Alors que les années 1990 avaient particulièrement mis en avant les thématiques de la fin du travail, de la réduction du temps de travail et d’un revenu garanti, les années 2000 ont été marquées par des thématiques portant sur les risques psychosociaux, la pénibilité ou encore les nouvelles formes d’organisation du travail. Les questions philosophiques que posent ces débats sont celles de la place anthropologique du travail.
- Statut anthropologique et statut social du travail
Pour les socialistes du XIXe siècle, comme Proudhon ou Marx, le travail joue un rôle fondamental dans ce qui constitue l’espèce humaine. En effet, dans une conception matérialiste, l’espèce humaine est dotée, comme les autres espèces animales, d’organes naturels qui peuvent être considérés comme des premières formes d’outils. C’est par l’usage de ces “outils naturels” utilisables pour la satisfaction de ses besoins vitaux que l’être humain développe des capacités intellectuelles spécifiques. Le travail, pour Marx, - en satisfaisant les besoins vitaux des hommes - est l’activité par laquelle la culture humaine émerge (Manuscrits de 1844). Le travail n’est donc pas une activité individuelle, mais sociale.
C’est également la position qu’adopte Proudhon qui, en pragmatiste, fait du travail ce qui fait naître l’intelligence humaine: “les idées naissent de l’action” [“action” entendue comme travail] (“Etude sur le travail”, in De la justice).
La dévalorisation du travail tient à deux éléments. Tout d’abord, dans la tradition biblique, relue à la lumière du néo-platonisme, il est la marque de la malédiction pour l’homme d’avoir un corps et de ne pas être un simple esprit, une âme. Mais cette justification idéologique du travail trouve elle-même sa condition matérielle dans une triparitition sociale (Dumezil) de fait. Les activités les plus spirituelles - intellectuelles - sont les plus valorisées. Ce sont les activités religieuses. Les activités laborieuses sont les plus dévalorisées. L’être humain ne serait parfaitement humain que par les activités les plus intellectuelles. Une telle conception est également celle de philosophes grecs tels que Platon ou Aristote. Mais cette hiérarchie trouve elle-même sa source dans une division sociale dans laquelle la philosophie et la politique sont des activités d’une élite oisive.
Ainsi les dualismes philosophiques entre pratique et théorie, corps et esprit, nature et culture sont le reflet d’un dualisme et d’une hiérarchie sociale (Dewey, Reconstruction en philosophie).
Avec la modernité, d’autres bouleversements font émerger une nouvelle hiérarchie sociale. Sans les détailler tous, il est possible d’en souligner deux. D’une part, il s’agit de l’autonomisation progressive de la sphère de l’art. Plus la modernité se laïcise, plus certaines caractéristiques transcendantes - qui semblaient être attribuées au religieux - se trouvent attribuées aux créations artistiques. Kant considère ainsi que l’activité artistique, contrairement au travail, est une activité désintéressée qui a sa fin en elle-même (Critique de la faculté de juger). Parallèlement à cela, des transformations dans l’activité scientifique, avec le projet d’une mathématisation de la nature, induisent des transformations profondes dans les technologies. C’est la constitution de la technoscience: celle ci désigne le passage de techniques empiriques à des techniques qui sont le produit des avancées scientifiques. (Marcuse, L’homme unidimentionnel).
L’ensemble de ces éléments ont des conséquences particulières sur le travail. D’un point de vue pragmatiste, le travail et la technique sont les activités à partir desquelles l’espèce humaine érige une culture spécifiquement humaine. Le travail est l’activité par laquelle l’espèce humaine réalise son utilité vitale. L’agir humain dans sa plénitude est à la fois une activité de satisfaction des besoins et de création. Il implique non seulement une évaluation technique des moyens en vue d’atteindre une fin, mais également une évaluation de la fin en fonction des conséquences induites par les moyens qu’elle doit mettre en oeuvre.
Or la division sociale en sphères d’activité séparées, correspondant à une organisation sociale inégalitaire, induit un éclatement de l’activité humaine. Alors que l’activité vitale humaine est celle qui est à la fois manuelle et intellectuelle, efficace, éthique et esthétique, ces différentes dimensions se trouvent disjointes. Mais plus encore grâce à l’efficacité de la technoscience, la logique qui tend à dominer est celle d’une activité purement instrumentale. Dans cette dernière, seule domine l’efficacité technique, c’est-à-dire l’adéquation des moyens à une fin prédéterminée. La logique sociale, au lieu de viser l’utilité vitale des communautés humaines, s’oriente de plus en plus exclusivement vers l’accumulation la plus efficace du profit pour le profit. Or cette logique tend à dominer non seulement le travail, mais progressivement, également, l’activité politique et mêmes les relations sociales dans leur ensemble.
Le mouvement socialiste s’était donné trois objectifs. Le premier consistait à redonner aux “travailleurs-citoyens” le contrôle des finalités de la production afin qu’ils puissent déterminer celles qui sont conformes ou non à l’utilité sociale. La seconde dimension consistait à remettre en cause la division sociale du travail, qui induisait un éclatement de l’agir humain en sphères d’activité aux logiques incommensurables. Ces objectifs du projet socialiste supposaient pour cela une remise en cause des inégalités sociales, qui étaient la condition de possibilité de l’existence de cette séparation des sphères d’activité.
- La construction sociale du travail et du loisir
Au lieu que ce soit les “travailleurs-citoyens” qui déterminent les activités socialement utiles, ce sont les systèmes étatique, capitaliste ou patriarcal, qui vont déterminer ce qui constitue ou non de telles activités, en fonction de leurs propres logiques. Chacun, en fonction de logiques propres liées soit à l’extraction de la plus-value, soit aux rapports de domination sociale, désignent comme travail ce qui est rémunéré et comme loisir ce qui ne l’est pas. Ainsi, des tâches qui semblent avoir pourtant une utilité sociale, comme l’éducation des enfants et les tâches ménagères, effectuées par les femmes, ne sont pas rémunérées. Tandis que des activités à l’utilité sociale plus que problématique, comme la production d’armes, peuvent être considérées comme du travail. Le passage de statut d’activité de loisir à celui d’activité rémunérée permet un plus grand contrôle de ces activités du point de vue d’une rationalité instrumentale soit managériale, soit bureaucratique. A la RGPP (Révision générale des politiques publiques) correspond l’introduction de méthodes managériales dans des organisations dominées autrefois par la logique administrative bureaucratique.
La revendication par le mouvement syndical, et en particulier syndicaliste révolutionnaire, d’une réduction du temps de travail, correspond à l’exigence suivante. Celle de faire échapper le maximum de temps de la vie des travailleurs à la logique instrumentale du travail aliéné. La distinction entre repos, loisir et travail recouvre la distinction suivante: activité vitale individuelle non-utile socialement (1), activité de travail non-aliénée, activité de travail aliéné. De même, il s’agit d’éviter que des activités qui ne sont pas soumises à la rationalité instrumentale des systèmes étatiques et bureaucratiques ne le deviennent (2).
Néanmoins, même dans le cadre d’un travail qui ne serait pas aliéné, toutes les activités ne sont pas toutes également aussi riches de potentialités humaines. Les activités les plus humaines étant celles qui sont les plus créatives et donc les plus capables de développer l’intelligence individuelle et collective. Il est donc important de répartir les tâches de manière à ce que des personnes ne soient pas cantonnées dans celles qui sont les moins humaines. Il est également important que les individus puissent disposer d’un temps de repos étendu qui leur permette de réaliser des activités qui n’ont qu’une utilité vitale individuelle. L’activité sociale chargée de discuter et de décider collectivement des tâches, de leur répartition et de leur coordination, c’est cela qu’on appelle le politique.
Irène Pereira
(1) Le travail, comme nous l’avons dit, est une activité qui est définie à partir d’une utilité sociale. L’utilité individuelle véritable, en tant que tous les êtres humains sont des êtres sociaux, ne saurait aller contre l’utilité vitale collective. Cependant, il y a des activités qui peuvent être utiles du point de vue de l’activité vitale individuelle sans être ni opposées, ni utiles à l’activité vitale collective.
(2) Dans le texte d’une intervention orale, mise en ligne sur le site de la Revue Divergences (“Quelles revendications féministes sur la prostitution ?” http://divergences.be/spip.php?article2475), je me suis appuyée sur un texte de Marx, tiré du Capital (Livre III), pour distinguer entre une sphère du travail qui serait de l’ordre de la nécessité et une sphère du loisir qui serait désintéressée. Il faut néanmoins relativiser cette distinction, qui n’a en réalité de sens que dans une société où le travail est aliéné. Toute activité humaine est en réalité une activité qui a son impulsion dans un besoin vital et ce n’est que par illusion que nous pensons qu’il peut exister des activités désintéressées. Dans une société où le travail est aliéné, il est important effectivement d’éviter de faire passer des activités - telles que la sexualité (qui relève pour Marx du “repos” et non du “travail” au sens anthropologique) - sous le contrôle direct de la rationalité instrumentale du capitalisme - en en faisant des activités marchandes - ou de l’Etat. Ce qui est alors posé, c’est la question de la réduction du temps de travail et de la rémunération du temps de loisir et de repos par la ponction des profits faits par les entreprises capitalistes sous la forme d’un salaire socialisé. Il arrive néanmoins que des activités de travail - et non de repos - qui ne sont pas rémunérées, mais qui font l’objet de fait de contraintes instrumentales très fortes, puissent faire l’objet d’une revendication syndicale de rémunération, tel est le cas des heures supplémentaires non-payées. Ce qui explique qu’il puisse être stratégique dans ces cas là, non pas de revendiquer la sortie de la sphère de la rationalité instrumentale, mais la rémunération des ces activités.
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Trousset Guillaume (samedi, 23 avril 2011 11:50)
On pourra également se reporter à la différence entre travail et emploi notamment développée par Bernard Friot. L'emploi étant un travail valorisé par le capital, on peut se demander comment valoriser socialement le travail dans ses multiples formes (grâce justement, comme il est souligné dans le texte, à une approche politique et démocratique de celui-ci).
fouad abdelmoumen (lundi, 02 mai 2011 01:24)
L'idée de base dans cette article, et de repenser le concept de travail dans cette société ultra moderne.je pense qu'il faut développer le concept marxiste "aliénation ".quelle sens donner au travail qui n'assure a ceux qui l'exécutent que malheur et souffrance, et plus d'aliénation "plus en produit plus en est en danger de licenciement ,de délocalisation,de misère.A mon sens le travail dans ce monde actuel conçu par le monopole du capital financier a l'échelle planétaire est la négation du "travailleurs-citoyens" de "utilité sociale".il faut recalculer la valeur "travail " sous le signe "la balance" .