micro-politiques de Foucault, Deleuze et Guattari ou des arts du quotidien de De Certeau, les pratiques de résistance qui sont bien souvent ignorées ou méprisées par les théoriciens des rapports de domination. Pour Scott, ces actes sont bel et bien politiques.
Néanmoins l’approche de Scott ne risque-t-elle pas au contraire d’aboutir à l’atténuation, voire peut-être à la négation, du pouvoir des rapports de domination sur les individus? Ceux-ci n’auraient jamais, d’une certaine manière, à faire un travail d’émancipation car ils sont toujours dans la résistance.
Peut-être est-il possible plutôt d’y voir des degrés divers d’adhésion au texte public et de résistance par le biais d’un texte caché selon les individus et même selon un même individu. Il me semble difficile de soutenir que les dominés n’adhèrent pas du tout au texte public. Ainsi lors de mes observations sur le syndicalisme, j’ai pu constater que les individus dominés pouvaient adhérer dans une certaine mesure au texte public et qu’ils pouvaient évoluer aussi dans leur degré d’adhésion à ce texte.
L’autre point qui me paraît contestable dans l’ouvrage de Scott est la continuité qu’il établit entre pratiques de résistance individuelles - verbales ou non-verbales - et action collective. Il est possible que, comme il l’affirme, les mouvements de grande ampleur s’appuient en partie sur l’existence d’un texte caché collectif. Si tous les actes cachés ne me paraissent pas être politiques, il est probable néanmoins que la ligne de frontière dans ce cas entre politique et non-politique n’est pas nette.
Néanmoins, mes observations sur le terrain de l’action syndicale m’ont amenée à constater qu’il n’y a pas une continuité entre les deux niveaux. Ainsi les personnes qui manifestent quotidiennement le discours de critique le plus prononcé contre l’organisation du travail ne sont pas ceux qui s’engagent nécessairement le plus dans des actions collectives. A l’inverse, des personnes qui peuvent être réputées pour leur caractère consciencieux au travail peuvent être promptes à s’engager dans des actions collectives d’ordre syndical. Les ressorts de la résistance individuelle et ceux de l’action collective ne me paraissent pas être nécessairement en continuité ou les mêmes. Les pratiques d’action collective me semblent en particulier bien souvent nécessiter le passage par des formes d’organisation collectives, informelles ou institutionnalisées, que la simple notion de texte caché ne permet pas de faire émerger.
Irène Pereira
Écrire commentaire